Dans le Laonnois, comme dans les diocèses voisins, l’histoire de la société et des pouvoirs, à l’orée du douzième siècle, s’éclaire d’un coup grâce à la vigueur nouvelle du monachisme. Alors apparaît en pleine clarté, après de véritables dark ages, la structure d’un pagus dont la zone centrale dépend directement de l’évêque et des églises de la cité (non sans comporter un certain nombre d’hommes du roi), tandis que les secteurs périphériques sont soumis à l’emprise des garnisons châtelaines de Pierrepont, Montaigu, Roucy, Guise, Soupir, enfin Coucy, La Fère et Marle. Il s’agit moins de deux systèmes rivaux que de deux aspects complémentaires du même système : les milites de la cité, cette forteresse, siègent aussi dans les châteaux majeurs ou si ce n’est eux, ce sont leurs frères et leurs cousins. Les querelles entre moines et chevaliers expriment la recherche d’un équilibre plus qu’une négation par les premiers de la légitimité du dominium châtelain.

2Celui-ci se définit clairement par l’exercice des droits régaliens caractéristiques : justice, direction de l’ost, contrôle des espaces publics que sont la route, la rivière, la friche. Le difficile est de reconstituer la genèse des seigneuries banales ainsi révélées au moment de leur maturité : y a-t-il eu, vers l’an mil, une brusque cassure de l’ordre politique ? Ce double dispositif par lequel l’aristocratie commande au pagus ne s’est-il pas plutôt élaboré progressivement ? Entre le dixième siècle (duquel datent selon toute apparence les châteaux majeurs) et les abords de l’an 1100, les structures laïques du Laonnois et du Soissonnais ont fonctionné sans guère utiliser l’écriture. Des origines des ressorts de Marle et de La Fère, nous ne savons presque rien ; de celles du ressort de Coucy, un peu plus d’éléments sont connus. Avant que les Sires de la grande lignée n’y entrent et ne s’y enracinent, on demeure pourtant dans une sorte de protohistoire.

I — LA TERRE, LE CHATEAU, LES MAITRES

En prenant donc comme témoin privilégié le ressort de Coucy, on peut seulement faire quelques recoupements avec les deux autres. Mais partout, les sources contribuent à nous donner la même image : d’une terre et d’un château organisés antérieurement à l’enracinement définitif des maîtres, les fameux « Sires de Coucy ».

Conjectures sur le haut Moyen Age

  • 2 AD Marne, Annexe de Reims, H 559 (original). Édition par : A. Dufour-Malbezin, Catalogue des actes

  • 3 Guibert de Nogent, De vita sua, édition G. Bourgin, Paris, 1907, pp. 101-107.

D’une façon ou d’une autre, on a conscience au début du douzième siècle que le château de Coucy, au moins en tant que centre d’un pouvoir autonome, n’a pas existé de toute éternité. En témoigne une charte de 1116 dans laquelle Enguerran, le vieux dominus qu’il est convenu d’appeler « premier », reconnaît la possession ancienne de Coucy par saint Rémi et s’oblige à un cens récognitif des droits qui en découlent pour l’abbaye rémoise. En témoigne aussi le récit, inséré par Guibert de Nogent-sous-Coucy dans son De vita sua, des origines de sa propre abbaye : il marque l’ancienneté du lieu de Nogent par rapport au château voisin et à son pouvoir concurrent, en omettant toutefois la référence à saint Rémi, sans doute gênante pour l’idée qu’il se fait de l’autonomie de son sanctuaire.

  • 4 Hincmar, Vita Sancti Remigii, édition B. Krusch, MGH, Ser. rer.merov. III, pp. 250-347, Hanovre, 1

  • 5 Les historiographes du neuvième siècle évoquent souvent les lieux porteurs de traditions orales :

5 Il y a donc des enjeux précis dans la conservation et la manipulation des mémoires ; mais pour nous, il y a une complémentarité intéressante entre la tradition orale du pays, dont se réclame Guibert, et les sources écrites conservées à Reims. Au premier rang de celles-ci figure à coup sûr la Vita Sancti Remigii écrite vers 880 par Hincmar et ses collaborateurs. Or elle cite le fameux « testament de saint Rémi » ; peu nous importe ici qu’il ait été reproduit, forgé ou interpolé par Hincmar, puisqu’il nous donne de la région une image antérieure au dixième siècle. Elle est un fisc royal que « Clovis » donne au saint avec ses deux chefs-lieux (capita), Leuilly et Coucy-laville, et qui passe ensuite à l’archevêché et à l’abbaye. Un passage narratif de la Vita nous fournit une origine légendaire de sa configuration, sans pour autant nous la détailler : le roi lui ayant donné ce dont il pourrait faire le tour en une journée de marche, le saint a miraculeusement parcouru beaucoup plus de distance que prévu — c’est là un motif de conte populaire — et chemin faisant, il a accompli des guérisons et confondu par des miracles ceux qui s’opposaient à lui — c’est là un récit de la victoire du christianisme sur le paganisme. Enfin, l’auteur du neuvième siècle propose des reliques concrètes de cet itinéraire, en signalant que des bornes le commémorent « encore aujourd’hui » ; mais aucun texte postérieur ne nous les signale.

  • 6 Pour l’étude des toponymes, nous empruntons les critères de R. Fossier, La terre et les hommes…, p (...)

  • 7 Cf. H. Platelle, Le temporel de l’abbaye de Saint-Amand des origines à 1348, Paris, 1968.

En utilisant le témoignage de la toponymie, même s’il appelle quelque prudence, on peut discerner quelque chose du peuplement du haut Moyen Age. L’habitat est surtout concentré dans la vallée de l’Ailette, au pied des versants sur des terrasses non inondables. Dans cette zone, les toponymes gallo-romains (Verneuil, Folembray, etc…) et ceux de l’époque « barbare » (Jumencourt, Landricourt) s’équilibrent à peu près. Les plateaux voisins sont rendus peu accessibles par les corniches taillées dans le calcaire dur. Celui du Nord, vers La Fère, est entièrement forestier, à peine éclairci par l’ermitage de Saint-Gobain (installé au septième siècle au milieu de bêtes farouches et d’hommes plus sauvages encore), et par la villa royale de Barisis, donnée par Charles le Chauve aux moines de Saint-Amand ; la pauvreté du sol n’a jamais permis sa mise en valeur (verreries mises à part). Le plateau méridional, vers Soissons, est en revanche d’une grande richesse, grâce aux placages limoneux. De fait, les villages portent des noms gallo-romains, ce qui atteste bien une occupation ancienne. Mais tous (Juvigny, Epagny, Nampcel, etc…) sont seulement sur le rebord du plateau, dominant les vallons qui l’entaillent ; et les fermes et hameaux intercalaires ont des noms médiévaux, signe d’une installation ou d’un remaniement postérieurs au onzième siècle (Bonnemaison, Valpriez, etc…).

  • 8 Guibert de Nogent, De Vita Sua, p. 102 : « Locus ille, de quo agimus, tunc temporis venationum fer

  • 9 Sur la vigne en Laonnois : cf. R. Doehaerd, Un paradoxe géographique : Laon, capitale du vin au XI

alors environné de forêts foisonnantes de gibier, et parcouru par le fleuve déjà nommé, l’Ailette, plus utile que considérable ; car il l’emporte sur les ondes plus célèbres par son abondance en poisson, et il est à peine renfermé, comme les autres fleuves, dans le creux de son lit, mais ses eaux se répandent et s’étalent en des sortes de viviers. Les versants des monts qui s’élèvent de chaque côté sont couverts de vigne ; le sol y convient à la fois à Liber et à Cérès, il est vanté comme glèbe génétrice de toutes les bonnes récoltes ; et la fécondité des prairies qui s’étendent de part et d’autre est mise en valeur par les agréments du ruisseau ». Seule donc l’agriculture de versant, sur des sols légers enrichis par la solifluction quaternaire, est durablement pratiquée ; l’exposition à l’abri des vents d’Ouest permet la vigne, dont c’est tout de même la limite septentrionale, et elle alterne avec la céréaliculture. Les deux autres domaines (fonds de vallée, et plateaux) permettent seulement de trouver les ressources complémentaires de la chasse, de la pêche et de la cueillette.

8La description de Guibert se situe dans le passé de cette autosuffisance de la vallée d’Ailette. Implicitement, elle suppose que, depuis, la forêt a reculé. Mais quand a commencé le mouvement ? Serait-ce à l’époque de la construction du château (922) sur la corniche du plateau et du dédoublement corrélatif (fréquent en France du Nord) entre Coucy-la-ville et Coucy-le-château ?

  • 10 Sur le rôle de Coucy comme paroisse-mère, cf. un épisode de la querelle des deux Hincmar, oncle de

Ce qui se rapporte au Mège d’avant les Sires — la terre citée par Guibert porte ce nom — ne peut faire ici l’objet que de conjectures. S’il faut se la représenter comme une « cellule de vie rurale » du type de celles que R. Fossier décrit pour la Picardie, c’est avec quelques nuances. Seule l’organisation religieuse nous en apparaît : Coucy est paroisse-mère pour Folembray, sur la rive droite de l’Ailette 10, au diocèse de Laon, et reste au douzième siècle doyenné. D’autre part, diverses routes traversent cette zone et de fréquentes chasses amènent les carolingiens dans ces contrées ; ils tiennent des plaids généraux à Quierzy, tandis que Trosly accueille des synodes de la province de Reims. Mais ne sont-ce pas là des courants de relations qui traversent la région plus qu’ils ne l’animent ?

  • 11 Cf. A. Demangeon, La Picardie et les régions voisines, Paris, 1905, notamment p. 4 et suivantes.

  • 12 Cf. la confirmation faite en 1120 par Barthélemy de Laon (BN latin 10121, fol. 1-v°) de la donatio

  • 13 Miracula Sancti Huberti, chapitre II (écrit à la fin du onzième siècle), no 21 ; AA. SS. novembre

A l’autre extrémité de la Seigneurie future, les abords de Marle sont moins bien connus. Le pays a un aspect et des aptitudes très différents : autour de Marle même, c’est la plaine de craie, peu fertile sauf là où les alluvions de la Serre ou du Vilpion enrichissent le sol ; mais, lorsqu’on se dirige vers Vervins, le paysage change rapidement, la craie montant sur les plateaux dans lesquels se creusent des vallées : aujourd’hui, on passe de la céréaliculture et de l’openfield à un semi-bocage herbager. Avant l’an mil, la zone marloise a pu connaître une certaine animation, de par les villages de la Serre (à noms gallo-romains) et de par ceux (Autremencourt, Berlancourt) qui ont entamé les interfluves à l’époque franque. En revanche, la zone vervinoise ne comprend que très peu de toponymes anciens (4), et les actes de l’abbaye de Bucilly en Thiérache pour le dixième siècle témoignent de l’énorme part du saltus par rapport à l’ager ; la mise en valeur de cette zone s’est faite principalement après l’an mil. Le nom même de Marle n’est attesté qu’au onzième siècle, dans un passage des Miracula Sancti Huberti (d’Ardennes), où un puissant, « Jobert du château de Marle », est guéri de la morsure d’un chien par l’intervention du saint thaumaturge.

  • 14 Ainsi le doyenné de Crécy s’étend-il jusqu’aux portes de Marle, englobant Marcy et coïncidant avec

Les divisions en doyennés ne peuvent guère attester aux douzième et treizième siècles une organisation ancienne, car elles reflètent des situations et comportent des enjeux très contemporains.

  • 15 Hermann de Tournai, dans le De miraculis beatae mariae laudunensis (PL 156, col. 991) cite la Tera

On ne voit pas quelle circonscription du haut Moyen Age peut préfigurer la châtellenie de Marle. Avec le même caractère de sauvagerie, cette région semble assez comparable à celle de Coucy. Dans les deux cas, il y a des témoignages d’occupation ancienne et la présence de limites traditionnelles des pagi. Mais si les vallées et vallons vivent en contact fréquent entre eux ou avec les cités, il n’y a pas de maîtrise totale de l’espace. Ce sont clairières au milieu des lambeaux du Silvacum, grande bande forestière qui jouxte l’Oise . Une recherche effectuée par les méthodes récentes de la Siedlungsgeschichte dirait sans doute la petitesse des noyaux de peuplement et des terroirs. Et si la « terre de Coucy » prend parfois consistance dans les sources, c’est qu’elle est d’église et que les clercs ont une certaine idée de l’espace sacralisé par le pouvoir des saints. Peut-être la réalité concrète d’une mise en valeur plus dense appuie-t-elle davantage cette « certaine idée » dans les zones centrales des pagi, mais ici nous sommes en marge, au royaume des guerriers-chasseurs.

Construction et mode de détention du premier château de Coucy (922-1116/7)

  • 16 Sur l’institution de la « fare », origine de ce toponyme, cf. L. Musset, Les invasions : les vagues

  • 17 Annales Vedastini, citation par les RHF 8, p. 92. En 958, la position qualifiée de municio, est éc

< C’est l’activité guerrière qui commande l’organisation des pouvoirs dans ces secteurs périphériques. La Fère , établie au carrefour de l’Oise avec la route Laon-Saint-Quentin, surveille les échanges et appartient au dispositif stratégique des évêques de Laon : c’est un castrum où vient mourir le roi Eudes en 898. 11 n’aura jamais la même fonction organisatrice d’une zone rurale que nous trouverons plus tard à Coucy et Marle : c’est une plaque-tournante plus que le centre d’une « cellule économique ».

  • 18 Flodoard, Historia Remensis Ecclesiae, Éd. J. Heller et G. Waitz, MGH. SS. 13, p 576 ; et Annales…

  • 19 958 : Flodoard, Annales, p. 145. 965 : Richer, Historia, p. 129. « Sub condicione servandae fideli

Il semble bien que la fortification réalisée à Coucy ait, elle aussi, des causes militaires extérieures à la vie locale. Sous Hincmar et ses successeurs, le patrimoine confondu de l’abbaye Saint-Rémi et de l’évêché était administré par l’archevêque : Hervé décide ainsi en 922 de fortifier Coucy, Mouzon et Épernay, qui forment trois postes stratégiques (ils sont disposés en un triangle dont Reims occupe le centre). Au cours des luttes du dixième siècle dont parlent Flodoard et Richer, Coucy change plusieurs fois de maître, mais demeure finalement aux Rémois. De tous ces épisodes, deux faits intéressants ressortent : la structure bipartite de la fortification (oppidum ou castrum désigne en 958 la ville prise par « irruption clandestine », tandis que l’arx ou turris résiste), et la fidélité de tous les gardiens successifs du château envers les grands (évêques ou comtes) dont ils sont les vassaux. Le dernier cité obtient la garde pour le compte des Rémois, « sous la condition de conserver sa fidélité » (965).

  • 20 De vita sua, pp. 101-102 : « A rusticis, ut ferunt, terrae hujus, valde superbis et ditibus, propt

  • 21 Sur l’incastellamento, cf. P. Toubert. Les structures du Latium médiéval, 2 vol., Rome, 1973. Le p 21"

  • 22 Les termes de conventio et convenientia figurent dans les documents de la France du Nord ; le modè

< Mais Flodoard, et même Richer, ont été peu lus dans les siècles suivants, et la mémoire locale dont se fait l’écho, dans le De vita sua, Guibert de Nogent retient que le château a été construit « à ce que l’on dit, par des campagnards de cette terre, tout à fait fiers et riches, à cause des incursions étrangères ». L’allusion aux invasions normandes est bien explicite. Cette tradition orale paraît fausse par confrontation aux textes : elle envisage une initiative locale au lieu du plan d’ensemble élaboré à Reims et désigne le péril païen, comme il arrive souvent, en lieu et place des guerres intestines entre chrétiens. L’époque envisagée est bien exacte toutefois (à quelques années près, la fin des raids normands) ; ce n’est certainement pas à une campagne postérieure d’aménagements que Guibert se réfère. Et à vrai dire, les « grands » chroniqueurs rémois ne font peut-être que privilégier la part de leur prélat dans une opération qui a pu être concertée avec les hommes du val d’Ailette, en réalité (si même Hervé n’a pas confisqué à son profit, en le parachevant, un travail déjà entamé). Disons donc que l’on peut prendre sur l’opération un double point de vue : celui de l’encadrement monarchique et clérical, qui laisse des traces écrites, mais dont on pressent, pour tout le haut Moyen Age, le caractère quelque peu épiphénoménal ; celui des sociétés locales, guerriers et paysans en cours de séparation sociale, qui ont eu une part importante (prépondérante ?) à cette sorte d’incastellamento et dont la solidarité d’hommes francs représente, avant le temps de la seigneurie banale, la vraie réalité. Si ses gardiens ont fait commendatio, le château de Coucy n’est pas pour autant un fief. Entre le fils de Thibaud et les moines de Saint-Rémi en 965, il faut imaginer un échange de garanties par serment, une sorte de convenientia, telle que la France du Nord la pratique, elle aussi : « fidélité des sires », limitée et souvent précaire, telle que la décrivent J.-P. Poly et E. Bournazel.

  • 23 On en trouve notamment dans les cartulaires de Saint-Père de Chartres et Notre-Dame de Paris ; cf.

  • 24 BN Picardie 267, fol. 147.

A un moment qui pourrait être 965 ou se situer entre cette date et 1079 (probablement avant le temps d’Aubry qui est attesté en 1059), les milites qui obtenaient Coucy ont demandé à le tenir sous un cens de 60 sous. La charte de 1116/7 le relate. Très vraisemblablement, il s’agit là d’une concession en « mainferme », ou à cens perpétuel, telles qu’on en rencontre dans les quelques cartulaires de France du Nord recélant des actes du dixième siècle : réformateur, le onzième siècle en a restreint ou interdit la pratique, car l’issue de ce type de contrats était généralement l’incorporation irréversible du bien baillé à cens dans le patrimoine du bénéficiaire. Au mieux, l’église parvient par une réaction difficile, qui appelle l’usage des sanctions ecclésiastiques, à se faire confirmer le cens : c’est bien ce qui se passe ici. Il y a d’ailleurs une frappante coïncidence de date avec une autre affaire, d’enjeu moins important, qui concerne en 1117 Enguerran Ier : son aïeul Hugues avait renoncé au bourg de Crépy-en-Valois en faveur de Saint-Arnoul, conservant cependant sa mansura sous cens annuel de trois sous pour lui et son héritier direct ; frustré, car il vient à la deuxième génération, Enguerran élève une réclamation : les moines ayant produit leur privilège, il est débouté par la justice ecclésiastique. C’est elle aussi sans doute qui prend à cœur la cause de saint Rémi.

  • 25 Sur ces seigneuries nées de l’avouerie : cf. J.-P. Poly et E. Bournazel, La mutation féodale…, p. 

  • 26 Dans B. Guérard, Polyptyque de l’abbaye Saint-Rémy de Reims, Paris, 1853, on ne trouve pas de ment

  • 27 Acte édité par Pécheur, Cartulaire de Tinselve, pp. 216-7.

De l’acte de 1116/7, on tire traditionnellement la conclusion que la seigneurie banale dans le ressort de Coucy est « née d’une avouerie », comme c’est le cas (ou comme on le dit) de certaines de ses homologues des vieilles terres carolingiennes. Or le texte ne porte pas du tout cela : situé dans la ligne des milites ses prédécesseurs, Enguerran (sire en 1079) interrompt le paiement du cens et usurpe les hommes de Saint-Rémi habitant le Mège ; au nom de l’avouerie, il les distribue à ses propres milites. Si le rédacteur insiste sur les hommes plutôt que sur les terres, c’est qu’il s’agit ici du droit à les justicier, à les protéger donc à les posséder, à s’approprier les taxes que leur appartenance à la familia les obligeait précédemment, même travaillant d’autres terres que celles de l’église, à lui acquitter. Les domaines conservés par Saint-Rémi en terre du Mège devaient être peu importants, ou inexistants : le polyptyque rédigé vers 980 ne signale aucun revenu domanial dans cette contrée. On appelle pourtant encore en 1131/47 « terre de Saint-Rémi » un ensemble foncier au « mont » de Leuilly, alors partagé entre des familles de milites dont la plupart sont pairs ou chevaliers du château de Coucy. Ce qui évoque évidemment une mainmise de ces « campagnards fiers et riches » qui forment la garnison châtelaine, et entre lesquels le dominus fait une répartition des biens « usurpés ».

  • 28 1174 : RHF 15, p. 928 (cf. infra, p. 108). 1195 : AM Reims H 1412, fol. 39 v°.

La réparation accomplie en 1116/7 par Enguerran comporte plusieurs aspects. En premier lieu, il verse le cens — auquel ses prédécesseurs tenteront à leur tour de se soustraire (1174) et seront à nouveau contraints de se résoudre (1195). Ce point touche la détention du château, mais les autres concernent le dominium qui en émane : un péage dont les moines sont exemptés, la mainmorte de leurs hommes qui leur est laissée, enfin l’avouerie que le Sire reprend toute entière dans sa main à la demande de l’église, sans l’inféoder, et qu’il exercera selon une norme classique (partage des profits de la justice, un tiers lui revenant contre deux tiers aux moines).

  • 29 De vita sua, pp. 106-107 : « Castelli autem ipsius sub florentissimis principibus dilatato longe l

Dire que la Seigneurie de Coucy a été « usurpée sur Saint-Rémi de Reims », c’est donc commettre une double erreur : parce que la question du « vrai constructeur » du château appelle une réponse ambivalente ; et parce qu’à l’évidence l’avouerie n’est pas la cause ou l’origine, mais un aspect, une conséquence, du pouvoir des milites qui tiennent Coucy. Guibert le dit bien : « sous de très florissants principes, le dominium châtelain s’étendit de long en large » ; belle phrase où l’on sent le prestige de ces maîtres qui prennent et donnent à pleines mains, et par laquelle on réalise que la seigneurie banale établit sa propre sphère de pouvoir, dont rien ne prouve a priori qu’elle coïncide avec l’ancienne terra. Il y a eu effet de rupture avec le haut Moyen Age.

Les premiers Sires de Coucy en présence du Capétien (1047-1095)

20Pour que nous soient montrées les structures d’encadrement laïques, il faut la volonté de résistance du monachisme, et l’intervention en sa faveur des évêques et/ou du roi. Le maître du château prétend justicier tous les hommes du Mège et d’au-delà et pose ainsi à Saint-Médard de Soissons, abbaye royale, les mêmes problèmes qu’à Saint-Rémi de Reims.

  • 30 AD Aisne H 477, fol. 126-7 (cartulaire du xiiie siècle). Publiant l’acte de 1066, M. Prou (Recueil

  • 31 Acte édité par M. Prou, pp. 80-82 (no 27).

A deux reprises au onzième siècle, la protection du Capétien limite les efforts de Robert et d’Aubry, prédécesseurs d’Enguerran, pour exercer des prérogatives régaliennes sur les hommes de Saint-Médard de Soissons. En 1047, une notice monastique nous apprend que Robert, qualifié de miles, réclamait « de nombreuses et injustes coutumes » ; il « tyrannisait » l’abbaye et il a fallu l’ordre du roi et la persuasion des nobles pour qu’il se laisse réduire à l’exercice d’une seule coutume : le tiers de l’amende légale dans les cas où l’abbé et les moines l’appellent pour leur faire justice. En 1066, c’est un diplôme royal qui nous rapporte le jugement rendu par une assemblée de même type contre Aubry : par « avouerie et coutume inique », celui-ci voulait véritablement « posséder » les terres de Saint-Médard, « c’est-à-dire » qu’il y réclamait partout le gîte, qu’il contraignait les « campagnards et habitants » à venir à sa justice à mi-chemin de son château, et qu’il conduisait à l’ost chevaux et cavaliers. A tout cela, il doit renoncer, et aussi à une prétention inouïe que n’avaient pas eue ses prédécesseurs : justicier les marchands flamands et ceux de quatre comtés picards qui traversent sa terre sous le conduit des moines. La nouveauté de cette prétention tient-elle à une intensification récente du trafic, ou à une prise en charge de la protection des marchands par Saint-Médard ? On ne sait. Mais il est certain que ces deux actes nous font sentir l’appesantissement progressif d’une domination nouvelle.

  • 32 L’effort du roi sur Saint-Médard, ainsi que les deux actes, sont signalés par G. Bourgin, La commu

Ils n’en témoignent pas moins d’une présence capétienne et leur datation précise est liée à l’histoire de cette vieille église qui entreprend à ce moment une restauration sous l’égide royale. Aucun des deux actes n’est isolé : après l’assemblée de 1047, Henri Ier reprend l’avouerie de Saint-Médard à Etienne « de Champagne » (1048) ; avant l’intervention de 1066, un jugement de Philippe Ier, fait par ses proceres (parmi lesquels, au second plan, figure Aubry de Coucy) et exécuté par sa main, adjuge à Saint-Médard les consuetudines que lui disputait le comte de Soissons Guillaume Busac : elles consistaient en des droits à justicier les dépendants de l’église, à recevoir leurs taxes et leur commendatio.

  • 33 La participation à l’ost de Cassel est signalée, près d’un siècle plus tard, par la Flandria gener

Par deux fois, ces rois dont on se plaît à décrire la faiblesse ont donc fait reculer la seigneurie banale ; au moins sur le parchemin. Il est vrai qu’ils sont ici comme dans leur principauté. Était-il d’ailleurs de l’intérêt capétien d’empêcher Aubry de prendre avec lui les equites du saint ? En 1072, on trouve à Cassel, aux côtés du roi, les Cocinenses, tandis que l’abbé Arnoul a refusé au roi l’aide de son contingent….

  • 34 AD Aisne H 325, fol. 220 (cartulaire-chronique de 1665).

  • 35 J.-F. Lemarignier, Le gouvernement royal…, p. 107.

4Au cœur même de la terre de sous-Coucy, on trouve aussi une affirmation de la présence royale. Il s’agit cette fois, non plus de rivalité du dominium châtelain avec le monachisme, mais de collaboration et d’échange de services. En 1059, à la demande d’Aubry de Coucy, qualifié (pour la première fois) de dominus castri, l’évêque Elinand de Laon émet un acte qui prévoit l’institution de l’ordre monastique à Nogent-sous-Coucy. Le Sire a obtenu du prélat la liberté de l’ecclesia vis-à-vis des coutumes épiscopales et la dote lui-même avec l’église voisine de Landricourt. C’est à lui et à ses successeurs qu’il reviendra de concéder l’abbatiat, à condition que ce soit gratuitement, et aussi d’exercer la charge d’avoué si l’on sollicite son intervention et au prix du tiers des amendes. Le roi Henri Ier donne sa laudatio et appose son sceau, comme il lui arrive à cette époque de le faire pour des actes qui ne portent pas sa propre suscription.

  • 36 De vita sua, p. 107 : « Ex procerum castelli muneribus crescente locello, cui tamen in donorura pr

L’établissement de ce sanctuaire a un rapport étroit avec la prospérité des principes du château. Agir comme le fait Aubry, c’est veiller à ce que la prière des moines attire sur les vivants et sur les morts là bénédiction du Ciel ; c’est un acte de bonne politique parce qu’il affirme aux yeux des hommes de la terre les relations étroites de la garnison châtelaine avec les saints et leur pouvoir. Guibert de Nogent reconnaît vers 1115 que la fortune de son église a dépendu étroitement de ce groupe : « ce petit sanctuaire s’accrut par les dons des proceres du château, mais c’étaient les domini qui l’emportaient par les dons, dans leur propre largesse et dans l’accord aux largesses des autres ». On sent bien l’émulation caractéristique des sociétés dans lesquelles le plus grand prestige s’obtient par une surenchère dans la libéralité. Liberalissimus : ainsi Guibert comme Barthélemy de Laon (dans un acte de 1120) qualifient-ils Enguerran Ier ; affirmation éclatante de ce que dans ces contrées, il est le plus fort. Jusqu’en 1132, tous les biens de Nogent sont dans le ressort de Coucy et il ne manque la mention des puissants du château que dans les actes sur des biens proprement ecclésiastiques.

LES SIRES DE COUCY AUX XIe ET XIIIe SIÈCLES
Les dates sont celles des attestations (première et dernière) de personnages, ou — pour les filles et gendres — des mariages

LES SIRES DE COUCY AUX XIe ET XIIIe SIÈCLESLes dates sont celles des attestations (première et dernière) de personnages, ou — pour les filles et gendres — des mariages

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  • 37 Vita sancti Godefridi, AA. SS., novembre III, pp. 911-2.

  • 38 Prou, p. 340 (no 134) : « Ejusdem castri, quod regio fisco attinet ».

  • 39 AD Aisne H 325, fol. 223 v°-224 v° : « Non sine dominorum dominarumque qui tunc temporis fuerunt f

Le roi intervient cependant en plusieurs occasions. Vers 1090, Enguerran Ier et Elinand de Laon s’entendent pour que l’abbatiat de Nogent revienne à Godefroi, issu de l’aristocratie locale et moine à Mont-Saint-Quentin. Ce faisant, ils assurent l’émancipation d’un monastère qui était cumulé avec Saint-Rémi de Reims et Homblières par l’abbé Henri, dont ils ont obtenu le retrait. Mais ils prennent soin de faire requérir de Philippe Ier les apices regiae majestatis : un précepte autorisant l’élection. Celui-ci est perdu, signalé seulement par la Vita Sancti Godefridi. En revanche, un diplôme royal de 1095 nous a été conservé : le roi y attribue les privilèges de l’église de Nogent à son père, qui l’a « rendue libre », et il autorise les dons des optimates, prélevés sur la dominicatura du château. Surtout, ce dernier est à cette occasion déclaré « appartenant au fisc royal ». Nous sommes bien en un temps où l’on ne perd jamais tout droit sur ce qu’on a un jour donné ; héritier du roi de la légende, Philippe Ier veut-il rappeler l’origine première de Coucy ? ou bien, a-t-il eu une occasion récente d’affirmer son autorité ? On ne sait. Mais Enguerran Ier se serait certainement bien passé de ce diplôme : c’est le châtelain de Coucy, Renaud Ier qui l’a demandé, et le Sire ne fait que souscrire en tant que miles. Les évêques de Laon ne tiennent guère plus à la présence royale : s’efforçant en 1120 de restaurer les privilèges perdus du monastère, Barthélemy attribue la fondation à son prédécesseur Elinand, et mentionne l’accord des « dames et sires de ce temps » — Mathilde, Ade, Aubry, Enguerran. Il en reste donc à l’évocation des prélats et paroissiens du diocèse.

  • 40 De vita sua, p. 100-5 (sur le sceau, cf. pp. 99-100, note 4).

Il n’y a donc pas de fondateur « objectif » de Nogent-sous-Coucy ; se faire reconnaître cette qualité est un enjeu. Entre Sire et évêque, une complémentarité est concevable ; ils paraissent d’accord pour tenir compte du droit royal vers 1090, pour l’occulter trente ans plus tard. Quant aux intéressés, les moines, l’idéal pour eux serait de ne dépendre d’aucun fondateur. Ainsi Guibert s’efforce-t-il au livre deuxième de son De vita sua d’établir l’antiquité de son monastère, le rattachant notamment à un « quatrième roi mage », le légendaire Quilius qui figure plus tard sur le sceau abbatial. C’est toute l’ambiguïté de la position du monachisme : solidaire de la seigneurie banale comme le note Guibert, mais aussi attaché à des valeurs d’un autre ordre, l’ancienneté du culte et l’humanitas culturelle et morale qui permet de juger et condamner la férocité et la débauche d’un Thomas de Marle, en des développements narratifs qui apportent un complément, sinon une contradiction, à l’image imposée par les chartes.

28Il faut se résoudre, en définitive, à ne pas connaître le moment d’origine de la seigneurie banale (en a-t-elle un autre que la construction du château ?), à n’entrevoir sa genèse qu’à travers des épisodes déjà tardifs. La situation du onzième siècle appelle trois remarques :

  • 41 J.-P. Poly et E. Bournazel marquent bien (La mutation féodale…, p. 124) le développement de la not

  • 42 Sur l’ost de Cassel, cf. note 33. Aubry souscrit des actes de Philippe Ier entre 1066 et 1079 (Pro

1) S’agissant des droits du roi sur le château de Coucy, « tenir au fisc » se peut transposer en « tenir au fief », à condition d’envisager un chevauchement de possession avec le Sire plutôt que le concept classique et territorial de mouvance féodale. Politiquement, Coucy est bien de l’espace capétien : ses gardiens ont lâché Henri Ier au début de son règne, lors de la révolte fomentée par Constance (1033), mais tout rentre ensuite dans l’ordre et la fidélité d’Aubry de Coucy se discerne par la participation à l’ost malheureux de Cassel (1072) comme par les souscriptions dans l’entourage royal 42. Cette intégration effective évoque encore très nettement le système politique du haut Moyen Age, en son niveau supérieur.

  • 43 Elles ont été étudiées par J.-F. Lemarignier, La dislocation du pagus et le problème des consuetud

  • 44 AA. SS. février I, p. 905.

  • 45 BN Moreau 23 foi. 39.

La garnison châtelaine étend son pouvoir en exigeant des consuetudines, dont le caractère et la portée sont tout à fait clairs 43. D’une part, ce sont des droits de gîte, des freda revenant au justicier, des taxes de remplacement pour ost, chevauchée ou plaid général : redevances habituellement dévolues au roi ou à son agent, elles justifient l’appellation d’oppidanus seu judex donnée par l’Historia miraculorum sancti Amandi, vers 1066 44, à ce maître de Coucy (Sire ou châtelain ?) qui s’en prend à une familia monastique (l’intégrant en fait dans un groupe homogène de sujets). D’autre part, c’est une taxe rétribuant une protection assurée et/ou imposée aux hommes du plat pays par les milites castri : ainsi du sauvement exigé entre 1030 et 1043 des commanentes de la villa de Quessy. La notice qui nous le fait connaître, et que date l’abbatiat de Galeran à Homblières 45 est le plus ancien texte (et le seul du onzième siècle) pour le ressort de La Fère. L’abbé a voulu, sans doute parce que son église avait aussi des droits sur les hommes du lieu, « alléger le poids de cette coutume » due à Ulric, miles de castro de La Fère, qui la tenait d’Anselme, princeps castri. Il obtient que le versement en soit fait au château, et non à Laon (d’où économie de la peine du déplacement). Ce bien avait précédemment été au comte Otton de Vermandois : il ne s’agit donc pas d’une charge inédite apparue au temps des châteaux. Depuis Laon ou Saint-Quentin tour à tour, les grands commandaient, protégeaient et rançonnaient, sinon vraiment de loin, du moins d’une trentaine de kilomètres. Et on peut entrevoir ici une pression paysanne qui les amène à envisager un encadrement plus serré, une première déconcentration qui précède celle que nous envisagerons plus loin pour le douzième siècle.

  • 46 Coutumes établies par le comte Bouchard à Vendôme, éditées par Ch. Bourel de La Roncière, en appen

Les consuetudines ne sont donc nullement « domaniales », mais toutes régaliennes : cette manière de réclamer « sauvement » ou, comme on dirait ailleurs, « commendise » appartient aussi bien à des rois qu’à des comtes. Un système que l’on pratique par exemple à Vendôme avant 1007 permet d’affecter les versements des diverses villae aux tours de garde successifs des milites castri (ou civitatis). Il s’applique tout aussi bien aux châteaux qu’aux cités.

  • 47 Actes cités par J. Depoin, Les comtes de Beaumont-sur-Oise…, p. 25. Cet auteur cite aussi, sans en

  • 48 1059 : AD Aisne H 325, foi. 20 ; 1120 : ib., fol. 223 v°-224 v .

  • 49 Ed. d’Achery, p. 786.

Aubry paraît comme miles, signalé par son seul prénom, dans l’entourage de l’évêque de Laon, Gibuin (1047 et 1055), et comme « de Coucy » dans celui de l’évêque Baudouin de Noyon (1058). Les maîtres de Coucy sont au onzième siècle hommes et chasés d’un ou plusieurs évêques. Mais ce profil, premier dans la chronologie, n’est-il pas le prolongement normal d’une puissance à la terre, qui les impose comme milites éminents dans les cours épiscopales ? Car très vite, consacrant son pouvoir local en zone périphérique, la qualité de dominus castri est reconnue à Aubry pour Coucy, dans l’acte d’Elinand de Laon (1059) ou, rétrospectivement, dans celui de Barthélemy (1120). La Chronique de Saint-Médard de Soissons, quant à elle, parle pour 1047 de Roberti militis, domini de Couciaco. Encore que les premières, à tout moment, donnent plus difficilement du dominus (Enguerran est cité comme miles dans le diplôme royal de 1095), sources diplomatiques et sources narratives s’accordent d’emblée sur ce titre nouveau et promis à un certain avenir : Sire de Coucy.

  • 50 Note à l’Anonyme du Bec : « Comitis (ut aiunt) ambianensis seu castri Cociaci » (Les comtes de Bea

  • 51 AD Aisne H 325, fol. 120-v°.

Pourquoi cependant le maître de la place ne serait-il pas comte, à l’instar de ceux de Roucy ou de Beaumont-sur-Oise, et conformément à la logique de sa fonction ? Trois sources lui donnent ce titre. Une note marginale à l’Anonyme du Bec qualifie Enguerran Ier de « comte, à ce que l’on dit, d’Amiens ou du château de Coucy ». Puis, parlant de l’abbatiat de Godefroi à Nogent, la Vita sancti Godefridi, composée à Soissons en 1138 par le moine Nicolas de Saint-Crépin, le montre en rapport avec le comes castelli (le Sire) et le vicecomes (son châtelain). Le flamand Gautier de Thérouanne appelle Thomas « comte de Coucy » à propos de l’année 1127. Mais ces deux auteurs, très contemporains l’un de l’autre, restent isolés. Côté châtelains, une source diplomatique vient témoigner : un acte de 1107 donne à Adeline, épouse de Guy Ier, le titre de vicecomitissa.

  • 52 A Beaumont, la percée du titre réussit parce qu’elle s’appuie en fait sur l’ancien pagus de Chambl

La tendance des seigneuries banales à se constituer en nouveaux comtés, parfois victorieuse, est souvent aussi (comme à Breteuil-en-Beauvaisis) éphémère, parce qu’il n’est pas si facile de créer des titres sans précédent. L’ordre ancien sait aussi se défendre. Quant au titre vicomtal des châtelains, il a peut-être un soubassement plus solide, mais il disparaît aussi.

Une réalisation du onzième siècle : la réunion des trois châteaux

35A défaut d’une érection durable et vraiment institutionnelle de Coucy en comté, les premiers Sires ont réussi un regroupement nouveau : celui de Coucy, La Fère et Marle. La manière dont ces châteaux ont été réunis en une seule main est difficile à percevoir. En même temps qu’elle, c’est l’origine même de la lignée des Sires classiques qui est ici en question. [Cf. tableau, p. 56-57].

  • 53 Cette date est à peu près certaine : elle est donnée par la fin des souscriptions d’« Aubry de Cou

  • 54 Anonyme du Bec, Historia translationis sancte Honorine, fragment cité dans AA. SS., février III, p

  • 55 Le lignage est étudié par J. Depoin, Les comtes de Beaumont-sur-Oise…

Leur ancêtre Enguerran de Boves entre dans la place par effraction en 1079 C’est un habitué des coups de mains et des guetapens. On sait par exemple par l’Anonyme du Bec que lui-même un jour, chargé de chaînes par ses ennemis, a été délivré par l’intervention de Dieu et de Sainte-Honorine ; à titre de témoignage, il ramène sa chaîne au prieuré de Conflans et l’auteur lui prête un récit de son aventure à la première personne. Il donne enfin à cette église un serf chargé de visiter le sanctuaire à sa place en y apportant des offrandes : « parce qu’il déplorait de ne pouvoir assez souvent venir à Conflans, vu la multitude de ses ennemis »54. Les ennemis dont il est question ici ne sont-ils pas précisément le fondateur du prieuré, Ives comte de Beaumont-sur-Oise, et son lignage, auquel appartient Aubry de Coucy 55 ?

37Parce que des seigneurs rivaux entre eux sont les bienfaiteurs des mêmes églises, les narrations des clercs et des moines évitent de désigner explicitement ensemble les deux protagonistes d’un conflit. Mais elles laissent entrevoir ici qu’une lutte à fréquents rebondissements oppose deux groupes, en impliquant des liens de parenté et des liens spirituels tissés sur une vaste région : une de ces luttes que les chansons de gestes se plaisent à développer au registre de la grandeur épique.

38A Coucy, ce n’est pas une sainte qui est venue en aide à Engerran. Le « coup » préparé par Ade a pourtant été éventé par l’évêque de Soissons, doté de la prescience des événements futurs. La Vita sancti Arnulfi raconte comment celui-ci prévient Ermengarde, l’épouse d’un noble homme et la sœur d’Aubry de la menace qui pèse :

  • 56 Hariulf d’Aldenburg, Vita sancti Arnulfi, AA. SS. août II, p. 240 : « Albricus frater ejus Codicia

« Son frère Aubry, sire de Coucy, est trahi de telle sorte par le conseil de son épouse, que demain il sera capturé sur sa couche par ses ennemis ; on l’appréhendera, on l’enlèvera, on l’enchaînera, on le soumettra à des tortures et on le pressera de se racheter ; au rachat de sa vie moribonde il dépensera ses trésors, mais il ne reverra ni ne récupérera son château »56.

  • 57 De vita sua, p. 160, note 5, et pour le dicitur, p. 177-8. La réserve est reprise par Suger, vita

Pourtant, malgré l’avertissement de sa sœur, Aubry garde confiance dans sa femme et refuse de fortifier spécialement sa tour et son château : ainsi s’accomplit la prophétie du saint. Comme au dixième siècle, c’est par ruse que Coucy est pris. C’est d’ailleurs beaucoup dire que d’évoquer un siège possible, car à quoi bon se remparer quand l’ennemi(e) est dans la place ? A proprement parler, il n’y a pas eu de coup de mains, ni d’effraction. La vraie maîtresse des lieux, Ade, a seulement décidé de changer d’homme. C’est par elle que l’héritage arrive et — à peine — le scandale. Guibert de Nogent se contente, à propos de ce que G. Bourgin rend en note par « mœurs déplorables », d’une malicieuse mise en cause de la paternité d’Enguerran lui-même vis-à-vis de Thomas, son fils ut dicitur57 ; notation issue des rumeurs de la maisonnée, et qui pourrait bien n’être pas sans fondement.

  • 58 1050 : BN Baluze 39, p. 171. Genealogiae Fusniacenses, édition J. Heller, 1881 MGH. 13, p. 253.

  • 59 1113 : BN N.A.L. 1927, fol. 339 (cartulaire de Saint-Vincent de Laon). Erlon étant à mi-chemin de

  • 60 AN T 191, pp. 177-180.

Se donnant comme épouse à Enguerran « de Boves », Ade lui apporte, en même temps que Coucy, Marle. Son père Létaud, frère d’Ebles Ier de Roucy, en était le dominus au moins jusqu’en 1050, donc à l’époque où Robert tenait Coucy. Au milieu du douzième siècle, dans les Genealogiae Fusniacenses, on s’est représenté Marle comme le vrai berceau de la lignée58. Elle n’y avait pourtant pas de droits entiers ou incontestés : en 1113 en effet, dans une donation où Enguerran intervient comme « de La Fère » pour abandonner la moitié de la villa d’Erlon, l’autre moitié (celle qui paraît relever de Marle) est cédée par Thomas son fils putatif, déjà pourvu de la place, en même temps que par Hugues de Rethel accompagné de sa femme et de ses fils 59. C’est là autre chose qu’une laudatio parentum apportée au don d’un cousin ; c’est en temps qu’héritier d’Ivette de Rethel, sœur de Létaud de Marle, que le comte Hugues a un droit sur le château, concurrençant ou chevauchant celui de Thomas. Mais est-ce lui ou son homonyme le comte Hugues le Maine de Vermandois qu’un acte de 1137 remémore comme ayant été le prédécesseur d’Enguerran et de Thomas à Marle ? Qui sait quels aléas se cachent derrière cette présence et cette allusion ?

  • 61 Enguerran est appelé princeps de La Fère par Hermann, col. 1012. 1030/43 : BN Moreau 23, fol. 39.

Les destinées de La Fère au onzième siècle ne sont pas mieux documentées. Demeurée à l’évêché de Laon au terme de ce dixième siècle fertile en passes d’armes et en rebondissements que nous content Flodoard et Richer, la place est incontestablement celle qui fait des Sires de Coucy jusqu’en 1185 des chasés de l’église de Laon. La détention de ce château donne droit au titre de princeps, non à celui de dominus, tant pour Enguerran Ier que pour l’Anselme de 1030/1043 qui, se faisant apporter dans la cité le sauvement, y était sans doute miles épiscopal. La présence de « Robert de La Fère » en 1059, à la fondation de Nogent, dans l’entourage d’Aubry de Coucy est peut-être un indice d’une réunion déjà réalisée entre les deux châteaux : Robert n’est-il pas un castellanus ou miles, homme d’Aubry ? A coup sûr, la place de La Fère a été obtenue par Enguerran de Boves avant l’élection au siège épiscopal de Laon de son cousin et homonyme, survenue en 1098 ou 1099 (alors que l’intéressé était archidiacre de Soissons) : on l’a dit, un acte de 1113 rappelle un don consenti du temps d’Elinand par « Enguerran de La Fère », en même temps que par Hugues de Rethel, en tant que seigneurs féodaux. Et Thomas de Marle est d’abord apparu comme originaire de ce château, puisqu’il est souvent désigné « de La Fère » par les historiens de la Première Croisade.

42Nous ne savons pas si Ade, lorsqu’elle introduisit Enguerran à Coucy vers 1079, lui apporta aussi « le surplus » : Marle et La Fère ; ou si elle avait besoin de lui pour y affirmer des droits. L’histoire de la réunion des trois châteaux ne peut donc s’écrire qu’en pointillés. Il y a plusieurs chaînons manquants ; sans doute la part de cette Mathilde qui paraît en 1059 comme mère d’Ade et que l’acte de 1120 remémore comme domina a-t-elle été importante.

  • 62 Cf. infra, p. 331.

  • 63 La Conquête de Jérusalem, éd. C. Hippeau, Paris, 1868, p. 169 (chant V, vers 4234-5) :
    « Li quens H

Les trois châteaux ont donc été réunis entre 1047 et 1095. Au début du douzième siècle, chacun d’entre eux demeure soumis aux droits supérieurs de puissances extérieures. A Coucy, ceux du roi et, reconnus par un cens de soixante sous (fort peu par rapport aux cent-quarante livres annuelles que représentera en 1197 le versement des hommes62) de Saint-Rémi de Reims. A La Fère, ceux de l’évêque de Laon, les plus proches et les plus forts. A Marle, ceux du comte Hugues de Vermandois, de qui Thomas tient la place « en baillie », selon la Conquête de Jérusalem63. On mesure l’hétérogénéité de la terre des Sires de Coucy à leurs débuts. Mais il ne faut pas majorer la portée de ces sortes d’hypothèques : il y a à Marle et à Coucy une forte apparence d’allodialité au douzième siècle ; seule La Fère a un caractère marqué de chasement épiscopal.

44Important, le regroupement n’a enfin pas été conçu comme une fin en lui-même, mais mis par Enguerran Ier au service de plus vastes desseins.

Les desseins d’Enguerran Ier

  • 64 La formation du comté de Champagne, Nancy, 1977, p. 278.

  • 65 L’acte de 1068 est de l’évêque Elinand : édition H. Poupardin, dans les Mémoires de la société de

  • 66 J. Depoin a émis cette idée dans un article pionnier sur Les relations de famille au Moyen Age. Re

Derrière les coups de main du onzième siècle, il faut souvent voir, comme le remarque M. Bur, « l’obscure revendication d’un droit héréditaire » 64. Celui d’Enguerran de Boves en Laonnois n’est guère apparent ; comme Aubry de Beaumont, il s’y est implanté par un beau mariage. On ne peut tirer grand argument d’un acte de 1147 où Enguerran II évoque le don d’une part de Saint-Gobain par Isembard de La Fère, chanoine de Laon mort peu avant 1068, et qu’il appelle son cognatus 65 : comme le terme désigne sans doute un cousinage patrilatéral et non matrilatéral (selon J. Depoin)66, il faut que la parenté passe par Thomas ; mais au-dessus, ne peut-elle tout aussi bien venir d’Ade que d’Enguerran ?

  • 67 Le comte Angilram paraît entre autres en 868 dans un plaid royal (J. Tardif, Monuments historiques

  • 68 L’étymologie du prénom est suggérée par M.-Th. Morlet, Etude d’anthroponymie picarde, Paris, 1967,

La recherche des origines d’Enguerran Ier devrait, pour éclairer son action en Laonnois, mettre en valeur non seulement son ascendance masculine, mais aussi et surtout sa place dans un groupe de parenté plus vaste, manifestement de haute aristocratie. Le prénom qu’il porte est celui d’un comte du neuvième siècle, puissant entre Amiens et la Flandre, d’un comte de Beauvais cité en 923, lié à Raoul comte d’Amiens et comme lui « fidèle » du grand Herbert de Vermandois, enfin d’un évêque de Laon mort en 936 67. Enguerran Ier marche donc sur les traces de quelques homonymes 68. Une recherche prosopographique plus précise et menée à l’échelle de la Picardie tout entière serait nécessaire pour savoir, si c’est possible, comment il se rattache à eux.

  • 69 De vita sua, p. 132-3 : « Plurima sibi consanguinitate affinis ».

  • 70 Cf. infra, p. 137.

Relevons seulement cette « consanguinité plurilatérale » qui lie notre homme au second évêque Enguerran de Laon (1097/8-1104), indiquée par Guibert de Nogent69. L’attention des textes à l’axe horizontal des relations de parenté plutôt qu’à leur axe vertical est bien caractéristique du haut Moyen Age70.

48Les systèmes qu’il nous faut examiner concernant les origines d’Enguerran sont ceux de J. Depoin (1915) et de J. Tardif (1918) :

  1. Le premier étudie les Boves en rapport avec les comtes de Beaumont-sur-Oise et le prieuré de Conflans. Pour lui, « c’est comme vassal d’Aubry de Coucy qu’Enguerran avait appris la renommée de sainte Honorine ». Vassalité imaginaire : elle repose sur l’idée qu’Enguerran doit être le fils de Robert de La Fère (cité en 1059), que Depoin confond avec Robert, miles en 1069 et fils de Dreux de Boves. Ce Robert est en réalité frère d’Enguerran, dont l’absence à l’acte de 1069 tient au hasard et qu’un acte de 1117 désigne très explicitement comme fils de Dreux de Boves et petit-fils d’Hugues 71. Pour la sainte comme pour la femme, Boves et Beaumont sont rivaux. Et il faut se résoudre à n’apercevoir l’origine exacte des droits d’Enguerran ni sur Coucy ni sur Amiens. Porté après 1085, le titre comtal de cette cité n’y donne à Enguerran qu’un pouvoir limité par celui de l’évêque — fût-il, comme Godefroi après 1104, l’ancien abbé de Nogent-sous-Coucy. Depoin veut qu’Enguerran doive cet honor comtal à ses ancêtres paternels, mais cette nouvelle hypothèse de sa part ne sous-estime-t-elle pas les possibilités d’hypergamie pour un Dreux de Boves qui était miles des comtes d’Amiens ? J. Tardif, lui, pense à d’« anciennes alliances » ou à une simple usurpation 72 .

  2. J. Tardif commet cependant, à propos de Coucy, une erreur : celle de mettre en parallèle la « maison de Coucy » avec les « vicomtes héréditaire de ce fief » 73. Le lien dit-il, est impossible à établir clairement. Certes. Mais il importe de toutes façons de ne comparer que ce qui est comparable : les vicomtes et les châtelains, et d’autre part de ne pas parler d’hérédité lorsqu’elle n’est pas démontrable ni de « fief » lorsqu’il n’y a que le précédent d’une commendatio accomplie en 965.

  • 74 1138 : BN Picardie 291, no 13. Le « Guy, fils d’Aubry » est également témoin en 1121, parmi les ch

  • 75 Cité par J. Tardif (Le procès…, p. 9, note 2), d’après le fac-similé de 1783 (I, fol. 329 v°),

Selon Tardif, quoique bouté hors de Coucy en 1079, Aubry laisse sur place des descendants prêts à revendiquer leur héritage usurpé : ne retrouve-t-on pas en 1191, pendant la minorité d’Enguerran III, un Renaud qui se dit Sire légitime de Coucy, rappelant les droits des « anciens possesseurs » ? En se reportant à notre appendice I.4, le lecteur trouvera de quoi démentir cette vision un peu trop romantique… Plus troublante serait la présence, non relevée par Tardif, d’un Guy, fils d’Aubry parmi les pares de 1138 — s’il ne s’agissait là seulement du tout-venant des chevaliers de châteaux 74 En réalité, Aubry a tout à fait changé d’horizon après le « coup de Coucy » : c’est Guillaume le Conquérant qui se l’est attaché, comme le prouve la mention au Domesday Book d’une « terre d’Aubry de Coucy » dans le comté d’York 75.

  • 76 Cf. P. Feuchère, Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine : la pri

  • 77 BN Picardie 267, fol. 147.

  • 78 De vita sua, p. 137 : « Sua apud eundem regem interpellatione crearat ».

La double mainmise d’Enguerran de Boves sur Amiens, comté en déclin, et sur Coucy, comté en puissance, s’est donc effectuée dans des conditions fort obscures pour nous. Est-il cependant interdit de mettre en rapport cette esquisse de puissance nouvelle avec l’occasion offerte par la mort de Raoul, comte d’Amiens-Valois-Vexin, et la retraite de son fils Simon, dit de Crépy (-en-Valois ?) Elles ont provoquém3TJ5cUrdpVbxyw#ftn76"> un craquement politique majeur au Nord de la Seine Cela soulage le Capétien, comme l’a montré P. Feuchère ; mais cela profite aussi à d’autres. Devenu comte d’Amiens, Enguerran est signalé épisodiquement dans les deux autres pagi de son prédécesseur Raoul : en Vexin, par ses liens avec Sainte-Honorine de Conflans ; en Valois, par son attachement à la mansura de Crépy 77. Mais ce ne sont là que de petites touches, qui laissent le Sire de Boves très en retrait par rapport au défunt Raoul. Un fait assez neuf est en revanche sa translation vers l’Est, dans ce Laonnois dont trois châteaux tombent entre ses mains, avant qu’il ne parvienne à « créer » comme évêque de Laon, selon les propres termes de Guibert de Nogent, son cousin et homonyme, par un appel au roi 78.

  • 79 De vita sua, p. 134-6.

  • 80 Sur ces problèmes de mariage et de sexualité vers l’an 1100, cf. G. Duby, Le chevalier, la femme e

Cette opération est réussie grâce à un retour prématuré de la Croisade (1098 ou 1099). La même conjoncture est exploitée pour mettre la main, Ade étant morte, sur une nouvelle femme à château, et toujours plus à l’Est : Sibylle, héritière du comté de Porcien et femme du comte de Namur, que ses qualités de croisé persévérant et de cousin d’Enguerran auraient dû préserver d’un tel coup 79. C’est le temps des rapts, dira-t-on, mais ici la victime est mieux que consentante, provocante ; comme Ade quelques années auparavant, cette femme invectivée par le prêtre exerce un ascendant effectif sur le chevalier : parce qu’elle transmet des prétentions bien sûr, mais aussi parce qu’elle se joue des hommes qui gravitent autour d’elle, choisissant parmi eux ses amants, enfin parce qu’elle a le verbe mordant et incisif. Dans cette société qui pratique le rapt et l’hypergamie masculine, voilà de belles figures de pouvoir féminin, aisément compréhensibles au fond dans le cadre d’un rapport de domination par nature ambigu 80.

  • 81 Comme l’indique Guibert, p. 135, elle était fille du second lit de Roger, comte de Porcien, et d’u

  • 82 De vita sua, p. 137 : « Suum hominem contraxit ad osculum ». Guibert, qui ne décrit aucun rituel d

Lorsque revient le comte lésé, la guerre éclate entre Godefroi de Namur et Enguerran. Ce dernier garde la femme, perdant le Porcien sur lequel les droits de Sibylle étaient en réalité contestés 81. Avec elle, il brave l’anathème des conciles. Il est vrai qu’Enguerran l’évêque l’absout furtivement ; et à quelque temps de là, ce prélat connaît une cruelle agonie, marquée par l’insania, et son dernier geste conscient est d’attirer à lui le Sire pour l’embrasser comme « son homme » — rituel créant au vrai plutôt l’impression d’égalité entre le seigneur évêque et celui dont il est, à la lettre, la créature et qui demeure son plus proche ami, avec un certain ascendant sur lui 82. D’autre part — et n’était-ce pas fatal ? — ce remariage duquel est issue une fille provoque de fortes tensions avec Thomas, entré en possession de Marle à son retour (glorieux) de l’expédition de Jérusalem. Ce personnage mérite une plus ample analyse. Mais il importe auparavant de conclure sur la période dynamique de la vie de son père.

53Incontestablement, Enguerran Ier s’est voulu plus qu’un Sire. Ce serait toutefois forcer les choses que de voir en lui un aspirant à la principauté territoriale. On discerne bien chez lui une logique des héritages revendiqués et une expansion selon un axe transversal (Ouest-Est), dans la direction où se rencontre la plus faible résistance. On sent qu’issu du groupe aristocratique vermandisien, il développe une emprise aux périphéries du grand Vermandois d’Herbert Ier, et finalement menace de prendre en tenailles le domaine imparti à Hugues le Maine, frère du roi. Mais il ne faut pas surdéterminer ces constatations et formuler à sa place un grand dessein de réalisation manifestement impossible. L’aristocratie de la fin du onzième siècle pouvait répartir ses efforts sur des lieux assez dispersés, sans mettre en péril sa domination sur des hommes encore (mais de moins en moins) clairsemés. Avec du « sens pratique » et la baraka qu’entretiennent les dons aux églises, Enguerran sait occuper une place notable dans le jeu politique, mais plus souvent en zone intersticielle qu’au cœur des pagi. Rien de plus.

II — LE « CAS » THOMAS DE MARLE (1100-1130)

  • 83 Ainsi, cette laconique mention de la Chronique de Saint-Médard de Soissons (éd. citée de d’Achery,

  • 84 F. de L’Alouëte, Traité des nobles…, Paris, 1577, J.-F.-L. Devisme, Histoire de la ville de Laon,

  • 85 J. Chaurand, Thomas de Marle, sire de Coucy, Marle, 1963.

Considéré comme le type même du « tyran » féodal, et exposé en tant que tel au pilori de l’Histoire par Suger et l’historiographie de Saint-Denis, Thomas de Marle a laissé de toute évidence une impression de terreur sur le pays 83. Mais depuis F. de L’Alouëte, plusieurs historiens ont tenté sa réhabilitation : en montrant, comme J.F.L. Devisme après L’Alouëte lui-même, la partialité des églises et en opposant les aumônes relatées par les chartes à toutes les sources narratives 84 ; ou encore, comme l’a fait récemment J. Chaurand, en cherchant dans l’hostilité à la royauté le trait commun à ses entreprises 85. Dans la première explication, c’est une distorsion entre type de sources qui est invoquée, et nous examinerons plus loin le sens des donations ; avec la seconde en revanche, c’est le problème de fond qui est posé : la royauté n’a-t-elle pas voulu mettre au pas une puissance trop forte, aux lisières de sa zone d’influence directe ?

55Les deux sources majeures, Suger et Guibert, méritent une lecture approfondie, qui suppose que l’on prenne garde tant à leur vocabulaire précis (mieux compréhensible aujourd’hui grâce à des recherches récentes) qu’à ce qu’ils ne disent pas (en particulier tout l’élément féodal, véritable « obstacle épistémologique » pour les médiévistes d’autrefois). Il faut d’autre part les confronter à tous les éléments du dossier que l’histoire des Coucy nous présente.

Guerres seigneuriales

56Un mot d’abord sur la chronologie de la vie de Thomas. Fait exceptionnel, pour sa date de naissance (qui n’est évidemment pas connue directement), une année s’impose presque sans discussion : 1080. Enguerran Ier prend Coucy et Ade en 1079, et il faut bien que Thomas ait quinze ans pour partir en Croisade à l’avant-garde, en 1095 ; à dix-neuf, il s’illustre à Jérusalem.

  • 86 Le « système » est encore retenu par J. Tardif, Le procès…, p. 13 (et par R. du Buisson de Courson

  • 87 Date établie par les Bollandistes, éditeurs des Miracula sancti Marculfi, AA. SS., mai VII, p. 525

Mais dans le système habituellement retenu, les événements se précipitent un peu. On veut en effet qu’avant 1103, date de la guerre de Montaigu, il ait eu deux filles d’Ide de Hainaut et l’ait renvoyée dès 1101 pour obtenir ce château du chef de sa deuxième épouse 87. Il faut sortir de cette difficulté en suggérant que le mariage hennuyer de Thomas ne vient qu’après l’union contestée. Les Genealogiae Fusniacenses ne s’opposent pas à cette interprétation, puisqu’elles taisent le mariage de Montaigu.

  • 88 Melleville, comme souvent, est à l’origine de l’erreur (Dictionnaire historique…, et Histoire de l

  • 89 De vita sua, p. 201.

  • 90 Enguerran II a été « miles factus » en 1133. 1121, Vita sandi Norberti, vita prima, MGH. SS. XII,

Quant au troisième mariage, avec Milesende, il est l’objet d’une double erreur traditionnelle. On veut que cette femme soit du Laonnois, ce que rien n’étaye positivement88 ; et ce qui contredit les Genealogiae Fusniacenses. On veut aussi que le mariage soit antérieur à 1115, alors que rien n’y oblige : les entreprises de Thomas à Crécy-sur-Serre et Nouvion-l’Abbesse tiennent à son avouerie, non à un quelconque héritage de Milesende ; et la fille qu’il promet en 1115, par desponsatio, au châtelain d’Amiens 89 n’a pas besoin d’avoir celle-ci pour mère : c’est plus vraisemblablement d’une des deux enfants d’Ide qu’il s’agit. L’union avec Ide de Hainaut peut donc prendre place dans toute la période 1103-1117. Terminus a quo : la rupture du mariage trop consanguin du côté Montaigu est postérieure à l’expédition royale. Terminus ad quem : Enguerran II, aîné des enfants de Milesende, doit avoir près de quinze ans en 1133 pour être armé chevalier, et trois lui suffisent en 1121 pour être cité aux côtés de son père à la fondation de Prémontré 90 — on emmène les enfants dès leur plus jeune âge à des cérémonies importantes.

59Cette mise au point liminaire évitera les surcharges au récit que nous allons entreprendre. Et, plus encore qu’une chronologie sûre, il a manqué souvent à nos prédécesseurs une attention à la vérité des rapports socio-politiques. C’est elle qu’il nous importe le plus de restituer, arrachant les masques de l’idéologie cléricale pour expliquer (sans le justifier) le comportement de Thomas, un héros qui a perdu sa gloire en des combats douteux.

  • 91 Vita Ludovici Grossi, p. 30, pour l’acquisition par mariage. Le concept de tyrannie est commun à S

A l’image de son père, Thomas semble rechercher ces « filles à château », alors assez nombreuses en France du Nord. C’est en effet par mariage, nous dit Suger, qu’il devient le maître de Montaigu, splendide position sur une butte-témoin en avant de la cuesta d’Ile-de-France, d’où il commande la route de Laon à Reims, ici commence sa carrière de seigneur-brigand : il brûle une villa, massacre des hommes, commet des rapines, et oblige en 1101 les moines de Saint-Marcoul de Corbeny transportant leurs reliques à circuler en cachette pour éviter ses embûches91.

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II. La « dominicatura » châtelaine du premier age (1030-1190).
Carte dressée d’après les indications extrêmement fragmentaires (dons aux églises, celles) — cf. aussi carte 4, pp. 184-185 et carte 8, pp. 360-361.
1. Cité. — 2. Château majeur des Sires de Coucy. — 3. Château majeur extérieur à la Villa relevant d’une dominicatura (Coucy, La Fère ou Marle) : a) en entier, b) partiellement ou par intermittence. — 5. Villa sur laquelle pèse une consuetudo châtelaine (avouerie ou Villa dont le Sire de Coucy et Marle est avoué en même temps qu’un autre, extérieur à sa terre. — 7. Église. — 8. Dîme relevant de la dominicatura. — 9. Péage. — 10. Moulin re dominicatura : a) en tout, b) en partie. — 11. Forêt contrôlée par le Sire et ses forestiers.

61De tels actes de « tyrannie » suscitent la crainte et l’horreur de ceux que Suger appelle les « compatriotes » de Thomas. Une véritable ligue de domini, suscitée par Enguerran Ier lui-même et par Ebles de Roucy, se forme contre lui en 1103 : on y trouve le comte André de Ramerupt (apparenté à Ebles), Hugues le Blanc de La Ferté-Milon et Robert de Cappy (près de Péronne), frère d’Enguerran. Ils viennent assiéger Montaigu, d’où Thomas s’échappe pour aller requérir l’aide du prince Louis, héros sugérien dont la présence en si mauvaise alliance embarrasse manifestement l’abbé de Saint-Denis. Son récit montre en effet que, poussé par ses familiares que Thomas a soudoyés, Louis lui marque un soutien indéfectible : s’avançant avec son ost, il fait lever le siège de Montaigu aux coalisés qui n’osent lui résister de front ; ils le poursuivent néanmoins, et peu s’en faut qu’une bataille n’éclate. Enfin, ils lui vouent « amitié » et s’engagent à s’en tenir à son « service ».

  • 92 Vita Ludovici Grossi, pp. 30-34, pour tout cet épisode. Ailleurs, il arrive que le charisme royal

L’intérêt de cet épisode est qu’il convient remarquablement mal à l’image que Suger veut imposer d’un roi réprimant la « tyrannie » des seigneurs d’Ile-de-France, et donc remarquablement bien pour discerner, sous cette idéologie, des réalités complexes. Certes, l’accord du futur roi et de Thomas relève d’une complicité entre « jeunes » : Louis n’a pas encore passé l’âge dangereux où l’on agit de manière irréfléchie 92. Mais il demeure des difficultés, à propos desquelles on ne peut que formuler des hypothèses :

  1. Les faits de tyrannie reprochés à Thomas (infraction dans les villae, domination des routes) sont en réalité l’appesantissement même du ban châtelain : on voit mal Enguerran Ier et les autres domini être contre la seigneurie banale ! Il ne peut s’agir que d’une lutte entre deux factions aristocratiques, comme le laissent déjà discerner les liens de parenté entre « coalisés ». Mais qui est avec Thomas ? Les ennemis de Sibylle en Porcien ? Les hommes du roi en Laonnois, ou certains d’entre eux ? On ne sait. L’identité même de la femme épousée est inconnue : peut-être était-elle fille de Roger « de Montaigu » et « de Pierrepont », à coup sûr, elle était cousine (matrilatérale ?) de Thomas 93.

  2. Le prince apparaît en tant que roi, comme le dominus futur des domini ligués : s’il se les aliène, il risque de perdre leur service. Celui-ci est donc révocable et lié à l’état d’amicitia avec Louis. En revanche, l’éventualité d’hostilités armées gêne un miles dont le prince est naturalis dominus 94 ; les Sires acceptent de l’envoyer dans le camp ennemi car c’est de ce côté qu’il doit combattre, si on en vient là. Plus encore qu’un « domaine », le roi a en Laonnois une domesticité. Et l’ambiguïté de sa confrontation avec les Sires vient de ce que, tout en étant le futur roi, son fils agit largement comme l’un d’entre eux.

  3. Enfin, « par divorce » Thomas perd sa femme. Mais Suger ne dit pas s’il a déféré au jugement ecclésiastique. C’est alors seulement qu’il épouse Ide, fille du comte de Hainaut Baudouin II, aux côtés duquel il s’est parfois placé dans les combats de Dieu ; les autres filles de ce prince illustre (qui a du sang de Charlemagne et des cousins sur le trône de Jérusalem) sont données à Amaury de Montfort et Nicolas de Rumigny, domini d’un rang comparable à celui de Thomas. Ainsi une maison princière de l’Empire s’attache-t-elle l’alliance d’un « homme noble, puissant et belliqueux en France » 95, et dont nous savons qu’il écume les marges de la Flandre, sœur ennemie du Hainaut. Cette alliance objective survit d’ailleurs à celle fondée sur la personne d’Ide 96. Celle-ci a en effet été renvoyée 97 : parce qu’elle ne donnait que des filles ?

  • 98 Genealogiae Fusniacenses, p. 253 : « uxorem cuiusdam militis de terra ambianensi, nomine Milesende

  • 99 Ib. : « et filiam, nomine matris appellatam ».

La troisième épouse est « la femme d’un certain miles de l’Amiénois, nommée Milesende » 98 En s’exprimant ainsi, les Genealogiae Fusniacenses. font soupçonner un rapt de plus… Il doit dater du moment (1115-1117) où l’intérêt de Thomas se reporte — comme nous le verrons — de Laon sur Amiens. Milesende lui donne deux fils (« et une fille, appelée du nom de sa mère »99), et il la garde.

  • 100 Vita Ludovici Grossi, p. 30 : Enguerran, « vir venerabilis et honorificus » ; Thomas, « hominem pe

Un éloignement demeure entre Enguerran et Thomas. Mais, rivaux dans le jeu politique, le père présumé et le fils suivent en matière matrimoniale, la même « morale des guerriers » et en matière seigneuriale, commettent les mêmes violations envers les églises. Dès lors, il y a une évidente injustice de la part de Suger à appeler le premier « homme vénérable et honorable », tandis que le second est « au suprême degré de la perdition »100. Tout au plus, la jeunesse de Thomas comporte-t-elle plus de fougue ; le temps de ces libéralités qui sauvent l’image d’Enguerran viendra pour lui plus tard.

Enguerran et Thomas dans les « tragédies laonnoises » 101

  • 101 L’expression est dans le De vita sua (p. 129). Guibert est ici notre source fondamentale (pp. 137-

  • 102 Laon aux XIIe et XIIIe siècles. A propos d’un livre récent (Montloon… de S. Martinet), dans la rev

  • 103 De vita sua, p. 137-8.

  • 104 Ib., p. 196 : Thomas accueille — ô scandale ! — les « domini sui et cognati occisores ».

Le récit fameux de Guibert de Nogent sur la première commune de Laon (1111-1112) mérite quelques réinterprétations, notamment si l’on veut comprendre le rôle des Sires de Coucy et Marie. Il impose l’idée d’une attention constante portée sur la cité par les grands du pagus : ainsi, pour succéder à son cousin, Enguerran fait-il élire, après deux ans de vacance du siège, Gaudry. Le blocage de la situation était dû, selon l’interprétation de R. Kaiser 102 à une tension entre traditionnalistes et réformateurs ; finalement les électeurs, menés par un Sire soucieux d’avoir un évêque qui soit son obligé 103, se sont portés sur ce chapelain du roi d’Angleterre. L’élu n’est pas un simple parachuté, mais bien un parent d’Enguerran : Guibert ne le qualifie-t-il pas de cognatus de Thomas ? 104

  • 105 Cf. infra, p. 333.

  • 106 De vita sua, p. 152 : allusion aux « procer(es) qui ab urbana societate desciverant » (par le meur

  • 107 Ib., p. 150 : « forastica bella intra civitatem hanc translata sunt ».

La ville de Laon elle-même se trouve soumise à plusieurs domini qui ont des ressorts de justice (les « détroits » cités par l’institutio pacis de 1128) 105 et s’y comportent selon Guibert en rançonneurs. Une forme de seigneurie banale pénètre donc dans Laon, mais les guerres privées y sont longtemps évitées grâce à une forme ancienne d’urbana societas 106. Le drame provient, comme le dit l’abbé de Nogent, lui-même intimement lié aux affaires ecclésiastiques de la cité, dans un sermon au peuple, de ce que « les guerres externes se sont transférées dans la cité » 107.

67Le désordre s’établit à partir du meurtre de Gérard de Quierzy, dans la cathédrale, le 7 janvier 1110. Ancêtre éponyme d’une lignée de moyens domini établis près de l’ancien palais carolingien, en marche orientale de la future châtellenie de Coucy, Gérard agit de ce fait dans les trois « provinces » de Soissons, Laon et Noyon, y suscitant la crainte et la révérence. Il ne peut manquer d’interférer, en ce temps où les implantations seigneuriales se chevauchent, avec Enguerran Ier : celui-ci l’a d’abord élevé en se l’attachant par des dons, mais le mariage avec Sibylle provoque une rupture ; ancien amant de la comtesse, Gérard s’est marié depuis et les deux femmes tiennent des propos mordants l’une sur l’autre. Dans ce petit monde, les paroles publiques ou publiées ont une grande portée, comme insultes déclenchant des querelles : Gérard lui-même, malgré sa probitas, n’échappe pas au défaut d’avoir une langue de vipère. Son opposition au couple Enguerran-Sibylle a toutefois des causes plus structurelles : avoué de Barisis (pour Saint-Amand en Pévèle), il intervient à proximité de Coucy ; avoué surtout de Saint-Jean de Laon, il agit dans le ressort de Marle et dans la cité elle-même.

  • 108 On ne sait si le palais carolingien se trouvait dans la ville close ou sur le terrain de l’abbaye

  • 109 De vita sua, p. 153. Les vendettas ont tendance à inclure des groupes de solidarité très larges ;

Cette ancienne abbaye du septième siècle a dans le récit de Guibert une importance majeure, et la perte de ses archives antérieures à 1136 est irréparable ; elles auraient sûrement permis de mieux saisir la croissance du dominium marlois comme l’ensemble de la société laonnoise nell’età precommunale. Abbaye royale, Saint-Jean a de nombreuses villae dans le plat pays, et même une partie de la cité lui appartient : le bourg, d’où sont issus tous ces burgenses qui s’opposent aux domini moins comme une classe à une autre que comme les habitants d’une partie de la cité à ceux dont les résidences sont proches de la cathédrale et qui se regroupent autour de l’évêque 108. Trois clivages parcourent en fait la cité, sans se superposer exactement les uns aux autres ; car, à ceux d’ordre social et d’ordre topographique, s’ajoute la dissension créée par le meurtre de Gérard de Quierzy. C’était l’un des proceres urbis, mais d’une faction intimement liée aux burgenses de Saint-Jean et au prévôt royal ; la faide qui s’ensuit met en cause, comme vengeurs et comme « meurtriers » un grand nombre de personnes. Les seconds sont des partisans de l’évêque Gaudry, qui s’est absenté lors de l’assassinat mais sur qui pèse le soupçon d’une complicité ; obligé de les désavouer en les excommuniant, il n’en est pas moins lésé comme eux par les représailles du roi et des vengeurs (saisie de leurs biens dans la ville) — et se rapproche de ses complices supposés c’est-à-dire avant tout d’Enguerran et de Sibylle, dont la langue avait manifestement armé les assassins 109. Les liens du Sire de Coucy avec la faction de l’évêque, en 1110 et 1111 sont donc évidents. Aussi est-il compris, selon toute probabilité, dans la composition qui intervient entre celle-ci et Louis VI, vengeur potentiel de ses propres hommes.

  • 110 Ib., p. 155 : « Rapinis et caedibus respublica misceretur ».

Mais désormais dans la cité, les haines privées, factionnelles, désorganisent la res publica110. Il faut constituer de nouvelles solidarités, et aux « conjurations » des grands répond la communia des burgenses. C’est la reconnaissance de cette association, assortie d’une réduction et d’un abonnement des redevances personnelles, que ces derniers obtiennent de l’évêque à prix d’argent en 1111 : concession de franchise, mais vite reprise (comme c’est le cas de beaucoup de dons, à l’époque) par Gaudry, qui en obtient à Pâques 1112 la cassation par Louis VI. Pour le capétien, transcender son rôle de seigneur direct et se mettre en position d’arbitre, c’est peut-être acquérir une dimension plus régalienne, mais c’est aussi trahir ses partisans. Après son départ, ils se révoltent, et l’un de leurs meneurs, un ancien prévôt d’Enguerran Ier, naguère homme de chef de Saint-Vincent de Laon, le « sinistre » Teugaud, tue l’évêque ; plusieurs autres grands sont massacrés (25 avril 1112).

70Ni Enguerran ni Thomas ne sont dans Laon à ce moment. Ils interviennent après coup, l’un comme vengeur, l’autre comme protecteur des meurtriers. Les révoltés n’ont évidemment pas de programme politique : ils n’ont rien de ces « bourgeois conquérants » que le dix-neuvième siècle, avec A. Thierry, imaginait en eux ; ils ne peuvent ni tenir la ville seuls, ni se prémunir contre les vengeances qui les menacent. Aussi font-ils appel à Thomas de Marle qui a déjà accueilli certains des interfectores Gerardi ; protecteur des scélérats par vocation, aux dires de Guibert, il est, nous semble-t-il, avant tout soucieux d’accroître sa clientèle et d’affirmer son droit à tenir et protéger (de manière ambivalente) les hommes. Sans doute croit-on aussi qu’il peut, comme en 1103, retourner Louis VI en sa faveur s’il s’établit dans la ville à la tête des anciens communiers. Mais il mesure la hardiesse qu’il y aurait à tenir la cité royale, caput regni, dans une telle situation et se contente de donner asile sur sa terre.

  • 111 De cet ascendant, qui a un aspect militaire, témoigne la description initiale de Guibert (p. 155-6

Le départ de beaucoup de burgenses provoque la « montée » des gens de Montaigu, Pierrepont, La Fère et Coucy, qui font main basse sur la ville, pillant ce qu’ils trouvent, se rattrapant contre l’ascendant économique que Laon exerce déjà sur son plat pays 111. En tête de sa bande, Enguerran Ier apparaît, devançant le roi, comme le vengeur de l’évêque : ce sont d’ailleurs ses milites qui à quelque temps de là (en 1114) prennent Teugaud et le pendent aux fourches.

  • 112 O. Guyotjeannin, Recherches…, p. 273, note qu’à Chauny et Thourotte, il y a des fluctuations entre

  • 113 Cette « guerre » entre père et fils est racontée par Guibert, pp. 180-2 et 196-7. Sur Guy, cf. inf

Pour un moment, les « guerres » ressortent de la ville et opposent le père et le fils, à l’instigation de la marâtre dont les visées injustes (déshériter Thomas) n’échappent pas à Guibert. Agé, Enguerran ne mène plus les opérations militaires et c’est son gendre Guy, probablement châtelain de Coucy, qui le supplée tant comme amant de Sibylle que comme defensor terrae. Ainsi se développent les menées de châtelains dont, dans les pays de l’Oise au onzième siècle, le rang n’est pas très éloigné de celui des domini112. Le conflit se traduit par des meurtres, des rapines, des incendies, gestes communs à la guerre et à la vendetta ; et l’on conclut des « paix momentanées », que Sibylle n’accepte jamais qu’à contre-cœur. Mais dès 1113, cette « calamité » qu’est le mouvement communal se transfère sur Amiens. Elle menace directement les intérêts d’Enguerran, qui est comte de cette ville, et de Thomas, héritier présomptif du titre et sûrement déjà implanté. Aussi le père et le fils se réconcilient-ils par un foedus, que le second paie d’une part de ses trésors113. Mais à Amiens, la situation de l’évêque (saint Godefroi, ancien abbé de Nogent) est l’inverse de celle de Laon : il penche vers les communiers, et les opérations militaires de Thomas et de sa bande (accomplies cette fois dans un sens « réactionnaire ») lui valent un litige de plus avec l’Église.

Jugements ecclésiastiques et expéditions royales (1115-1138)

  • 114 Ib., p. 176 : « clero, cui semper humillime herebat ».

  • 115 Anathème selon Suger (p. 176) ; Orderic Vital, lui, lait qualifier Thomas par Louis VI, dans un di

  • 116 Cette expression, que H. Waquet traduit par « baudrier de chevalerie », remonte en lait sans aucun

A ce moment, Louis VI est devenu, non sans difficulté, le roi de Suger, « humblement attaché au clergé »114. Il ne cède plus comme en 1103 à l’influence de ses laterales, mais à la pression des prélats réunis en conciles (à Beauvais le 6 décembre 1114, et à Soissons le 6 janvier 1115) qui frappent Thomas d’anathème, et menacent le roi, selon Guibert, « de ne plus faire les offices de Dieu dans son royaume, s’il ne les venge de lui ». D’autre part, quoiqu’il soit absent, le légat Conon de Préneste le dépossède rituellement du cingulum militiae116 : le rendant ainsi inapte à exercer un honor et préparant sa déchéance du comté d’Amiens.

  • 117 Enguerran II, avoué de Saint-Jean de Laon en 1136 (BN Moreau, fol. 27-28), a sûrement hérité ce ti

  • 118 Le vocabulaire qui les désigne est praesidia et au singulier munitio, comprenant vallum et castell

Les plaintes concernent en premier lieu l’érection de châteaux dans deux villae de Saint-Jean de Laon, Crécy et Nouvion-l’Abesse, toutes deux situées au franchissement de la Serre par des routes méridiennes. Il est probable que la disparition de Gérard de Quierzy a facilité cette mainmise de Thomas, allié à un doyen laïc nommé Gérard . Impressionnants par leurs fossés, ces deux bastions illégaux (« adultérins ») sont-ils établis dans des sites aquatiques ou sur les collines voisines de la vallée ? L’archéologie le dirait peut-être 118. Nouvion sert en tous cas de refuge à certains des meurtriers de l’évêque, mais seul Suger les signale (comme un phénomène d’ailleurs second par rapport à l’illégitimité des châteaux) — le récit de Guibert montrant pour sa part que beaucoup ont déjà trouvé leur fin.

  • 119 Guibert, p. 203. Notes éclairantes de G. Bourgin sur la chronologie de ce passage, s’appuyant sur

En second lieu, les clercs ont requis l’aide royale dans l’affaire de la commune d’Amiens, et en un sens l’expédition en Laonnois du carême 1115 (entre le début mars et le 11 avril) n’est que le prélude à ce conflit plus important que le roi doit mener contre Thomas et le châtelain d’Amiens. Préservant les ressources en solidarités dont il dispose, en vue de cette affaire majeure, ou voulant ménager Louis VI, Thomas refuse pour Crécy et Nouvion l’aide de ses affines 119.

  • 120 Historia Ecclesiastica, éd. M. Chibnall, tome VI, p. 258.

  • 121 L’aspect croisade est davantage visible chez Guibert de Nogent (p. 203 : « sub nomine poenitentiae

  • 122 Reddition avec absence de combat : Guibert seul (p. 204). Vengeance sur les meurtriers de Gaudry :

  • 123 Tel est le récit de Guibert. Pour Suger ce sont les meurtriers de Gaudry, pris dans Nouvion (dont

  • 124 Ib., p. 204, sur ce rachat de Thomas. Adam, châtelain d’Amiens sera, lui, ramené à l’hominium regi

Exécuteur d’une sentence ecclésiastique, le roi convoque son ost, dans lequel figurent des grands (ainsi le comte de Nevers, qui au retour est capturé par Thibaud de Blois), en tant que « barons de la Gaule », selon Orderic Vital 120. L’expédition, accomplie en carême « au nom de la pénitence » vaut des absolutions : c’est une sorte de croisade, déclenchée contre l’un des héros de la prise de Jérusalem. Pourtant, l’élément aristocratique (les milites) n’est guère disposé à mourir pour Crécy (il attend sans doute une transaction) 121. Ici le témoignage de Guibert confirme ce que Suger dit ailleurs du « soutien populaire » apporté au roi contre les seigneurs brigands : ce sont les pedites que Louis mène à l’assaut de Crécy 122. Pour terroriser les défenseurs de l’autre château, les captifs sont fourchés, et de la sorte Nouvion rend ses clefs au roi 123 Réfugié à Marle, Thomas qui avait primitivement refusé la semonce royale, se rachète par de l’argent ; il n’est pas dit qu’il prête hommage au roi 124.

77Le roi entreprend alors, à partir d’avril 1115, le siège de la tour d’Amiens, appelée le Castillon, et elle est prise en 1117. Thomas est dépossédé du dominium de cette cité, qu’il revendiquait du fait d’Enguerran, alors sans doute déjà mort. Mais il garde quatre châteaux majeurs : Marle, La Fère et Coucy en Laonnois, Boves en Amiénois.

  • 125 A. Grabois, De la trêve de Dieu à la paix du roi. Etude sur les transformations du mouvement de la

  • 126 Lorsque Suger dit que Louis VI « pacem patrie, regis fungens officio […] reformavit », a-t-il en v

L’expédition de 1115 est importante : les ambitions de la lignée seront désormais en effet à peu près contenues dans les ressorts de ses châteaux. Mais cette mobilisation royale a aussi une place majeure, décrite par A. Graboïs, dans la transformation du mouvement de la paix. Louis VI dans son règne, apparaît comme un agent de la paix de Dieu davantage que comme un suzerain ; il défère au jugement ecclésiastique plus souvent qu’il ne tient cour féodale125. Et s’il a rétabli en 1115 la « paix de la patrie », c’est de l’Ile-de-France en tant que principauté territoriale qu’il s’agit. Il a utilisé à son profit les institutions de paix pour tenter de réduire une puissance gênante à la périphérie de sa zone d’influence126.

  • 127 Gautier de Thérouanne, Vita Caroli,… p. 557.

  • 128 Le Continuateur Prémontré de Sigebert signale l’ultio de Raoul en 1130 : HF 13, p. 329.

  • 129 Suger, p. 250 : Raoul, « qui potencior aliis post regem in partibus illis erat ». Sur le sénéchala

Une seconde intervention royale, racontée par Suger, est nécessaire en 1130 pour mettre à nouveau Thomas hors d’état de nuire aux églises. Il ne semble pas avoir abandonné, après 1117, toutes ses prétentions : le comté d’Amiens étant revenu aux Vermandois, alliés de la Flandre, Thomas exerce sur celle-ci, de concert avec le Hainaut, des pressions militaires, contre lesquelles Charles le Bon réagit victorieusement 127. Un jour, il tue Henri, frère de Raoul de Vermandois 128 ; ce prince cousin de Louis VI et, après lui, le plus puissant dans la région, est aussi son sénéchal et joue un rôle politique d’une importance comparable à celui de Suger lui-même. Son conseil est décisif pour déclencher l’expédition de 1130 129.

  • 130 Ib., p. 254. Le Continuateur, p. 329.

  • 131 Cens sacrilège : BN Picardie 235, fol. 21 (1131, Saint-Vincent). Prises (rustici que viennent pren

A la fin de son récit, Suger signale les marchands retenus par Thomas dans ses cachots comme un point majeur dans sa discorde avec le roi. Le continuateur prémontré de Sigebert de Gembloux en fait pour sa part le motif même du conflit : ils étaient sous saufconduit royal et le Sire les avait capturés 130 pour les rançonner ou — comme il nous paraît plus probable — pour les contraindre à se mettre sous son conduit à lui, et à lui acquitter le wionage. Mais les chartes rédigées dans les années suivantes montrent qu’une série de conflits l’opposait à deux églises laonnoises dotées de villae dans les ressorts de ses châteaux : Saint-Jean et Saint-Vincent. Il les avait « prises » : c’est-à-dire qu’il marquait la protection/possession par un cens qualifié de « sacrilège », ou par des prises et des tailles « injustes et illicites » aux yeux des clercs 131. Toujours les traits caractéristiques de la seigneurie banale…

  • 132 (Tout ceci découle de Suger, p. 252 ; sauf la mention expresse de la faide, qui est du Continuateu

  • 133 En présence de l’évêque Barthélemy, il remet le « donum » symbolisant Saint Gobain à l’abbé Adalbé

  • 134 Suger, p. 254 (la male mort). R. van Waefelghem, L’obituaire de Prémontré. Louvain, 1913, p. 216.

Venant à Laon, le roi se laisse convaincre en octobre 1130 d’attaquer Thomas : sa querelle s’ajoute à celle du comte Raoul et des églises, sans que nous discernions quelque chose de plus qu’une simple coalition. Cette fois, l’objectif est le château de Coucy lui-même : non plus situé, comme Crécy et Nouvion, à la limite du ressort de Thomas, mais au cœur de sa terre, mal connu et difficile d’accès (aux dires des éclaireurs envoyés par Louis VI). L’armée royale manœuvre à partir de Laon et s’efforce de pénétrer la terre par la forêt de Vois, pleine d’embûches et d’abrupts (ceux de la cuesta) ; une défense efficace y est menée par les hommes du Sire. Mais c’est par le front occidental que la Seigneurie de Coucy est plus vulnérable : venant de l’Oise, le comte Raoul mène une série d’escarmouches, trouve Thomas déjà blessé par des milites vermandisiens et, en un geste contraire aux habitudes, mais relevant de la faide, il blesse mortellement son adversaire. Immédiatement, on en vient à la palabre avec le roi, « les siens » acceptant que le Sire soit emmené prisonnier à Laon 132 (peut-être pour éviter le pire, en le tirant d’une captivité vermandisienne). A son passage à Clastres, Thomas agonisant fait des restitutions à Saint-Vincent 133. Arrivé dans la cité, il continue à négocier, obtenant de s’entretenir avec sa femme Milesende et persiste, avec un indéniable courage, à tenir à ce qu’il juge être son droit sur les marchands plus qu’à sa vie. D’où une mort sans repentir complet, qui suscite l’indignation de Suger : n’a-t-il pas détourné la tête de l’Eucharistie qu’on lui présentait ? Cela n’empêche pas les prémontrés de l’inscrire dans leur obituaire à la date du 8 novembre 134.

  • 135 Ib., p. 252 : l’expression « publicata terra plana ejus ruptisque stangnis » suscite une note de H

Le roi alors, selon Suger, épargne la terre, la veuve et les orphelins. Chevaleresque, le capétien ? En réalité, soucieux de sa propre querelle et d’elle seule, qui n’est pas une haine mortelle : il s’en va après avoir libéré les marchands et obligé Milesende et ses fils à se racheter (au prix tout de même de la majorité de leurs trésors d’alors). Mais il n’a ni pris ni même approché le château majeur, Coucy ; tout au plus laisse-t-il derrière lui le dispositif de fortifications temporaires sur la terra plana démantelé — mais sans doute facile à reconstruire 135.

  • 136 Deux actes de Barthélemy de Laon relatent cette affaire, tous deux de 1131 et probablement simulta

  • 137 AD Aisne H 302. La villa reste donc aux Coucy (qui y construisent un château remarquable — cf. inf

  • 138 BN Moreau 57, fol. 27-28 : « cum ad presens ex toto abscidi non poterant, consilio sapientium viro

Si la majesté royale s’est ainsi imposée, le droit des églises, lui, n’est pas facilement établi. Le donum remis par Thomas mourant à l’abbé Adalbéron de Saint-Vincent de Laon n’engage pas (ou n’engage que provisoirement !) sa femme et son fils. L’« usurpation » reprend et l’abbé Anseau, successeur d’Adalbéron, doit aller se plaindre au pape Innocent II, venu dans les Gaules ; mais celui-ci a « d’autres affaires » — le schisme d’Anaclet, notamment — et donne seulement « des lettres » enjoignant à l’évêque de Laon de faire justice au martyr de Saragosse. Barthélemy brandit donc une menace d’excommunication sous quarante jours, ce qui amène Milesende et Enguerran II à remettre la villa d’Erlon et le manse de Saint-Lambert, tout en obtenant un délai de quatre ans à dater de la Pentecôte (29 mai 1131) pour qu’il soit procédé à une enquête et recouru au « conseil » ; dès lors, ou bien les Coucy reconnaîtront le droit de saint Vincent, ou bien se tiendra un débat judiciaire aboutissant à l’ecclesiasticum judicium136. Comme il arrive souvent, nous connaissons un moment particulier de l’affaire, mais non sa fin. Le litige est encore pendant (ou déjà rouvert) en 1147, date à laquelle Enguerran II, se croisant, concède au monastère une exemption de wionage, contre Saint-Gobain 137. La cause de Saint-Jean, elle, nous apparaît à son terme : un acte de 1136 montre que le Sire et son prévôt Gérard l’Oreille ont été excommuniés au cours du conflit sur l’avouerie. Mais la sentence est suspendue sans qu’Enguerran II ait cédé sur tout : malgré la preuve administrée de l’injustice de ses tailles, « elles ne pouvaient être à présent supprimées totalement et, du conseil d’hommes sages, il est apparu qu’il fallait les supporter provisoirement, Enguerran promettant seulement d’exiger tailles et charrois des rustres selon telle mesure qu’il ne portât tort ni aux revenus de l’église ni aux paysans » 138. S’il excède la mesure, une simple ostensio faite par l’église devant l’évêque et l’archevêque provoquera la reprise, sans plaid, de l’excommunication du Sire et de sa terre. Objectivement, ce qui apaise le conflit, c’est bien la croissance agricole, qui rend supportable la double redevance au Sire et à l’église. Mais à vrai dire, le débat entre le chevalier, le moine et le paysan ne fait ici que commencer, dans notre corpus… Nul doute qu’il ne vienne d’aussi loin que longtemps il se poursuivra.

  • 139 Tout ceci découle du seul continuateur prémontré (pp. 329-330) qui emploie l’expression « accepit

  • 140 Cf. infra, p. 110.

  • 141 Cf. G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre…, p. 210-1.

Quant aux Vermandisiens, leur haine pour Thomas n’est pas encore éteinte ; ils redoutent son fils… Avec Raoul de Vermandois, Louis VI intervient de nouveau : il tente de prendre La Fère, autre château majeur mais d’un accès stratégique plus facile que Coucy. Après un siège de deux mois, du 6 mai au 8 juillet 1132, la place tient toujours. On négocie alors un accord, bien caractéristique de ce temps où les hostilités sont intermittentes, entrecoupées d’épousailles : une nièce de Raoul, fille de sa sœur et du Sire de Beaugency, est donnée à Enguerran II 139 ; marieur, l’oncle maternel prépare ou appuie une revendication en seigneurie féodale (elle se manifeste explicitement en 1167, au moins sur Marle et Vervins 140). La place de La Fère relève, elle, de l’évêque Barthélemy de Laon, cousin de Raoul de Vermandois : sachant comment ce lien lignager a plus tard compromis un prélat apparemment pur et dur 141, on est fondé à présumer ici sa complicité dans l’opération contre La Fère. Il manque à cet épisode, connu seulement grâce au Continuateur prémontré de la Sigebert de Gembloux, d’être décrit par Suger : on ne sait trop quel était l’objectif du roi. Ne cédait-il pas à l’influence d’un lobby opposé à l’abbé de Saint-Denis (avec rupture ouverte en 1137) ? D’où le silence de ce dernier…

85Cette longue séquence événementielle se termine en 1138, avec plusieurs actes de Barthélemy de Laon relatant des « dons » aux églises — en fait, des compositions équilibrées.

86De tout ce qui vient d’être raconté, on peut tirer plusieurs constatations :

  1. Manifestement, les Coucy ne sont pas des hommes sans foi ni loi. La polémique ecclésiastique appelle violentia la violation d’un droit parfois discutable, et souvent en effet négociable. La voie de droit n’est jamais durablement abandonnée au profit de la voie de fait par Enguerran Ier, Thomas, ou Enguerran IL Dans leurs autres terres comme dans les ressorts de châteaux en Laonnois, ils savent négocier par le « conseil » (colloque de la forêt de Gisla en 1131 142), ou « venir à la justice ecclésiastique » tout en se réservant d’en mépriser la sentence défavorable (affaire de Crépy-en-Valois en 1117 143). Mais ces jugements ne sont au fond qu’un atout que les clercs se donnent dans la négociation : quel que soit l’intérêt juridique des procédures décrites par les actes en 1131 et 1136, les églises de Saint-Vincent et de Saint-Jean de Laon ne peuvent que composer. Comme il est normal, après tout.

  2. Même si le débat entre Sires et églises est, par définition, interminable, l’année 1138 marque une sorte de pause<144 et on ne peut se défendre de l’idée d’une stabilisation obtenue cette année-là et lors du départ en Croisade (1147). Louis VI n’a pas toujours systématiquement soutenu les églises : tournant bride en 1130 sans se préoccuper d’elles. A-t-il vraiment été le roi de Suger ? La Vita Ludovici Grossi ne le fait-elle pas, après coup, tel qu’il aurait dû être, tel qu’on veut faire son fils ? En 1138, Louis VI vient de mourir et l’influence de Suger sur le royaume est incontestablement renforcée ; le propos politique des clercs, à Paris comme à Laon et en dépit des diverses factions, se trouve alors mieux que jamais étayé. Les actes d’Enguerran II, au moment d’un départ à Jérusalem, ont alors une valeur expiatoire : sans doute s’agit-il d’un véritable pèlerinage pénitentiel . Mais on sait combien des gestes de ce type sont « payants » pour les grands, empereurs en tête…

  3. Car Thomas et Enguerran II n’ont pas perdu la partie. Ce que Suger appelait leur « tyrannie » ne cessera pas désormais d’être reconnu pour ce qu’ils voulaient : un pouvoir légitimé dans ses assises principales par le roi et les églises. Sur une position stratégique comme Saint-Gobain, dans de riches villae comme Crécy-sur-Serre et Nouvion-l’Abbesse, leurs descendants gardent et valorisent leurs revenus. Cette croissance économique qui détend les rapports avec les églises, rendant possibles et nécessaires des accords de type nouveau (coseigneurie, « franchise ») est largement captée : la seigneurie banale se nourrit d’elle et sans doute l’entretient. Le conduit des marchands est un enjeu important, en une phase d’essor commercial et de mise en place de l’axe Flandre-Champagne, et la fortune des Sires de Coucy doit beaucoup aux wionages qu’ils imposent finalement : exemptant certes, comme on le verra, les économies domestiques, mais taxant le négoce. Ils n’ont perdu qu’Amiens où la charge comtale n’avait que peu de portée ; leurs seuls échecs réels sont de n’avoir pas pu appliquer à Coucy même le titre de comte de façon durable et se placer ainsi en exact contrepoids des Roucy, et surtout d’avoir eu à effectuer un partage, en 1133, entre Enguerran l’aîné, qui prend les châteaux en Laonnois et Robert le cadet, qui hérite de Boves, des ambitions amiénoises et de la férocité paternelle 146. A ces deux réserves près, il faut contredire, et Suger, et Michelet qui l’amplifie : Louis VI n’a pas vraiment vaincu les Coucy 147.

La teneur seigneuriale

  • 148 Cf. infra, p. 96.

  • 149 Sans doute Guibert vise-t-il Thomas parmi ceux « quorum supersedebo nominibus » qu’il critique (ap

  • 150 Sur la Conquête de Jérusalem, cf. infra, p. 124. Entre 1117 et 1130, une charte que nous examinons

La malfaisance de Thomas n’était pas complète, même du point de vue des églises : il favorisait celles de sa Seigneurie, « fondant » Prémontré, accordant une immunité à Nogent, et faisant des « dons » qui nous retiendront plus loin 148. D’autre part, il a participé à la Première Croisade, brutablement certes (c’est un massacreur de Juifs en compagnie du terrible comte allemand Emichon de Leiningen, autre personnage de légende), mais héroïquement aussi : la Chanson d’Antioche en porte la trace ; et la Conquête de Jérusalem élabore une véritable légende dorée, à usage du monde chevaleresque. Ce dossier contrasté témoigne d’une grande autonomie de la culture laïque. Guibert de Nogent, dans son histoire de la Croisade, baptisée depuis Gesta Dei per Francos, décide de passer sous silence les exploits de ceux qui se sont déshonorés par leurs crimes, une fois revenus . Mais l’Église n’est pas encore en mesure d’imposer une véritable damnatio memorie. N’était Suger et sa postérité dans l’historiographie de Saint-Denis, il ne serait demeuré de Thomas que l’image de celui qui entre premier à Jérusalem, et fait invoquer sous son nom dans un préambule de charte l’autre cité à laquelle il aspire, la Jérusalem céleste 150.

88Suger et Guibert n’ont donc pas vaincu les jongleurs. Mais l’image qu’ils nous donnent de Thomas mérite un examen attentif, parce qu’elle révèle, quel que soit son caractère partial, tout un aspect fondamental des rapports sociaux que masquent les formules stéréotypées des chartes.

  • Suger, p. 174, pour « Maliguorum instar spirituum » et « fomenta flammis apponunt » ; et p. 250 po

L’abbé de Saint-Denis est avant tout un idéologue et un polémiste. En homme de gouvernement, il articule sa condamnation de beaucoup de domini sur la notion de tyrannie. A ses yeux, des hommes comme ceux-là sont un modèle royal inversé : ils provoquent des guerres, en profitent pour se livrer au pillage, confondent les pauvres et détruisent les églises, tandis qu’un roi garantit la paix et la prospérité des catégories sociales sans défense. L’imprécation vient souvent relayer cette argumentation et une belle diatribe inaugure le deuxième des trois passages que la Vita Ludovici Grossi consacre à Thomas de Marle. Le Sire est de ces « esprits malins » qui « jettent de l’huile sur le feu » ; à sa troisième intervention, le roi « de sa forte main l’éteignit bientôt comme un tison fumant ». Mais quiconque use du feu périra par lui : lorsque brûle Nouvion, « ce château avait l’air d’être détruit par le feu de l’enfer ».

  • 152 Ib., p. 112 (La Roche-Guyon) et p. 174 (Crécy) : « Sicut draconum cubile, et speluncam latronum ».

De fait, très clairement caractérisés par Suger comme siège de la puissance des adversaires du roi, les châteaux ont leurs légendes noires, tel celui de La Roche-Guyon qui communique avec le monde souterrain infernal. De Crécy-sur-Serre, Thomas a fait « un lit de dragons et une caverne de larrons » . Et il établit en effet le contact avec Satan :

  • Ib., p. 174 : « Diabolo ei prosperante, quia stultorum prosperitas eos perdere consuevit, usque ad

« Le diable lui étant favorable, parce que la prospérité des sots habituellement les perd, il avait jusque-là ravagé et dévoré (le pays) comme un loup furieux » .

  • Ib., p. .

Dans l’animalisation de Thomas, plusieurs fois comparé à un loup, entrent à la fois les idées de malfaisance, de cruauté (il ne reste aucun sentiment d’humanité), et celle de la rage de l’insensé. La perte du sens explique seule que Thomas aime mieux massacrer ses sujets en Laonnois et en Amiénois plutôt que de les perdre. Face à lui, comme l’indique le Livre de la Sagesse, tout l’univers combat avec le roi .

  • Ib., p. 254 : « Cum autem corpus domini manu sacerdotis in eam quam miser inhabitabat cameram depo

  • Chez Primat, qui ne fait qu’abréger Suger pour ces passages dans les Grandes Chroniques de France

Insensé et inhumain, tel est Thomas, tel le révèle sa mort, en novembre 1130. Pris et blessé, il se refuse encore à rendre les marchands pour lesquels est intervenu l’ost royal. On le presse cependant de se confesser et de recevoir le viatique ; et « quand le corps du Seigneur fut apporté par la main du prêtre dans la chambre où demeurait le malheureux, ce fut comme si le Seigneur Jésus ne souffrait en aucune façon de pénétrer cette misérable enveloppe d’un homme qui ne se repentait pas ; à peine l’homme dressa-t-il le cou, qu’il le laissa retomber brisé, et exhala son souffle hideux sans avoir touché à la divine Eucharistie » . Il y a dans le récit de Suger d’autres exemples de males morts, d’hommes violents et sans frein (comte de Flandre, sire de Chaumont). Elles illustrent bien la « moralité » de l’histoire à laquelle l’abbé est attaché et qu’il nourrit d’une lecture de la Bible. Plus qu’il ne les tire d’une « culture populaire », c’est à partir du Livre Saint et du bestiaire symbolique familier à un clerc de l’époque romane qu’il élabore ses métaphores. Mais celles-ci sont aisément transmissibles, le cas échéant, aux petites gens dont l’ancien prieur de Toury avait été proche et pour lesquels « Au loup ! » devait mieux passer que « Contre nous de la tyrannie ! » .

  • 157 De vita sua, p. 160 : « Virum omnium quos novimus hac aetate nequissimum ».

  • 158 J.-F. Benton, Self and Society in Medieval France, The Memoirs of Abbot Guibert of Nogent, New Yor

  • 159 Meurtre par la lance : p. 179 ; pieds coupés : p.  ; yeux crevés : p. 179 ; meurtre de l’ermite

Il serait tout de même injuste de ne pas reconnaître aux clercs le mérite de défendre, au-delà de leurs intérêts particuliers, l’humanitas dont parle Suger. Et Guibert de Nogent, lui, n’avait pas à se plaindre directement de Thomas. Il l’appelle cependant, avec sincérité, « de tous ceux que j’ai connus, l’homme le plus malfaisant de cette époque » 157 et décrit les « crimes contre l’humanité » commis par le triste Sire. Il ne faut pas en éluder, comme le fait J.-F. Benton, l’évidence . Nous ne voulons pas trouver là l’effet de certains fantasmes propres à Guibert, avec le plaisir qu’il aurait à décrire et amplifier des supplices sexuels. Coupant des pieds, crevant des yeux, Thomas de Marle reprend certains gestes de justice barbare du haut Moyen Age, mais c’est sans mesure qu’il inscrit sur le corps des hommes la marque de son glaive, de l’instrument de sa domination de guerrier. En effet ses atrocités supposent souvent l’usage de l’épée et relèvent presque toutes du percement de la chair et des os : meurtre d’un rustre en lui enfonçant dans la bouche sa lance qui ressort par l’anus, coupage des pieds d’un prisonnier, crevaison des yeux à dix hommes qui en meurent le jour même, coup d’épée à un ermite innocent, percement du cou des captifs qu’il enchaîne pour les faire marcher ensemble ; même la pendaison par les testicules revient à une perforation, car elles se décrochent sous le poids du corps, laissant ouvert un orifice par où s’échappent les entrailles. La crémation n’intervient qu’une fois (liquidation dans une église de prisonniers en trop mauvais état) ; et une fois aussi, on trouve le broyage des pieds et des testicules, doublé d’une fustigation .

  • 160 De vita sua, p. 178 : « Cujus crudelitas nostris est in tantum saeculis inaudita, ut aliqui, qui e

  • 161 Ib., p. 199 : « Accipe, dicens, propter sanctum Martinum ». Et p. 179 : « Sta, inquit, ego faciam,

Pour Guibert, la cruauté de Thomas est « si inouïe dans notre siècle que d’aucuns, pourtant réputés cruels, semblent plus timides lorsqu’ils tuent des têtes de bétail que lui lorsqu’il tue des hommes. Non seulement il les exécute par un coup d’épée, simplement à coup sûr, comme c’est l’habitude, mais il torture leur chair par d’horribles supplices ». D’autre part, il manie la dérision : ainsi à l’égard de cet ermite qu’il abat en disant : « Reçois cela en l’honneur de saint Martin ! » ; ou envers l’homme auquel il crie en lui coupant les pieds : « Allez, va, je vais te faire marcher, moi ! » 161. Cruauté des paroles, qui font partie — on l’a vu — des armes habituelles de l’aristocratie.

  • 162 Ib., p. 179 : « Et ipse subter obambulans, cum quod habere non poterant ab eis extorquere non poss

  • 163 Ib., p. 197 : « Tales plane utrobique fuerc mores, ut cum veneriis non parcerent operibus, non min

Chez Thomas de Marle, Guibert relève moins une bestialité en puissance que deux défauts trop humains qu’il reproche à beaucoup de ses contemporains. La cupidité d’abord : « il déambulait en-dessous d’eux, et comme il ne pouvait leur extorquer ce qu’ils ne possédaient pas, il leur fouettait le corps sans mesure jusqu’à ce qu’ils lui promettent ce qui lui plaisait ou qu’ils meurent dans les tourments » 162. Et avec la cupidité, vont les excès sexuels : dès le début de sa carrière, Thomas acquiert la puissance en rançonnant les pèlerins et en concluant des mariages incestueux. Plus tard, lorsque Guibert établit un parallèle entre Thomas et Sibylle, sa marâtre et ennemie jurée, il les décrit comme également cruels et débauchés et conclut : « Telles furent leurs mœurs à tous deux ; bien qu’ils ne se soient pas épargné les œuvres de Vénus, ils ne s’en trouvaient que d’autant plus cruels, quand l’occasion s’en présentait. De même qu’elle ne s’en tint jamais aux règles du mariage, de même ses épouses à lui ne pouvaient empêcher la concurrence que leur faisaient les putains ou les autres femmes ». C’est ce corps mal dominé, poussé à la luxure, à l’usage des richesses et à la violence, qui est à la source du péché.

  • 164 Epistola… éditée par Th. Arnold en appendice de The History of the English, tome II, Londres, 1879

Reprenant parfois la lettre et souvent l’esprit des indications de Guibert et de Suger, leur contemporain l’archidiacre Henri de Huntingdon (vers 1084-vers 1154) fournit un témoignage indirect d’autant plus intéressant qu’il semble indépendant du leur (sauf peut-être en ce qui concerne la « male mort » qui pourrait venir de Suger) et puiser à cette « floating popular talk » qu’envisage comme une de ses sources importantes son éditeur Th. Arnold . L’Epistola ad Walterum de contemptu mundi incite à se consoler de la vieillesse en considérant la vanité des choses, et répartit en six chapitres les malheurs de personnalités illustres. On voit tourner, comme chez Suger, la roue de fortune ; et pour la catégorie des hommes de grand renom (magni nominis), Thomas de Marle et Robert de Bellême sont deux cas de félicité acquise par les pires crimes, mais passagère :

97« Le grand prince (princeps) qui exerçait son principat près de Laon, en Gaule, était grand par le nom, car supérieur par le crime. Ennemi des églises avoisinantes, il les rattachait toutes à son fisc, et s’il tenait quelqu’un en captivité par force ou par ruse, celui-là n’avait pas tort de dire : « Les douleurs de l’Enfer m’environnent » (Psaumes, 17,4). Le meurtre était son plaisir et sa gloire. Contre l’usage, il mit en prison une comtesse : de jour, il lui infligeait, en homme cruel et faux, des entraves et des supplices pour lui extorquer de l’argent, et de nuit il la couvrait de stupre pour la tourner en dérision. Chaque nuit, on la transportait de sa prison au lit du très cruel Thomas et chaque jour, on la ramenait du lit à la prison. Lui pouvait parler à quelqu’un pacifiquement, et au même moment, non sans sourire, le transpercer de son épée. Il portait plus souvent l’épée nue dans son armure qu’il ne la mettait au fourreau. Tous le craignaient, et lui témoignaient respect et soumission. La rumeur de toute la Gaule l’entourait. De jour en jour s’accroissaient ses biens, ses trésors, sa domesticité.

  • 165 Henri de Huntingdon, pp. 308-310 : « Thomas princeps magnus juxta laudunum in Gallia principans, m

Veut-on entendre ce que fut la fin de ce scélérat ? Frappé mortellement par l’épée, il refusa la pénitence, et détourna la tête du corps du Seigneur ; il périt donc de telle sorte que Ton pût dire : « Cette mort a convenu à ta vie » (Amours d’Ovide, II, 10) » .

  • 166 Nous prenons ce terme dans un sens un peu plus large que ne le fait la définition de J.-C. Schmitt

  • 167 Henri de Huntingdon éprouve d’ailleurs une gêne en introduisant l’exemplum par une citation de la

La « rumeur de la Gaule » passait facilement la Manche, vu les liens assez constants entre Laon et l’ensemble anglo-normand. Les passages de Guibert ont pu à la fois l’influencer et la répercuter (première place du Sire de Marle au palmarès du crime, plaisir pris au meurtre et dérision, lien entre cupidité et débauche, sont autant de similitudes avec Henri de Huntingdon). Risquons même une hypothèse : la comtesse de l’exemplum 166 ne serait-elle pas une transposition du personnage de Sibylle de Coucy, qui chez Henri subit seulement ce que chez Guibert (et « dans la réalité ») elle commettait parallèlement à Thomas ? Mais peu importe la « clef » de cette femme de la légende, comtesse et couverte de stupre : à coup sûr le récit s’organise ici autour de schèmes folkloriques : l’opposition du jour et de la nuit est valorisée et dramatisée, et une femme venue d’on ne sait où donne accès à des trésors, sa présence décrite comme une captivité coïncide avec le temps de la prospérité de Thomas… Elle est une Mélusine martyrisée, il est un proche parent de Barbe-Bleue. Et derrière la « moralité » du récit se cache une indéniable fascination .

  • Historia Ecclesiastica, éd. M. Chibnall tome V, p. 226 « ferales ejus ludos quasi fabulam ridentes

Complexe par ses sources, puisqu’il oblige à envisager une interaction des témoignages écrits et des formes orales, l’exemplum de Henri de Huntingdon ne l’est donc pas moins par sa portée. Une même ambivalence se retrouve indiquée par la remarque d’Orderic Vital (inspirateur de l’archidiacre anglais, ou le recoupant) à propos des Anglais et Gallois qui, avant de connaître Robert de Bellême, « en les entendant, riaient de ses jeux féroces comme d’une fable » .

  • 169 Cf. Henri de Huntingdon : « Hos igitur duos inter multos descripsi. Nec jam amplius de gente ipsis

  • 170 Pour Orderic, attaché à l’ordre ducal, Robert de Bellême est l’adversaire principal des ducs, celu

Les similitudes entre ce dernier et Thomas de Marle ont quelque chose de structural. Ils ont pu être particulièrement cruels, mais incontestablement la postérité leur a fait porter le poids de l’infamie jetée sur toute une génération de domini 169 : ceux qui ont encore le comportement « archaïque » de leurs ancêtres en matière d’accumulation des femmes et des richesses, et face auxquels se construisent les modèles ecclésiastiques du douzième siècle. Reste à savoir dans quelle mesure les exactions des seigneurs banaux, « rois au petit pied » ne se retrouvent pas aussi au plus haut niveau, du fait des rois eux-mêmes .

  • 171 C’est au douzième siècle, à partir d’Abélard, que M.-D. Chenu situe L’éveil de la conscience dans

  • 172 De vita sua, p. 199 : « Residuum promiscui sexus et diversae aetatis vulgus ».

  • 173 Cf. le no 6 des Chartes de coutume en Picardie, éditées par R. Fossier, Paris, 1974, concernant pr

L’« exécrable férocité des Coucy » représentés par Thomas est-elle nouvelle ? Dans une large mesure, c’est l’originalité de l’abbé de Nogent de nous dire, parce qu’il est un pionnier de l’éveil de la conscience 171 et qu’il a une horreur intense de cette violence vue de près, ce que d’autres sources taisent. Par lui se révèle à nous tout un pan de la société médiévale, qui nous fait horreur. Il y a une sorte de gratuité dans la cruauté de Thomas de Marle, notamment lorsqu’elle se donne cours, comme en Amiénois, sur « un reste de peuple de sexes et d’âges mélangés » 172. Mais peut-être aussi cette terreur seigneuriale, qui s’exerce aussi bien sur les routes lors de chevauchées qu’à l’intérieur des châteaux, à l’encontre de captifs, a-t-elle une fonction : elle intervient à un moment d’affrontement entre milites et hommes 173 ; les seconds ne sont pas totalement désarmés, l’Église et le roi peuvent les mobiliser. Il faut les terroriser : c’est l’un des fondements de la seigneurie banale.

Le droit de Thomas

103 Faut-il, malgré tout, réhabiliter Thomas de Marle, ou du moins tenter de le comprendre ? La sagacité critique de certains auteurs, depuis le seizième siècle, s’y est essayée.

104François de L’Alouëte, en 1577, après avoir noté à propos de Suger que l’Église du douzième siècle inventait des histoires de diables pour faire peur aux nobles, comprend mieux les desseins du Sire :

  • Traité des nobles…, p. 11.

« Combien que du commencement il ait guerroyé les gens d’Église qui lui vouloient ôter ce qu’il avoit de la succession de ses prédécesseurs, il a bien montré puis après que c’étoit plustost par la malice et occasion du tems, que de sa nature, et par nécessité en laquelle il étoit réduit de défendre le sien : laquelle, comme dit Euripide, rend ordinairement les gens plus insolens et audacieus »174.

  • 175 Histoire de la ville de Laon, Laon, 1822, tome I, chapitre III, pp. 197-200 (développement que la

  • 176 Ib., p. 200.

  • 177 Ib., p. 248.

Les mêmes arguments sont invoqués en 1822 par J.-F.-L. Devisme, auteur d’une Histoire de la ville de Laon ; qui pourtant n’a peut-être pas connu directement le livre de L’Alouëte. Pour lui aussi, Thomas défendait « un ordre de choses que l’on regardait comme légitime » 175 contre un roi jaloux du titre de « seigneur par la grâce de Dieu » pris par ce baron ; en tant que tel, Thomas aurait eu d’ailleurs le droit de faire la guerre au roi. Surtout, il a eu contre lui les prédécesseurs de la Congrégation : c’est un esprit fort, « par cette sagacité qui lui montrait, sous le véritable point de vue, les entreprises du Clergé sur la juridiction séculière » . D’où la haine des prêtres qui le déconsidérèrent par des arguments « spécieux » et « uniformes ». « Guibert est un écrivain crédule et acharné contre toute la maison de Coucy. Les crimes, qu’il impute à Thomas, sont d’une atrocité absurde et incroyable. On dirait qu’ils ont servi de modèle au conte de la Barbe-Bleue » (Devisme, pourtant, ignore Henri de Huntingdon). De plus, l’abbé de Nogent est un ingrat, car l’auteur a trouvé la charte de Thomas en faveur de son monastère — en fait, elle est postérieure au De vita sua. Suger est partial aussi, mais excusable puisqu’il défend une grande cause, celle de la monarchie. Contre lui, Devisme invente un droit des Barons (outre la guerre au roi, Thomas avait le droit d’étendre son titre d’avoué ou d’être jugé par ses pairs).

  • 178 Ib., p. 200.

106 L’apport nouveau de cet auteur est surtout dans sa thématique du Moyen Age barbare. Ne pouvant éviter la cruauté de Thomas, il dit qu’« on doit pardonner des vices qui appartiennent aux mœurs grossières de l’âge où il a vécu » et qu’en regard il avait de grandes qualités qui lui auraient valu « un beau nom dans les siècles civilisés » 178. Un historien médiéval non clérical aurait pu nous vanter ses « faits d’armes en Asie » (c’est pour nous le rôle dévolu à la Conquête de Jérusalem), sa soumission à l’Église dans le cas de la répudiation de sa seconde épouse, et enfin son rôle de législateur (Devisme lui attribue la loi de Vervins). N’est-il pas d’ailleurs justifié par les chartes qui montrent sa bonne intelligence avec le « sage Barthelemi » ?

107Avec cette dernière remarque, on touche, nous semble-t-il, à l’obstacle épistémologique qui retient ces auteurs astucieux (quoique trop prompts à transposer sur le passé les querelles de leur temps) : ils personnalisent et moralisent trop les débats du douzième siècle, lisant les sources au « premier degré ». Pour l’historien d’aujourd’hui, au contraire, prédomine le sentiment d’un écran que les stéréotypes dressent entre nous et ce que fut réellement, personnellement, Thomas de Marle. Il n’intervient donc que comme « type sociologique », à propos duquel on note de significatives disparités, selon le type de source.

  • 179 Cf. infra, p. 480.

108 Quant au terme de baron, il n’a pas un sens absolu, mais plutôt relatif à telle ou telle unité politique ; mais de fait, rétrospectivement, les juristes de saint Louis verront en Thomas un Baron du royaume et débattront dès avant 1259 pour savoir auquel de ses deux fils la Baronnie a été transmise : pour eux, un Baron a normalement la garde des églises et le privilège d’être jugé par ses pairs, enfin le droit de guerre, mais pas en exclusivité et pas contre le roi 179. Toutefois, il est important de souligner le caractère régalien du droit de Thomas et de méditer sur la coexistence du don et de la rapine. C’est de là que partira notre effort de compréhension.

  • 180 Guerriers et paysans, Paris, 1973, p. 60.

  • 181 Il revient à Nogent à la mort de ce clerc, après 1122 — date de l’acte qui prévoit ce retour et re

Un examen des dons faits aux églises par les Sires de Coucy montre le contraste évident entre la libéralité apparente des trois premiers représentants de la lignée et le refroidissement de la charité chez leurs successeurs. Entre Enguerran 1er, le « très libéral », et Enguerran II, le « règne » de Thomas n’est pas non plus sans générosité. Mais dans toute cette époque, la contrepartie de la largesse est la fréquence des usurpations — qui tendent au contraire par la suite à diminuer en même temps qu’elle. Ravir et offrir sont, comme l’a écrit G. Duby, les deux « attitudes mentales » complémentaires de l’aristocratie du haut Moyen Age ; et il ne s’agit pas forcément d’attitudes envers des partenaires différents. En ce temps où le geste et la parole priment l’écrit, les transactions ont moins de stabilité : on défait rituellement une donation, on reprend sa parole, alors que la charte se veut quelque chose de plus définitif. Après avoir contribué à fonder Nogent (1059), Aubry de Coucy lui reprend une part de ce qu’il a donné : l’autel de Coucy-la-Ville, confié au clerc Jean . C’est une rapine, une usurpation, aux yeux des églises. Les premiers Sires ont-ils donc la versatilité que l’on prête trop souvent à des hommes d’avant l’écriture ?

  • cf. supra, p. 92.

A notre avis, ce thème n’a pas plus de raison d’être que celui, souvent connexe, de l’« anarchie » du onzième siècle — appelée, qui plus est, « féodale » ! Les reprises opérées par les Sires ont une rationalité : elle réside dans le fait que le donateur garde un droit de regard sur ce qu’il a conféré ; ainsi n’a-t-on pas perdu le souvenir du caractère fiscal des terres données aux églises par les rois du haut Moyen Age (Coucy en est lui-même en bel exemple). Henri de Huntingdon fournit la clef du comportement de Thomas envers les églises par le vocabulaire qu’il emploie pour l’introduire : « il les avait ramenées (redegerat) toutes dans son fisc » : exerçant donc un droit de reprise, para-féodal et quasi-régalien. Car il est un « princeps (…) principans » 182 et pour lui, le fisc apparaît inaliénable ; si des parts en sont détachées, ce ne peut être qu’à titre provisoire, pour rétribuer un service. Il n’entend pas exactement spolier les églises, mais procéder à des réaffectations non sans affirmer davantage ses droits et donc, c’est bien clair, conserver une meilleure part des profits.

Pour bien apprécier ce qu’est « le fisc » en question, il faut raisonner à la fois sur les églises anciennes et sur les églises de fondation contemporaine de la seigneurie banale :

  1. Les églises nouvelles (Nogent, Prémontré, etc…) sont dotées pour accomplir leur service. Le Sire dispose de l’ensemble de biens constituant la dominicatura du château et, comme dit le diplôme royal de 1095, il peut en disposer pour les affecter aux églises 183. Partage nécessaire entre les milites réels et métaphoriques : il veille à l’entretien des moines pour l’efficacité de ce « combat spirituel » si fréquemment cité autour de 1100. On comprend qu’un famosus in militia favorise l’ardeur des premiers Prémontrés menant les rudes campagnes contre le Mal que nous décrit la Vita prima de saint Norbert 184. Belliqueux, moines et chevaliers s’imposent ensemble à la société rurale qu’ils encadrent en réalisant un projet seigneurial unique. On peut parler d’un véritable dispositif monastico-aristocratique ; les conflits pour tel bien sont aussi nombreux à l’intérieur des deux groupes aux années 1130-1150 qu’entre eux. Le Sire peut reprendre ce qu’il a aumôné tout comme ce qu’il a inféodé (il jouit d’un droit à la commise du fief, attesté dans un cas pour Thomas 185). Mais il y parvient très rarement. [Cf. carte 2, p. 72-73].

  2. Avec les églises anciennes, les conflits sont nécessairement plus durs. La mainmise sur leurs terres, accomplie sous couleur de protection, amène l’idée d’une dépossession, quelles que soient les contreparties éventuelles offertes par les Sires, quelle que soit la part redistribuée. Elle est rendue possible et, d’une certaine manière, justifiée par la détention d’un droit régalien. Dans le haut Moyen Age, la mise sur pied (et à cheval, surtout) d’équipes de guerriers efficaces s’est souvent faite par la réquisition (imposée, mais aussi négociée et consentie) de biens d’Église. Les premiers Sires, ici, et notamment Thomas de Marle n’agissent-ils pas à l’instar de Charles Martel ?

  • 186 1131 : AD Aisne H 235 — 1138 : BN Picardie 291, no 8. Cf. notre article sur Monachisme et aristocratie

Comme lui, ils encourent une « damnation », dès qu’une culture juridique renaissante avive chez les clercs le sens de la propriété ecclésiastique. Charles Martel avait été damné a posteriori ; sans grand retentissement, Enguerran Ier pratiquement absous ; Thomas, lui, s’expose au feu de la grande génération grégorienne. Commencé en 1101, le combat dure jusqu’en 1138. Le Sire est énergique et brutal, à n’en pas douter, mais les exigences des clercs ont aussi un caractère inédit. Dans leur forme même, les actes de Barthélemy de Laon aux années 1130 sont hautement significatifs de ce propos nouveau : ils introduisent l’idée selon laquelle les dons aux églises sont irrévocables. Le droit ecclésiastique ne se discute pas, mais s’impose ; le prélat, tant en 1131 qu’en 1138, manifeste sa réticence face aux tractations compositoires, face aux traditionnelles réciprocités matérielles et symboliques 186.

  • Le chevalier, la femme et le prêtre…, p.  et passim.

113 Affaire d’échanges elle aussi, la pratique matrimoniale est l’objet, à la même époque, de l’affrontement le plus brutal entre « morale des prêtres » et « morale des guerriers ». G. Duby l’a montré : les uns comme les autres ont été amenés à durcir leurs positions au cours du onzième siècle. La « réforme grégorienne » vise à placer les églises dans un « lieu » socio-politique plus délimité, mieux séparé du monde laïc — ce qui n’implique toutefois nulle brisure radicale des liens avec l’aristocratie.

  • Guy Lobrichon le montre dans sa thèse de troisième cycle, dactylographiée : L’Apocalypse des théol

La voix des clercs ne s’élève en général que pour la défense de leurs propres revenus, de leur part du butin en quelque sorte. Mais pour quelques-uns, le début du douzième siècle est un moment d’ouverture assez exceptionnel : le sens du peuple chrétien le plus large est présent dans les exégèses d’Anselme de Laon 188, proche de Guibert de Nogent ; et la nature du témoignage de ce dernier est — nous l’avons dit — beaucoup plus exceptionnelle que les faits rapportés. Du pouvoir régalien du haut Moyen Age, Thomas a en effet la plupart des attributs ; le problème est de savoir s’il en fait un usage vraiment dévoyé, ou révélateur d’une brutalité fondamentale.

III — LES COUCY ET LEUR DESTIN

115 En 1130, le sort des enfants de Thomas est suffisamment lié aux groupes de milites castri qui siègent à Coucy, La Fère, Marle et Boves, pour qu’il soit impossible de les évincer. Après deux années où les quatre garnisons souscrivent ensemble des actes faits par Milesende et Enguerran avec l’accord de son frère Robert, la partitio fratrum s’accomplit. Cette division était-elle évitable ? a-t-elle été voulue de l’intérieur du lignage ? ou imposée par le roi et le comte de Vermandois ? Elle consacre à coup sûr l’échec du dessein plus princier de Thomas de Marle, s’il y en eut jamais un. Elle place les Coucy face à leur nouveau destin de simples Sires. Comment celui-ci est-il assumé par Enguerran II et Raoul Ier ?

Enguerran II et ses fils

  • 189 Sur le partage et les épousailles, cf. supra, p. 85. Le premier acte auquel paraisse Ade est de 11

  • 190 Cf. supra, p. 71.

Division de l’héritage et adoubement d’Enguerran ont lieu en 1132-3, ainsi que la desponsatio d’Ade. Les noces sont accomplies en 1138 au plus tard 189, l’âge du Sire étant alors de vingt ans au minimum — puisque nous l’avons évalué à quinze en 1133 190. Il nous manque les sources narratives qui permettraient de le connaître de plus près — et c’est d’ailleurs un trait commun avec tous ses descendants, à propos desquels, malgré des séries de chartes beaucoup plus denses, on ne trouve guère de notations prises sur le vif, comme celles qui émaillaient le récit de Guibert de Nogent sur Enguerran Ier et Thomas Marle. De celui-ci par exemple, nous parvenaient les cruelles invectives ; de ses successeurs, aucune parole n’est consignée.

  • Il y a de lui un acte de 1139, style pascal (édité par A. Duchesne, Histoire généalogique…, p. 338

  • 192 Acte édité par W.M. Newman, Les seigneurs de Nesle en Picardie (XIIe-XIIIe siècle), tome II, Recue

  • Sa participation est signalée par plusieurs chartes, celle par exemple, en 1147, de l’évêque Barth

Nous avions laissé l’histoire de la Seigneurie à l’année 1138, marquée par une pacification durable des rapports avec les églises, au prix de concession que l’on devine équilibrées. Revenu de Jérusalem avant Pâques 1140 , Enguerran ne joue pas un rôle politique dans le royaume qui puisse susciter les indications sur lui. Sa seule intervention notable à l’extérieur de la terre prouve seulement son importance en Soissonnais et son aptitude à figurer comme fidéjusseur, après les comtes de Flandre et de Hainaut et avant les Sires de Breteuil et de Roye, lorsqu’Ives de Nesle, à la fin de 1140 ou au début de 1141, obtient le comté de Soissons en la curia de l’évêque et au prix de l’hommage-lige192. Il prend en juin 1147, pour la seconde fois, le chemin de la Terre Sainte, avec Louis VII et la Deuxième Croisade 193. Il n’en revient pas.

  • 194 BN Picardie 290, no 3.

  • 195 Chronique, édition L. Delisle, tome II, Rouen, 1873, p. 214.

Suit un hiatus de treize ans, pendant lequel il n’y a pas de Sire de Coucy, La Fère et Marle en action, et pas d’activité particulière, en compensation, des châtelains ou de quelque autre. Il est impossible de dire qui a gouverné « la terre » avant sa prise en mains par Raoul Ier (1160). Celui-ci était-il l’aîné des deux fils d’Enguerran II ? C’est son frère qui porte le prénom paternel, ce qui serait au bas Moyen Age, Ph. Contamine nous l’enseigne, un signe presque certain d’aînesse ; mais la règle ne s’applique pas avec la même rigueur pendant notre période, et le prénom de Raoul est hérité d’une mère plus noble (arrière-petite-fille du capétien Henri Ier). Par un acte de 1142 qui nous signale le passage de Barthélemy de Laon à Coucy pour le baptême d’Enguerran, nous avons — à une unité près ? — la date de naissance de celui-ci . Elle ne donne aucun argument pour fixer celle de Raoul. Elle nous permet seulement de calculer qu’Enguerran avait douze ans environ en 1154 quand l’oncle Robert de Boves a tenté de déshériter ses neveux. Robert de Torigny, abbé du Mont-Saint-Michel, ne donne aucun détail sur cette tentative intéressante de réunification des possessions de Thomas de Marle, qu’il est seul à signaler et qui prend place dans un moment de fragilité nouvelle du Vermandois : le comte Raoul est mort en 1152 et ne peut donc protéger ses petits-neveux. Ives de Nesle, comte de Soissons et gardien des héritiers de Raoul, et le roi lui-même, ont-ils pris à cœur eux-mêmes de contrecarrer Robert de Boves ? Les victimes potentielles étaient les deux frères, solidairement.

  • AD Aisne H 753, fol. 7 v°-8 ; en date de s 165 : « concedente Ingelranno puero filio Ingelranni de

  • 197 Edition R. Van Waefelghem, Louvain, 1913, p. 158. Né en 1142 et vivant en 1154, Enguerran est donc

Avant 1165 (et même peut-être avant 1160), un chevalier de Coucy, Pierre de Fressancourt, a tenu des wionages de l’Ailette (comprenons : une part) en fief d’Enguerran « l’enfant, fils d’Enguerran, Sire de Coucy » 196. Cette appellation de puer paraît à l’obituaire de Prémontré, mais sans le titre de dominus ; il n’a pas en effet d’anniversaire propre, mais une simple mention en même temps que son père 197. Son profil est celui d’un jeune homme mort prématurément. Il mériterait pourtant un numéro d’ordre dans la succession des Sires de Coucy, en tant que coseigneur avec Raoul Ier.

  • 1174 : acte édité par J. Tardif, Monuments historiques…, p. 323-4. 1168 : Ib., p. 308-9. Un autre

  • Cf. appendice I. 3.

  • 200 Neveu : Enguerran, trois fois souscripteur en 1190. Nièce : Marguerite, qui souscrit en 1187 (Duch

Cette hypothèse sur Enguerran l’enfant est la seule possible. La survie, dans l’ombre, d’un cadet sacrifié aux intérêts du lignage est improbable ; nos devanciers l’ont envisagée au nom d’arguments peu convaincants. La fondation de son anniversaire à Saint-Denis en 1174 par un Raoul Ier qui l’appelle dominus meus peut intervenir longtemps après son décès, à l’instar de celle faite en 1168 pour Enguerran II à Nazareth . Aucune laudatio aux actes de son frère, inaugurés en 1160 et constituant d’emblée une série très dense, n’intervient jamais. Inséré par A. Luchaire dans son catalogue des actes de Louis VII, celui qui évoque « Enguerran de Coucy » en 1164 est un faux manifeste . Enfin, le neveu et la nièce qu’a Raoul Ier aux années 1180 peuvent être les enfants de sa sœur, Milesende III, ou des parents plus éloignés, comme l’extension du domaine de la parenté couvert par le terme de nepos permet souvent de l’envisager.

121Le problème successoral s’est donc réglé par la mort de l’un des deux fils. En 1160, marié à Agnès de Hainaut, Raoul Ier tient toute la terre paternelle parce qu’il est le survivant. Quant à la lacune documentaire des années 1150, elle ne cache manifestement aucune rupture importante. On peut examiner de part et d’autre, avec les mêmes critères d’appréciation, les premiers éléments d’une série intéressante, enfin commencée : les actes émis par les Sires de Coucy.

Le Sire de Coucy par lui-même ?

  • 201 Sur sa validité, cf. appendice I. 1.

  • 202 1140 : BN Picardie 7, foi. 251-v°. 1143 : Peigné-Delacourt, Cartulaire de l’abbaye de Notre-Dame d

  • 203 AD Aisne G 253, fol. 270-v°.

A partir de 1139 paraissent régulièrement des actes portant la suscription d’Enguerran II et munis de son sceau (celui-ci ne nous est pas parvenu, mais il est cité dans les eschatocoles). Thomas de Coucy en avait émis un, en faveur de Nogent 201 ; son fils en livre onze à notre attention. L’objet le plus courant en est l’exemption de wionage (neuf cas, dont trois où elle s’accompagne d’un autre don). Il ne s’agit pas d’actes rédigés pleinement sous son contrôle ; deux indices en témoignent : la percée de la troisième personne au protocole final (deux cas) et l’usage en matière de titulature. Celle-ci dépend de l’église destinataire : ainsi les actes pour des sanctuaires du diocèse de Laon portent-ils, tout comme ceux de l’évêque, le simple nom d’« Enguerran de La Fère » (trois cas) ou « de Marle » (un cas) ; il n’y a de dominus et il n’est de Coucy que s’il s’agit d’églises d’autres diocèses — encore n’est-ce pas une règle positive, mais un usage attesté dans quatre cas sur les six. Ourscamp reçoit confirmation et libéralité d’un « Dei gratia dominus de Couciaco » (1140 et 1143) 202. Le titre de Sire de Coucy est aussi celui qu’Enguerran se donne en 1146 dans une lettre à l’évêque et au chapitre cathédral de Soissons .

  • 1146 : AN LL 1015, fol. 23-v°. 1148 : AD Aisne H 455, fol. 297-v°-298-v° ; sur cet acte, cf. appen

Les actes de cette série sont généralement brefs, mais six d’entre eux (la moitié) comportent tout de même un préambule ; et deux d’entre eux ont une souscription de chancellerie qui nous révèle l’intervention d’un chapelain, Baudouin : en 1146, et en 1148 dans un acte que nous croyons de rédaction différée 204. Il utilise en ces deux occurrences des expressions inhabituelles dans les documents d’archives, plus proches du langage de l’hagiographe ; mais le profil de ce clerc n’est pas autrement précis.

  • 1166 : AN LL 1583, pp. 88-89, « Ego petrus legi et relegi ». 1170 : AD Aube 3H9, fol. 283, « Data

  • BN Picardie 291, no 17 : « Ego petrus cancellarius legi et relegi ».

  • A. SHASS. 1, pièce 13.

  • BM Soissons 7, fol. 22-v°.

Les onze actes d’Enguerran II sont en minorité par rapport aux vingt-quatre de Barthélemy de Laon qui nous renseignent sur lui. Avec Raoul Ier (1160-1190), la proportion s’inverse : soixante-deux actes sur les soixante-et-onze réunis dans notre corpus sont à son nom. A l’instar d’Enguerran II, et comme il est normal, il utilise comme « chancelier » son chapelain maître Pierre (plus souvent décoré de ce second titre). C’est dans des actes concernant les wionages (en 1166, une constitution de rente sur eux, en 1170, une exemption ) que paraît d’abord sa main ; elle se retrouve dans un acte de 1173, dans lequel Raoul Ier relate une composition faite par son « conseil » de Sire 206. Ailleurs, Pierre est un simple souscripteur : ainsi dans le grand acte de 1178 pour Prémontré , qui paraît rédigé par l’église elle-même. Cet homme est le type même du prêtre domestique de ce temps ; en 1207, on le voit donner à Prémontré, certainement parce qu’il en est à ses legs testamentaires, sa rente de vingt livres sur les wionages de Coucy, pour l’âme de son seigneur.

  • AD Nord 12 941, fol. 12-v°-13. Sur cette appellation, toujours à la troisième personne, cf. infra,

    La titulature de Raoul Ier obéit à des règles significatives. De l’extérieur, persiste une répugnance marquée à lui donner du dominus : l’évêque de Laon, inflexible, l’appelle plutôt « noble homme » en 1170 209. Dans sa suscription en revanche, il est presque toujours Sire. Un signe intéressant d’émancipation par rapport à la tutelle épiscopale est l’abandon de la référence à La Fère, et par Raoul, et par la chancellerie laonnoise elle-même. Les usages de la suscription du Sire se répartissent donc ainsi :

    • de Coucy : 54 cas (dont 46 fois dominus) ;

    • de Marle : 4 cas (dont 3 fois dominus), jusqu’en 1173 ;

    • de Coucy et Marle : 4 cas (tous portant dominus) à partir de 1174.

    • 1163 : AD Aisne H 962, fol. 54-v°. 1190 : BN latin 11 005, fol. 57-59. Sur ces deux actes et cette

    L’évident privilège de Coucy apparaît encore à ce que le titre est utilisé pour n’importe lequel des ressorts de châteaux, et pour des actes émis à Marle, La Fère et Saint-Gobain. Il s’impose aussi chaque fois qu’il est question de l’ensemble de la terre de Raoul, notamment dans les exemptions de wionage. Il s’accompagne de temps en temps de Dei gratia, Dei providentia et, dans deux actes pour Longpont (1163 et 1190) élaborés hors-chancellerie, d’une référence à la légitime succession de ses progenitores.

    • Cf. infra, p. 329.

    • Cf. infra, p. 110.

    L’usage du titre de Sire de Marle se rencontre uniquement dans le ressort de 212. L’émergence du titre de Sire de Coucy et de Marle ce château (mais pas nécessairement, comme en témoigne bien la charte-loi de Vervins en 1163). Il est le fait des églises de Thenailles et Foigny, sans toutefois leur apparaître indispensable. Il est précoce dans le « règne » de Raoul : trois mentions antérieures à 1168, la quatrième dans la charte de Marle (texte de 1173/4, difficile à rejeter quoique assez problématique 211). Aussi peut-on se demander si son abandon n’est pas lié à l’échec subi en 1167 environ face au comte de Flandre et Vermandois, qui reprend en fief cet « alleu de Raoul » s’affirme, elle, lorsque régresse le péril flamand-vermandisien. La référence marloise ne disparaîtra pas au treizième siècle, mais demeurera intermittente, très mineure par rapport à l’écrasante supériorité de Coucy.

    128Il est difficile de discerner les raisons exactes de certains de ces choix : correspondent-ils dès le début à un enracinement plus fort à Coucy ? à un poids plus déterminant de sa châtellenie ? est-ce le triomphe précoce de la perspective capétienne, applicable aux églises exemptées et dotées ? La libération de l’hommage dû à Laon ne donne pas lieu à l’élaboration d’un titre de Sire de La Fère après 1185. La place a un ressort plus étroit que les deux autres, mais surtout elle sert de douaire à Alix, seconde femme de Raoul Ier, peut-être, et à Marie, veuve d’Enguerran III, certainement. Il y a donc au treizième siècle une Dame de La Fère.

    • Cette fin des souscriptions se produit aussi, à la même époque, dans les corpus des actes des gran

    Par leur objet, les actes des Sires de Coucy ne donnent pas, du jour où ils apparaissent, de perspective vraiment nouvelle sur eux. Ils permettent cependant une observation plus rapprochée qu’au temps des chartes épiscopales. Leur entourage, appelé à souscrire, prend désormais des contours plus spécifiques, alors qu’auparavant, les milites qui venaient avec eux auprès du prélat n’étaient pas toujours faciles à distinguer des autres hommes, liés à l’évêque. L’usage des souscriptions se perd aux années 1190, au dam de l’historien qui se trouve ainsi privé d’indications précieuses 213, telles que rien ne vient les remplacer par la suite, au treizième siècle.

    • 214 Le sceau de Raoul Ier est connu par le cartulaire-chronique de Nogent-sous-Coucy, rédigé aux dix-s

    Le sceau de Raoul Ier (disons, par prudence, un sceau) nous est parvenu, premier de ceux de la lignée. Equestre, il le désigne comme « DNI DE COCCIACO », et l’écu fournit le premier témoignage des armes de Coucy : on n’en voit pas la couleur « de gueules », mais le fascé de six pièces et les clochettes de vair imposent l’idée qu’elles sont déjà, d’emblée, fixées . Usages de la diplomatique, type du sceau sont autant de symboles de caractère régalien ; mais existe-t-il d’autres instruments de pouvoir, signes d’identification possibles ?

    • Recherches sur la pierre funéraire de Raoul Ier (…), La Thiérache, 2, 1874, p. 7-14.

    Dans l’examen critique des biens de prestige, il faut retirer à Raoul Ier la pierre tombale qui le désigne : retrouvée au dix-neuvième siècle par un « cultivateur » d’Origny-en-Thiérache, dans le champ duquel elle aurait abouti après la ruine de l’abbaye de Foigny (où les textes attestent la sépulture du Sire), elle est déclarée inauthentique par A. Piette Son argument sur la présence des armes de Coucy, qu’il juge postérieures, n’est guère recevable ; un autre, sur la forme des lettres de l’épitaphe et l’étrangeté du motif à tête de mort, emporte en revanche la conviction.

    • Bretagne, Notice sur une monnaie frappée par Raoul III (sic) sire de Coucy 1242-1250, dans la Revu

    Enfin, Raoul Ier est le seul des Sires de Coucy à avoir battu monnaie : on peut le démontrer sans trop de mal. Trois deniers au nom de « Raoul de Coucy » ont fait l’objet de publications à la grande époque des trouvailles numismatiques (et de la restauration du château par Viollet-le-Duc) : 1853 pour celui attribué à Raoul II par Bretagne, 1859 pour son proche parent publié par Chalon, 1862 pour le denier de Raoul Ier selon A. Chabouillet . Tandis que le premier a disparu, les deux autres se trouvent encore aux Cabinets des Médailles de la Bibliothèque Royale de Bruxelles et de la Bibliothéque Nationale de Paris. Depuis lors, il ne semble pas y avoir eu de nouvelles trouvailles.

    • Dans leurs interprétations des motifs restitués, Chalon et Bretagne divergent, bien qu’il s’agisse

    • Sur l’orgueil d’Enguerran III, cf. infra, p. 432.

    C’est manifestement à tort que Bretagne et Chalon ont attribué leurs deniers à Raoul II (Sire de 1242 à 1250) au lieu de Raoul Ier. Communs aux trois pièces, les types sont caractéristiques de la seconde moitié du douzième siècle, tout en comportant des traits de particularité, signes de reconnaissance : au droit l’inscription Radulfus et une croix pattée, cantonnée de deux annelets (Chabouillet) ou de quatre signes (Bretagne-Chalon) ; au revers, l’inscription Cociacus (même graphie dans les trois cas) et le type monumental, descendant du temple carolingien et parent du chastel tournois 217. Les deux attributions à Raoul II viennent uniquement de ce que les éditeurs prennent le monument pour le château de Coucy : construit par Enguerran III, il ne peut être représenté que par un Raoul venant après lui. Ils ne pensent pas que, quand l’humanité fait quelque chose de « grand », l’imaginaire précède le réel. Ils veulent référer à un objet concret une image symbolique et stylisée, comme si celle-ci ne pouvait avoir son existence propre. Ils n’envisagent pas que les Coucy ont eu des châteaux antérieurs au « fameux » qu’élève Enguerran III. Si on les suivait, on devrait penser que ce Sire important, plein d’« orgueil » 218 et d’ambition, interrompt la frappe inaugurée par son père et qu’elle est seulement reprise par son fils, dont le règne pratiquement inconsistant se limite à un départ en Croisade, effectué en pleine période de reconcentration de la frappe entre les mains du roi.

    • 219 Chabouillet note que les Coucy ne figurent pas parmi les Sires battant monnaie en 1315, mais qu’il

    Il est clair que les trois deniers sont contemporains les uns des autres et attestent une tentative éphémère de monnayage seigneurial par Raoul Ier. Mais celle-ci a été vite abandonnée : aucune autre monnaie n’est frappée par les Coucy et aucun texte ne les montre revendiquant explicitement le droit de monnayage .

    • Monnaies soissonnaises dans Poey d’Avant, planche 51, no 7 à 12 (croix et temple), no 13 et 14 (de

    • Le denier-Chabouillet pèse un gramme, le denier-Bretagne, 1,08 g.

    D’un type assez proche (au droit) de celle des comtes de Soissons 220 et conforme par son poids (un gramme environ 221, le titre n’étant pas connu) à la situation moyenne du moment, la monnaie de Raoul Ier répond sans doute à un désir de prestige, mais aussi à une volonté de mise en circulation : pas plus que de paiement purement symbolique, il n’y a en effet de frappe purement politique. Mais comment apprécier l’impact économique de cette émission ? Elle devait pouvoir s’insérer à l’un des niveaux hiérarchisés du système complexe d’alors : avoir une circulation locale, mais sans monopole.

    • 222 Acte pour l’Hôtel-Dieu de Laon, édité par Duchesne, p. 351 : « Talis monetae, qualis per guionagia

    • 223 Sur les problèmes monétaires du moment, cf. F. Dumas, La monnaie dans le royaume au temps de Phili

    Malheureusement, alors que de plus grandes monnaies (provinoise, laonnoise, etc…) sont signalées par nos textes, aucune attestation écrite ne désigne explicitement la monnaie de Coucy. On ne peut que conjecturer à partir d’un acte de Raoul Ier qui, en 1187, oppose « telle monnaie qui est reçue dans mes wionages » à « la monnaie commune de ma terre » 222. La distinction est fonctionnelle : le char et le bige ferrés doivent en chaussage, à Crécy-sur-Serre, respectivement un denier et une obole de la première ; non ferrés, ces véhicules s’acquittent d’un denier ou d’une obole de la seconde. Pour Chabouillet, il s’agit du denier provinois et de celui de Raoul Ier. A notre avis, ce n’est pas si précis et, même si l’expression de communis moneta n’exclut pas celle du Sire, d’autres hypothèses peuvent rendre compte de la distinction : par exemple celle d’une monnaie extérieure, provinoise en effet plutôt que flamande ou parisienne, opposée à la monnaie régionale de Laon .

    • J.B. de Laborde, Mémoires historiques sur Raoul de Coucy, 2 volumes, Paris, 1781.

    Les trois pièces doivent donc être de Raoul Ier et témoignent de sa chasse aux attributs régaliens, fondée sur la dimension législatrice et publique de son pouvoir. Le rapide échec de cette tentative, commun à d’autres seigneuries de ce type (comme celle de Bourbon), marque tout de même une limite de son importance politique. Et, plus encore que l’économie d’échanges, ces pièces ont servi à alimenter les rêves, étrangement mêlés de grossier positivisme, d’un dix-neuvième siècle qui s’est souvent représenté un Raoul légendaire et romantique, assimilé à tort par le livre de Laborde au trouvère « châtelain de Coucy »224 : l’Orient et les Croisades surgissent trop facilement derrière des signes mal compris ; comme si Bouvard et Pécuchet, au milieu de leurs cycliques lubies, avaient eu aussi une période numismatique.

    • « Roi ne suis
      Ne prince ne duc ne comte aussi
      Suis le Sire de Coucy ».
      Aucune attestation aux douzièm

    Auteur de chartes qu’il n’a pas écrites, possesseur d’armes et de sceau aux motifs conventionnels, seigneur battant une monnaie énigmatique et totalement ignorant de la devise fameuse, élaborée peut-être au dix-septième siècle seulement 225, Raoul Ier est au fond bien absent de l’histoire que nous écrivons de lui. Il est le Sire de Coucy, impersonnel et hiératique comme l’image de lui qui s’imprime çà et là, en signe de pouvoir. Phénomène important du second douzième siècle, l’acquisition d’une identité coucyenne est d’abord un fait documentaire ; elle traduit d’autre part l’aptitude à utiliser des signes de prestige qui ne se vulgarisent que plus tardivement aux échelons inférieurs de l’aristocratie. Enfin, elle est contemporaine de la fixation d’un rang dans une hiérarchie dont la rigueur est toute nouvelle.

    Raoul Ier dans la hiérarchie féodale

    140Raoul est enraciné dans la terre « ancestrale » : ses références le prouvent. C’est un domaine plus restreint que celui des activités d’Enguerran Ier et de Thomas. Cependant, il n’a pas eu à le partager avec son frère et il réalise l’intégration dans la hiérarchie féodale, alors en cours de cristallisation, au meilleur niveau.

    • 226 HF 15, p. 928 : « consuetudines detestabiles et pravas imponit » et « singulis annis differt redde

    • 227 Lettre d’Alexandre III le 28 octobre 1178 selon Jaffé-Wattenbach (BN Moreau 80, fol. 187). Autre l

    • 228 5 mars 1190 : BN Moreau 91, fol. 222. Sur cette societas et les autres, cf. infra, p. 468.

    • 229 Cf. infra, p. 456.

    Il cherche à s’affranchir des droits que de grands laïcs et des églises revendiquent sur ses châteaux, et même de manière générale à ne tenir en fief de nul autre que du roi. Pour Coucy même, nous ne connaissons directement aucune effective prestation d’hommage d’un Sire au roi : relation de dépendance pourtant fondamentale, toujours taisible parce qu’incontestée. Il n’en va pas de même pour le cens récognitif dû à Saint-Rémi de Reims. Une lettre d’Alexandre III, en janvier 1174, ordonne à l’archevêque de Reims de contraindre Raoul de Coucy à rendre raison à l’abbaye : comme tout Sire qui se respecte (comme tant d’autres en effet, d’après la correspondance pontificale) « il impose des coutumes détestables et mauvaises » — c’est-à-dire qu’il « diffère chaque année de rendre » les soixante sous, jusqu’au-delà du terme prévu >226. C’est le destin de tout cens dont on veut effacer le précédent coutumier. Avec Saint-Jean de Laon, le débat d’avouerie court encore en 1178 et 1188 (dates auxquelles les moines obtiennent des lettres pontificales 227) avant de s’apaiser en 1190, par un règlement qui relève Raoul de l’hommage dû pour son fief d’avouerie (Marcy-sous-Marle) et le fait passer au rang de partenaire de l’église, lié à elle par une societas comparable dans son aspect formel à celles qui le lient depuis 1168 et 1178 à Foigny et Prémontré 228. Du côté des églises, reste l’hommage prêté en 1190 à l’évêque de Noyon en grève de l’Oise : limité apparemment aux biens sis dans l’évêché-comté et ne préjugeant pas du statut contesté de la forteresse de Quierzy ; en 1223, Enguerran III règle cette question dans la ligne exacte des efforts paternels, c’est-à-dire en évitant la posture vassalique 229. Restait aussi l’hommage dû à l’évêque de Laon pour La Fère ; avec celui réclamé par le maître du Vermandois, c’était le problème majeur de Raoul Ier. Il faut examiner comment celui-ci a su s’émanciper presque complètement de part et d’autre.

    • Gislebert de Mons, pp. 77-78 et passim.

    • Chronicon Universale, éd. A. Cartellieri et W. Stechele, Paris-Leipzig, 1909, p. 9. La date de ce

    • Gislebert de Mons, p. 88 : « de Maria et Vervin, que cum allodia essent viri nobilis Radulphi supr

    Les années 1160 sont dangereuses pour les domini placés à la périphérie des principautés territoriales revigorées : à peu de distance de là, les Avesnes, qui ont un « profil » très voisin de celui des Coucy, en font l’expérience face au Hainaut 230. Il s’agit pour les princes de féodaliser les châteaux des Sires, de les avoir en tant que jurables et rendables. Ainsi, Raoul Ier est-il en butte aux efforts vermandisiens pour passer la vallée de l’Oise et retrouver une zone d’influence que les comtes du dixième siècle, même après le grand Herbert, avaient eue. Déjà le comte Raoul avait, selon l’Anonyme de Laon, « déshérité » les Coucy du château de Chauny 231 (ce qui est quelque peu exagéré, car ils n’y étaient pas anciennement présents). Mais c’est Philippe d’Alsace, comte de Flandre, qui en 1167 marque des points majeurs : recueillant la succession de Vermandois, il obtient de nombreux hommages en Picardie ; le chroniqueur hennuyer Gislebert de Mons le note avec précision : « Marle et Vervins étaient les alleux du noble Raoul, seigneur de Coucy, qui avait la haine de Philippe ; l’aide et la justice du roi de France lui firent défaut, et il reçut (Marle et Vervins) en fief du comte » 232.

    143Peut-être le serviteur de Baudouin V rejette-t-il ici sur Louis VII, alors en position d’attente parce qu’absorbé par le défi plantagenêt, la responsabilité d’un lâchage que l’on pouvait aussi imputer au Hainaut, car Raoul en avait recherché l’alliance par son mariage vers 1160 avec Agnès, fille de Baudouin IV. Comme le dit Gislebert en un passage souvent cité par les généalogistes du treizième siècle, et où s’exprime nettement, cette fois, son parti pris naturel en faveur de la famille comtale :

    • Gislebert de Mons, p. 68 : « Secundam filiam Agnetem, facie decoram, dulcedine et omnium morum hon

    • Cf. infra, p. .

    « C’est Raoul de Coucy, homme noble, puissant et riche, possesseur des châteaux de Coucy, Marle, Vervins et La Fère, qui eut pour femme Agnès, belle de visage, douce et honnête de mœurs, mais un peu boiteuse. Dans cette terre où les hommes sont sauvages et fiers, elle fut cependant aimée de tous, mieux que les autres dames » . De tous, c’est-à-dire des milites : notation très significativement datée qui signale l’existence, peut-être, d’un jeu courtois à Coucy, au moment même de l’enfance du châtelain-trouvère. Pourtant, la rusticité du groupe aristocratique local ne s’est pas démentie depuis le temps où Hermann de Tournai admirait le courage de l’évêque qui s’aventurait dans ces contrées .

    • Sur les rapports entre Raoul et Baudouin, cf. infra, p. 120.

    • La date du second mariage ne nous est pas connue avec précision : le termunns a quo est évidemment

    • L’expression « instigante diabolo » est d’André de Marchiennes, HF 19, p. 555. Celle de « hujus ma

    • HF 17, p. 619 et HF 18, p. 134 : lettres à Richard, évêque de Winton, et à Raoul de Glenville. Ell

    Comportant pour Raoul des obligations envers son beau-frère Baudouin V, même après la mort d’Agnès survenue en 1173, cette alliance hennuyère n’a pas eu d’effet directement positif 234. Le danger flamand ne se trouve conjuré que plus tard, à un moment où un rapprochement plus étroit avec le Capétien s’est effectué. La sépulture à Saint-Denis d’Enguerran l’enfant le préfigurait-elle déjà ? Il se concrétise lors du second mariage du Sire (entre 1173 et 1182) avec Alix de Dreux, nièce de Louis VII, qui s’accompagne — selon une pratique assez fréquente des alliances croisées — de celui de Yolande, fille aînée du premier mariage, avec Robert II comte de Dreux et de Braine, frère d’Alix 235. Ainsi sans doute, Raoul gagne-t-il grande audience à Paris ; dès 1180, il s’efforce, de concert avec le comte de Clermont, de pousser le jeune Phi lippe-Auguste à la guerre contre la Flandre, qui est aussi de l’intérêt du vieux « tyran » Robert de Boves. Le conflit, lorsqu’il éclate, trouble profondément les Flamands parce qu’il rompt l’ordre du monde, dans lequel comte et roi devraient incarner ensemble un même principe de souveraineté. Ce ne peut-être dû qu’à l’instigation du diable, qui s’est servi des deux « conseillers du roi » comme d’« incendiaires du mal » 236. En tous cas, ils parviennent tous deux à leurs fins : dès 1181, deux lettres de Henri II Plantagenêt 237 nous apprennent que Clermont et Coucy restent entièrement dans la main du roi, libres du comte de Flandre.

    • 238 Gislebert de Mons, p. 135.

    • 239 L’enquête, non datée, concerne les services dus par le fief de La Ferté ; elle est éditée par A. D

    • 240 En 1203, Enguerran III conclut un accord avec Gautier d’Avesnes, « salva fide domini regis Francia

    Néanmoins, le péril flamand renaît l’année suivante (1182) lorsque le comte Philippe masse une grosse armée sur l’Oise pour attaquer Raoul. Le roi et le comte de Hainaut s’interposent pour sauver Coucy 238, mais les chroniques ne mentionnent pas les conditions imposées au sire. On peut seulement les entrevoir par recoupement entre une enquête postérieure et des souscriptions contemporaines dans des actes de l’évêque Roger de Laon 239 : Raoul a finalement prêté hommage au comte pour Marle et Vervins mais, comme souvent dans les reprises en fief, il a reçu un augment de fief. Le dominus de La Ferté-Chèvresis (ou « La Ferté-Blihard ») lui doit désormais hommage. Maître d’une seigneurie banale ancienne mais appuyée sur un seul château majeur, Gobert de La Ferté devient entre 1182 et 1184 le vassal du sire de Coucy ; en même temps, il reçoit comme épouse Marguerite, la « nièce » de Raoul Ier. La soumission de ce fief est définitive, puisqu’il relève encore de la châtellenie de Marle au quinzième siècle. En revanche, l’hommage de Raoul au comte de Flandre n’a pas de suite gênante, car celui-ci perd très vite le Vermandois ; on voit encore Enguerran III réserver, en 1203 la fidélité qu’il doit à la comtesse Eléonore, qui conservait depuis 1192 Saint-Quentin, Chauny et Ribemont ; mais en 1213, le Vermandois entier passe au domaine royal 240.

    • 241 Gislebert de Mons, p. 123.

    • 242 H.-F. Delaborde, Recueil des actes de Philippe-Auguste, tome I, Paris, 1916, pp. 175-177 (no 145).

    C’est donc avant tout par les progrès de la royauté sous Philippe-Auguste que Raoul Ier et ses descendants ont été placés en situation de vassaux directs. Dans un premier temps, le roi reprend en main, en la féodalisant, sa propre principauté d’Ile-de-France. Vengeur de ses hommes en 1177 contre l’évêque de Laon Roger « de Rozoy » et les domini du Laonnois oriental241, avec ou sans l’appui de Raoul Ier, Philippe-Auguste fait céder le prélat en 1185 sur tout ce qui les opposait : en revigorant la charte de la cité (l’institutio pacis de 1128), il lui retire l’hommage-lige du Sire de Coucy pour La Fère 242. Dès lors, la Seigneurie de Raoul est comme partagée entre la part Nord-Est (Marle et Vervins) liée formellement à ce qui reste du Vermandois, et la part occidentale (La Fère et Coucy), intégrée dans l’espace capétien traditionnel.

    • 243 Ph. Lauer (1912) dans son Introduction à E. Lefèvre-Pontalis, Le château de Coucy. J. Tardif, Le p

    Mais Raoul Ier a su choisir cette intégration au lieu de la subir. Et c’est ce qui lui permet d’échapper à une emprise directe des officiers royaux, de garder toutes ses justices, bref de devenir un « grand feudataire » : il se distingue ainsi des autres domini d’Ile-de-France, beaucoup plus soumis et auxquels il ne reste qu’à faire carrière à la curia regis, et s’élève aussi au-dessus des maîtres de châteaux picards, dont la geste de Garin le Loheren décline les noms ancestraux en même temps que ceux des Coucy, mais qui se trouvent beaucoup plus intégrés, ou médiatisés en tant qu’arrière-vassaux. Avec Raoul Ier, la fortune des Coucy prend une face nouvelle. Des historiens, comme Lauer et Tardif ont voulu diagnostiquer un temps fort de l’histoire des Coucy dans le « règne » d’Enguerran III, son fils, appelé « le grand » ou le « bâtisseur » 243. En émettant ce jugement, ils n’ont mesuré ni l’importance des ambitions autrefois déployées par ses aïeux, Enguerran Ier et Thomas de Marle, ni le mérite politique de son père, dont il a recueilli les fruits.

    • 244 Cf. G. Duby, La société…, pp. 336-358.

    La stratégie des Sires, dominant les aléas de la conjoncture politique, n’a cependant pas tout fait. Ils ont à coup sûr bénéficié d’une vive croissance agricole et du trafic commercial d’entre Flandre et Champagne, qui constamment alimente leurs wionages. Comme dans le Mâconnais de G. Duby, la « sélection » entre châtellenies s’opère après 1180 en grande partie en fonction de leur proximité par rapport aux routes 244, et la Seigneurie de Coucy est un don du wionage. Sur ces atouts matériels fondamentaux, nous aurons à revenir. Ils ont puissamment soutenu la chance politique majeure de Raoul Ier, qui est incontestablement d’avoir été l’instrument privilégié d’un effort de Philippe-Auguste, couronné de succès, pour empêcher la mutation en forme féodale classique de la principauté de Vermandois, et même sa survie à terme.

    Le rang

    • 245 La provenance géographique des témoignages recoupe à peu près le champ d’action militaire et matri

    C’est à la fin du douzième siècle que Raoul Ier acquiert un rang éminent dans la hiérarchie féodale alors en rapide élaboration. Est-ce une véritable percée par rapport à la situation antérieure ? C’est ce qu’il faut demander aux témoins attentifs qui voient les Coucy de l’extérieur 245. Pour eux, les positions dans le système politique se sont exprimées jusque-là en termes de liens entre les hommes, compagnons de guerre ou échangeurs de femmes.

    • 246 Cette appréciation est étayée par : N. Jorga, Les narrateurs de la Première Croisade, dans la Revu

    • 247 Albert d’Aix, RHC tome 4, pp. 293, 315, 322, 422, 464, 468 ; — Robert le Moine, RHC tome 3, p. 833

    Cherchons d’abord nos Sires dans les listes de grands du royaume, participant à des Croisades. Parmi les chroniqueurs de la Première, celui qui connaît le mieux Thomas est Albert d’Aix, familier de l’aristocratie de France du Nord 246 ; deux autres contemporains seulement le citent : Robert le Moine et la Chanson d’Antioche. Sur l’ensemble des mentions faites par les trois textes 247, les compagnons les plus fréquents de Thomas sont : les comtes de Saint-Pol, le père Enguerran et le fils Hugues (6 citations), Dreux seigneur de Mouchy-le-Châtel (5), Clérembaud seigneur de Vendeuil (4), Renaud et Payen de Beauvais (4), Baudouin du Bourg, futur roi de Jérusalem (4), Conon le briton et son fils Lambert (3), Anseau seigneur de Ribemont (3), Evrard du Puiset (2), etc… On discerne donc un milieu homogène socialement (ancienne aristocratie dont les membres tiennent ou gardent des châteaux majeurs) et géographiquement, puisque tous sont originaires de la Picardie et de ses confins. Cette génération de héros fournit aussi Suger en bêtes noires, dans sa Vita Ludovici, puisque deux des compagnons de croisade de Thomas, Mouchy et Puiset, se retrouvent comme lui adversaires du roi ; des quinze seigneurs-tyrans auxquels s’oppose Louis VI, douze se rapprochent de Thomas par leurs prétentions de seigneurs banaux et leur proximité de l’Ile-de-France : c’est le milieu illustré par les Montlhéry, les Rochefort et les Montmorency, qui plus tard se rapprochent de la royauté.

    • 248 Guillaume de Tyr est selon N. Jorga, Les narrateurs…, proche d’Albert d’Aix, car c’est la chroniqu

    En ayant lu les récits contemporains avec un peu de recul (trois quarts de siècle) et beaucoup de finesse, Guillaume de Tyr fixe avec justesse la qualité exacte de ces hommes dans le passage qu’il consacre à la bataille de Dorylée (1097) : « dans cette occasion périlleuse, nos plus grands princes (principes) eurent un comportement excellent ; et de même certains des moyens (quidam de mediocribus) tels Baudouin du Bourg, Thomas de La Fère, Renaud de Beauvais, Galon de Chaumont, Gaste de Béarn, Gérard de Quierzy, s’assurèrent dans cette action une gloire pérenne » 248.

    • 249 L’édition récente est celle de : J.E. Vallerie, Garin le Loheren, according to manuscript A (Bibli

    Ce groupe se transpose assez bien du champ historique de la Croisade vers celui, légendaire, de la geste des Lorrains. Les chevaliers picards solidaires de Thomas à la Croisade sont les représentants des lignées dont les noms figurent, vers 1180, dans Garin le Loheren 249, partie réputée la plus ancienne et la plus originale du cycle. Cette épopée connaît les grandes lignées de domini et, pour constituer le vasselage de Fromont puis de Fromondin, elle prend à chacune son prénom le plus courant : Clérembaud de Vendeuil et Anseau de Ribemont voisinent ainsi avec « Enjorant de Couci », Thomas de Marle (parfois de La Fère) et Robert de Boves. Elle ne signale pas la parenté entre ces trois derniers personnages : la connaît-elle ? et lequel des deux premiers Enguerran est la « clef » ?

    • 250 Historia…, éd. A. Molinier, p. 159.

    • 251 Aubry de Trois-Fontaines, p. 868 : « Item mortui sunt ibidem alii quidam viri magni nominis » (…)

    Cités ici parmi les domini sans que leur soit compté comme une distinction supplémentaire le cumul des trois châteaux, les Coucy affirment mieux que les autres, à la parade du royaume (du moins de sa partie orientale), leur rang de « moyens principes ». Ainsi l’Historia Gloriosi regis Ludovici cite-t-elle Enguerran II, lors de la réunion de Vézelay (1146) ; elle signale la présence des optimales et barones regni 250 : comme laïcs dix comtes et quinze nobles ne portant pas ce titre ; de ces quinze, Enguerran est le deuxième nommé, après Archambaud de Bourbon et avant Geoffroi de Rancon. Il est le numéro 12 du royaume, et seul représentant du Laonnois parmi les vingt-cinq premiers ; des domini comme Evrard de Breteuil et Dreux de Mouchy lui rendent plusieurs longueurs, se classant dix-neuvième et vingtième. Car c’est d’un véritable palmarès qu’il s’agit. Désormais, les auteurs s’accordent à peu près, et citent les grands dans un ordre bien défini, fixant seulement en fonction de la place et de l’information dont ils disposent la « barre » à laquelle ils s’arrêtent : si c’est les comtes (comme dans Guillaume de Tyr pour la Deuxième Croisade), on ne voit pas le représentant des Coucy, mais dès qu’apparaît le rang immédiatement inférieur, il y figure (à condition bien sûr qu’il s’agisse de circonstances où il est présent). En application de ce principe, les chroniqueurs de la Troisième Croisade mentionnent ou omettent la mort de Raoul Ier au siège d’Ascalon (1191) ; Aubry de Trois-Fontaines, lui, retient treize noms : il met en vedette le comte de Flandre et le duc de Bourgogne, puis « quelques autres hommes portant un grand nom » et qui sont onze (dont huit comtes, Raoul de Coucy et deux autres domini), et enfin « plusieurs autres » 251. Au temps d’Enguerran III, la « barre » des chroniqueurs a tendance à se fixer, juste en-dessous du Sire ; ainsi est définie la couche supérieure de la noblesse, formée de barons qui sont les compagnons directs du roi.

    155Les Coucy ne sont plus mêlés au treizième siècle au tout-venant de domini picards avec lesquels ils frayaient dans la première série de témoignages. Mais comment interpréter ce contraste ?

    1561) Ils sont effectivement en position double : « sires » et « barons » pour parler comme au temps de Saint Louis. Dans la période 1100-1180, celle de la diffusion de la Chanson d’Antioche et d’une forte continuité « dynastique » des domini, la vraie réalité politique picarde est le simple ressort de château : c’est la seigneurie banale de premier âge, stabilisée pour un temps. Que les Coucy soient quelque chose de plus n’est pas retenu forcément. En revanche, dans la période qui suit, pendant laquelle s’effectue une sélection entre domini et s’esquisse une nouvelle conceptualisation des pouvoirs, cet avantage reparaît — Raoul Ier étant tout de même parvenu à le réactualiser.

    • 252 Au treizième siècle, il y a coïncidences entre l’ordre dans lequel les barons souscrivent les ordo

    2) L’attribution d’un rang plus précis est caractéristique de la fin du douzième siècle : elle doit beaucoup à l’inspiration sugérienne de l’historien de la Deuxième Croisade ; elle s’appuie aussi sur une pratique : celle de la chancellerie capétienne 252. Elle recoupe très précisément le processus de féodalisation du royaume, et tend à substituer une conception hiérarchique à l’image antérieure d’un simple dégradé dans la continuité fondamentale entre titulaires d’honores, comtaux ou castraux.

    • 253 Pour l’affaire de Wieselburg, le témoignage principal est celui d’Albert d’Aix, p. 293. Pour la ju

    On est frappé en effet de la relative informalité des rapports politiques tels que nous les représente l’armée croisée lorsqu’elle se range en bataille devant Nicée ou Dorylée. Elle est un magma de petits contingents qui ne se regroupent pas toujours de la même manière. Ainsi Thomas parti en avant-garde se lie-t-il avec le comte allemand Emichon de Leiningen, de même que Guillaume le Charpentier de Melun et Clérembaud de Vendeuil, et se tire-t-il avec eux du désastre de Wieselburg (août 1096) : rapports « horizontaux » entre guerriers, solidarité d’âge et de voisinage. Pendant la grande expédition, « notre héros » suit alternativement son beau-père futur (et posthume ?) Baudouin II de Hainaut, et le comte de Vermandois Hugues le Maine, qui est son seigneur et l’intègre dans sa juventus253. Tout cela donne une bonne image du caractère intermittent et enchevêtré des relations personnelles qui sont le système politique d’alors : celui-ci n’est pas dépourvu de logique, mais il est souple et imparfaitement hiérarchisé.

    • 254 L’idée que les alliances expriment le rang est présente dans toute l’histoire de l’aristocratie (c

    Le même caractère changeant et cependant ordonné par des critères qu’il s’agit de mettre en évidence, se retrouve dans l’image donnée par les alliances matrimoniales, dont l’importance n’échappe pas aux contemporains 254. L’aristocratie du royaume est un groupe large dans lequel circulent des femmes (en même temps que des biens et des paroles), selon des normes assez précises.

    • 255 Paris, 1981. Nous utilisons notamment les passages sur : le rapt (pp. 45-6), l’« inceste » (p. 184

    Sur la pratique matrimoniale de l’aristocratie des onzième et douzième siècles, on dispose maintenant du livre récent de G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre255. Dans le champ nouveau qu’il ouvre, l’exemple des Coucy appelle ces quelques remarques :

    1. Dans la forme comme dans le fond, les guerriers du haut Moyen Age pratiquent souvent le rapt. Ainsi le comportement d’Enguerran Ier et de Thomas de Marle a-t-il quelque chose d’archaïque : avec les femmes qu’ils épousent comme avec les églises qu’ils veulent soumettre, ces hommes apparaissent comme des habitués de la « rapine ». Enguerran II, au contraire, surtout après 1138, représente un type nouveau de seigneur « dans les règles » : à partir de lui, fini le temps des « brigands » et ravisseurs ; la régularisation des comportements matrimoniaux a un certain rapport avec celle, plus générale, des échanges. Simple changement de perspective dans la documentation, ou vraie rupture anthropologique ? Il ne faut pas sous-estimer la seconde de ces dimensions.

    2. L’une des grandes contradictions de la « morale des prêtres » appliquée aux guerriers réside dans l’exigence de non-consanguinité jusqu’au septième degré canonique, qui met en péril, à la faveur de découvertes « comme par hasard » de liens de parenté entre époux, la stabilité des unions, elle-même pierre de touche du mariage chrétien. La première épouse de Thomas de Marle — on l’a vu — est renvoyée pour cette raison par son mari (apparemment à contre-cœur). Mais c’est le seul cas. Il est bien clair que d’autres épouses de Sires leur sont quelque peu parentes : ainsi Alix de Dreux, donnée à Raoul Ier, est-elle sa cousine au quatrième degré canonique 256, ce qui ne semble pas faire problème. B. Guenée nous l’enseigne : dans la tradition, la prohibition au septième degré canonique n’est pas à prendre au sens littéral, elle a seulement la portée d’une interdiction de l’endogamie, partout où elle est reconnue. La non-consanguinité au sens le plus rigoureux n’est donc pas observée ; elle empêcherait tout mariage, dans la haute aristocratie comme dans les microsociétés villageoises ; même, elle supposerait une connaissance de la parenté que les intéressés n’ont pas 257.

    3. En revanche, il y a une norme fréquemment observée au douzième siècle : celle de l’hypergamie masculine. Entre 1100 et 1200, cette lignée qui malgré les efforts de Thomas ne porte plus le titre comtal, reçoit trois filles de comtes, et une fille de dominus que marie en fait son oncle Raoul de Vermandois et qui est de sang royal. Les Coucy ne donnent en revanche jamais leurs filles et sœurs à des comtes, mais soit à des domini d’un rang voisin du leur, soit à des châtelains de cités ou de castra, qui certes sont « de leur monde », mais tout de même d’un rang un peu inférieur 258. G. Duby, remarquant cette pratique, la relie à un déséquilibre sur le marché matrimonial : on contraint davantage au célibat les garçons, car ils revendiquent une part plus grande d’héritage, que les filles, que l’on a intérêt à donner pour s’attacher des alliances — donc, elles ne trouvent pas toutes des maris de leur rang, et on leur en cherche juste au-dessous. Mais remarquons que pour que ce mécanisme se mette en place, il faut que l’« intérêt » qu’il y a à donner des femmes existe déjà : la pratique sociale le présuppose.

    • 259 1177 : AD Nord 1 H 41/466. La série se poursuit en 1207 : BN N.A.L. 1209, no 38 (Milesende III ava

    On ne voit pas toujours clairement quelles obligations le receveur de femmes contracte à l’égard de son beau-père ou beau-frère. Il ne devient pas nécessairement son vassal : du moins pas pour toute sa terre, le don d’une épouse n’apparaissant pas toujours en rapport avec la pratique du fief de reprise. Pour la dot, on peut hésiter. S’agissant des époux de filles de Coucy, il y a un bel exemple « féodal » avec Hugues, sire de Gournay, qui en 1177 tient un droit de districtus à Nouvion, sur la Serre, avec cens et wionage, en fief de Raoul Ier. Cet acte paraît être le premier d’une série259 qui montre les Sires de Coucy en position de seigneurs féodaux du fait des dots de leurs tantes, sœurs ou filles ; et certes Nouvion ne peut venir que de Milesende II, sœur d’Enguerran II et épouse du Sire de Gournay. Mais de quelle façon, exactement ? Le fief cité est-il bien la part — ou dot — de cette femme ? La part a-t-elle été d’emblée constituée en fief, ou postérieurement féodalisée, et augmentée éventuellement ?

    • 260 Gislebert de Mons, p. 68 : « in matrimonio autem Agnetis, que, ut prediximus, Radulpho de Coci nup

    • 261 Gislebert, p. 136. Raoul Ier est également, en 1181, garant de Baudouin V lors de conventions matr

    • 262 Gislebert, p. 135 (menace de 1182) et p. 329 (éloge final).

    Des questions se posent aussi à propos de Raoul Ier lui-même vis-à-vis des comtes de Hainaut, dont il est l’allié à partir de 1160. En bon comptable, Gislebert de Mons précise que « pour la dot (matrimonium) d’Agnès, mariée comme on l’a dit à Raoul de Coucy, il (son père, le comte Baudouin IV) lui donna ainsi qu’à ses héritiers d’avoir chaque année sur l’assise de la ville de Mons, qui se fait à la Saint-Rémi, quatre-vingts livres de deniers, et sur celle de Binche, à la même date, quarante livres ; à cela Baudouin, frère d’Agnès, lorsque la mort de son père le fit accéder au comté de Hainaut (1171) ajouta soixante livres, à la même date, sur Valenciennes » 260. Il est remarquable que ces dons ne soient pas décrits en termes féodaux, alors même que nous voyons Raoul Ier, en novembre 1182 (soif neuf ans après la mort d’Agnès), tenu d’aider Baudouin V contre le comte de Louvain, comme le ferait un vassal 261. Et le comte de Hainaut, lui, n’a pas les mêmes obligations envers Raoul, se contentant en 1182, lorsque pèse sur celui-ci la plus grave des menaces flamandes, de freiner l’agressivité de Philippe d’Alsace, qu’il ne pouvait cependant éviter d’aider contre le Sire de Coucy, en vertu d’engagements formels, s’il y avait affrontement. Et en terminant sa chronique par l’éloge de Baudouin Y, Gislebert de Mons place Raoul de Coucy au nombre de ces ennemis de la Flandre (avec Philippe-Auguste et Jacques d’Avesnes) contre lesquels le comte de Hainaut a apporté des aides « multiples et considérables »262. Il y a eu des renversements d’alliances, ou à tout le moins le jeu d’une certaine casuistique.

    • 263 Le célèbre Qu’est-ce que la féodalité ? de F.L. Ganshof, fonde assez largement son chapitre de la

    • 264 Gislebert, p. 117 (1175), et p. 123 (1178).

    Alors, qu’était la constitution de rente de 1171 ? Un complément de dot, versé légalement à la mort du père ? Ou un fief qui ne s’avoue pas, que Gislebert de Mons, plus étranger au vocabulaire féodal qu’il n’y paraît, n’appelle pas de son nom ? 263. Il n’y a pas si loin de l’une à l’autre de ces hypothèses, puisque les deux exemples de Hugues de Gournay et de Raoul Ier lui-même montrent que recevoir une femme peut être le prélude à une entrée en situation de vassal, et à coup sûr crée une position de subordination virtuelle : ce n’est toutefois que l’un des éléments d’une séquence qui n’est pas rigidement prédéterminée. La souplesse caractérise bien, de fait, les rapports entre Raoul Ier et les Hainaut, qui comportent à la fois hiérarchie et égalité, obligation et spontanéité. Les tournois mettent en scène, comme en de véritables psychodrames, l’alternance d’accord et d’agressivité entre les deux beaux-frères qui « se chérissent » : en 1175, entre Soissons et Braine, Baudouin tient tête à des chevaliers français et champenois supérieurs en nombre, en partie grâce à l’aide de ses deux sororii, Raoul de Coucy et Bouchard de Montmorency ; mais en 1178, lorsqu’on tournoie entre Vendeuil et La Fère, Baudouin capture son beau-frère Raoul, seigneur du château de La Fère, puis le libère sans rançon264.

    • 265 Un classique de l’anthropologie est venu stimuler particulièrement notre réflexion sur ce point :

    C’est tout l’art de la maison de Hainaut d’avoir, au long du douzième siècle, distribué ses filles aux plus puissants domini du Nord de la France (deux fois les Coucy, et Montfort, Montmorency, Nesle, Rumigny) pour s’en faire des amis, des obligés. Face à des phénomènes de ce type, le comparatisme sociologique est intéressant et nécessaire 265 : la « circulation des femmes » de haut en bas semble un caractère commun à des sociétés à système politique segmenté et dominé par des aristocraties qui s’organisent en forts groupes de parenté. Elle oblige en effet les receveurs de femmes à des contreprestations, en nature et surtout en services, assurant le maintien des rapports de domination et le déséquilibre général des échanges ; elle permet de classer les groupes de parenté, par une série de comparaisons bilatérales plutôt que par une perception globale, selon l’illustration apportée par les lignes maternelles. Mais bien sûr, à partir de ce fonds commun, il faut repérer la spécificité de chaque société ; tout en appartenant à un type sociologique plus large, celle du douzième siècle en France évolue selon ses règles propres : elle développe notamment les institutions féodales classiques, complexes par ce qu’elles apportent de casuistique et de tarification, en regard de la fruste simplicité des sociétés archaïques.

    • 266 Sur ce point, comme nous le fait remarquer P. Toubert, on rejoint une loi sociologique valable dan

    Il faut donc reconnaître, parmi d’autres, l’hypergamie masculine comme l’un des principes structurants des liens féodaux. Pour jouer ce rôle, elle n’a pas besoin d’être pratiquée toujours, mais seulement un certain nombre de fois, les autres cas étant des isogamies 266. Cependant, ce sont les hautes alliances qu’il importe aux contemporains, comme on le verra, de mémoriser par prédilection.

    • 267 Ch. chapitre IV, p. 435.

    Mais très significativement, le schéma se brouille au treizième siècle. Si les Sires reçoivent toujours des filles de comte, leurs sœurs ne sont pas non plus négligées par ces derniers. Une fille d’Enguerran III devient même, par secondes noces de son mari, reine d’Ecosse 267. Ceci témoigne de l’éminence du rang des Coucy ; et de toutes façons, à ce moment, le nombre de comtes diminue, du fait des progrès de la royauté et des principautés, et les comtés relevés le sont par des nobles de branche royale récente. Mais il nous semble qu’une fois de plus, l’histoire particulière des Coucy rejoint ici un fait plus général : les rangs ont acquis à ce moment, dans un système beaucoup plus institutionnalisé, une rigidité nouvelle ; la hiérarchie féodale, tardive, a dans une certaine mesure enlevé sa fonction classificatrice à l’hypergamie (qui n’en garde pas moins, et pour longtemps, une place évidente dans les modèles d’ascension sociale).

    167Jusqu’alors avait prévalu un système de rapports dissymétriques de forme plus souple, quoique fournissant l’occasion de concurrences implacables. C’est dans cette trame-là que s’était inscrit l’effort des maîtres de la seigneurie banale de « premier âge » : en un temps où histoires de guerres, de femmes, de pouvoirs, c’était tout un.

    Stratégie et conscience lignagères

    168Ne nous dissimulons pas le caractère hypothétique des précédentes considérations, appuyées ici sur le seul lignage des Coucy… à supposer qu’il existe. Car nous ne savons pas toujours avec certitude quelle part d’aléa ont à maîtriser les marieurs, ni qui ils sont : est-il bien certain que c’est Thomas lui-même qui a donné aux domini ses filles du premier mariage, et qu’elles ne sont pas retournées en Hainaut avec leur mère, dans le vivier féminin des comtes ? Et en revanche, Raoul Ier n’a-t-il pas lui-même marié sa nièce Marguerite, à point nommé pour consolider un hommage, avec Gobert de la Ferté-Chévresis ?

    • 268 En termes sociologiques stricts, on appellerait lignage un groupe de parenté défini par l’une des

    • 269 Anseau de Caix, frère d’Enguerran Ier, est devenu archidiacre d’Amiens, et son fils Robert est pri

    • 270 A. SITASS. 1, pièce 5. Cette réunion de famille est bien postérieure au partage de l’héritage, sur

    • 271 BN N.A.L. 1289, fol. 65-66 (exemption de wionage de La Valroy).

    A quel moment pouvons-nous, en somme, parler d’une organisation lignagère, avec l’élaboration stratégique et la conscience d’ancestralité qu’elle suppose ? En prenant le terme assez empiriquement 268, on doit noter dès le début de l’histoire des Coucy, des formes de coordination entre frères et cousins patrilatéraux. On connaît le rôle de Robert de Caix, cousin quelque peu sacrifié de Marle, dans les négociations de 1131 269. A la même époque, se pose la question des liens conservés entre Coucy et Boves (qui tout de même sort de notre champ d’observation) : dans l’acte solennel de 1138 pour Prémontré 270, Robert paraît avec son frère, sa sœur et sa mère — mais ce n’est là qu’une « famille nucléaire ». Entre les deux branches issues de Marle, le souvenir de l’origine commune est longtemps conservé, quoique la légende dorée de cet ancêtre ne serve que de notre côté ; passée la tentative de Robert pour déshériter ses neveux (1154), il y a bien une apparition de ses fils Enguerran et Robert en 1190 auprès de Raoul Ier 271, et la parenté est signalée, mais c’est le seul cas ; il n’y a pas de solidarité militaire ou judiciaire au treizième siècle entre les Boves et les Coucy. En revanche, chez les uns comme chez les autres, le nom s’impose comme lignager à partir du milieu du douzième siècle ; encore n’est-il pas seulement cela, car châtelains et chevaliers de château se disent eux aussi « de Coucy », comme les descendants d’Enguerran II (d’où de nombreuses confusions chez les historiens d’antan).

    • 272 Cf. infra, p. 406.

    Pour voir apparaître une conscience lignagère réunissant une branche aînée et ses collatérales de manière durable, il faut attendre les fils de Raoul Ier, ceux entre lesquels ce Sire a prévu, en 1190, lors de son départ en Croisade, de maintenir des liens fondés sur l’hommage des cadets (système du frérage) pour ce qui ressemble fortement à des apanages 272. Un tel lien (qui n’entraîne pas l’exclusion des filles de la branche aînée pour la transmission de la Seigneurie) doit en fait sa force aux aspects féodaux et territoriaux qui l’étayent. Il est tardif, et tend à considérer comme « fondateur » le « testament » de Raoul Ier. Avant celui-ci, il y avait certes des stratégies (asymétries dans les successions, formes de solidarité) mais le rapport de parenté agnatique fonctionnait sans être explicité. A partir de 1190, ce rapport vient se cristalliser dans un ordre politique durable.

    • 273 Cf. notre article sur Traditions et recours au passé en Seigneurie de Coucy, à paraître dans les A

    Il n’y a pas de « lignage » (au sens sociologique strict), sans enracinement dans une « terre ». Postérieurement au douzième siècle, on conserve localement le souvenir de Thomas et d’Enguerran II (les précédents, de saint Rémi à Enguerran Ier étant tout à fait occultés), comme d’ancêtres dont l’histoire est plutôt celle de l’institution légendaire de la Seigneurie de Coucy. Mais cette mémoire du pays ne s’entretient pas d’elle-même ; elle a besoin, avant comme après le livre de F. de L’Alouëte (1577) du renfort constant de l’écriture ; elle n’est pas lignagère ni strictement généalogique, bien que les châteaux en soient des hauts lieux273.

    • 274 Chronica, MGH SS 23, p. 811 (mention à l’année 1199) : Miraculosa narratio, tradita a maioribus de

    • 275 S. Duparc-Quioc, Le cycle de la Croisade, Paris, 1955, p. 43. Lambert d’Ardres, dans les Gesta Com

    Le témoignage le plus ancien sur un souvenir ancestral est transmis par Aubry de Trois-Fontaines. Ce cistercien écrivant entre 1190 et 1236, avait inséré dans sa chronique « un récit merveilleux transmis par les anciens » à propos de l’entrée de Thomas, appelé cette fois tout de même « le Sire de Coucy » à Jérusalem. Il s’agit d’un épisode de la Conquête de Jérusalem, central dans-son noyau primitif274. Cette épopée contemporaine de la Chanson d’Antioche la complète en racontant l’aboutissement de la Première Croisade : contredisant totalement la légende noire de Marle, elle nous montre un héros désintéressé, qui entre le premier dans la Ville Sainte et va prier au Saint-Sépulcre avec Godefroi de Bouillon au lieu de se livrer au pillage. Il reçoit aussi d’une sarrazine la prédiction de sa mort de la main de son seigneur le comte de Vermandois. Aussi est-on tenté de suivre S. Duparc-Quioc lorsqu’elle imagine, par analogie avec un passage de Lambert d’Ardres, que les Coucy ont dûment récompensé les jongleurs qui faisaient une si belle part à leur ancêtre 275.

    • 277 Chanson…, vers 615, p.94.

    • 276 « A la hardie chière » : Conquête, II, vers 924, p. 40 ; au vers 1149 du même chant, Thomas « de M

    • 277 « Qui le cuer ot loial » : Chanson, vers 2999 (p. 171) ; qui « ot maint vassal » (beaucoup de cour

    • 278 Conquête, VII, vers 7951, p. 314. Sur le lion de Coucy, cf. notre article, Les Sires fondateurs… L

    • 279 La bataille : Conquête, II, vers 1584 et 1586. La Fère : ib., I, vers 734, p. 30 (« li prox et li

    De fait, les contemporains de Thomas ont en général su qu’il était famosus in militia et strenuissimus. Ils ne l’ont en revanche (dans des écrits en latin) jamais qualifié de probus. Il nous semble en tout cas que sa renommée n’a pas été longtemps « mémoire vive ». Et nous nous demandons dans quelle mesure la reconnaissance du l’épopée comme ancêtre des Coucy a été toujours effective. L’attache toponymique à Coucy n’est mentionnée qu’une fois 277, alors que Thomas est ailleurs « de La Fère » (dans La Chanson d’Antioche, notamment) ou « de Marle » (dans La conquête de Jérusalem, surtout). Parler du Thomas des épopées est d’ailleurs presque abusif, car en leur forme connue, elles ne donnent guère de notation vraiment personnalisée sur le héros dont il est question — même, elles le dédoublent : il y a celui de La Fère et celui de Marle, deux silhouettes qui ne sont ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Les épithètes caractéristiques de ces deux actants se recoupent souvent (mais aussi celles d’autres héros nommés). La Fère est un homme « à la hardie chière » ou « qui fiert à abandon » et ces éléments passent finalement à son homonyme « de Marne », « li quens qui bien fiert de l’épée » 276. Ailleurs, le seigneur marlois est celui « qui le cuer ot loial » et qui « ot maint vassal » ; son « cœur » est de façon générale son principal atout : qu’il soit « fier » ou « de lion » 277, il ne l’a pas laissé en France comme plus tard Conon de Béthune fera du sien ! L’écu du chevalier est le miroir de son âme : aussi celui de Thomas représente-t-il un lion ; c’est un trait d’héraldique imaginaire, mais qui annonce — est-ce une pure coïncidence ? — tout un complexe postérieur de rituels, de légende et d’iconographie sur le lion de Coucy 278. De toutes façons, si l’assimilation est encore envisageable dans Antioche, le dédoublement des Thomas est effectif dans Jérusalem, où ils figurent ensemble dans le même alignement de bataille, et remplissent des fonctions tout à fait distinctes : le seigneur de La Fère apparaît dans le chant I comme « li prox et li senès », à qui on demande conseil avant de décider du dispositif d’attaque de Jérusalem ; celui de Marle est un redoutable combattant, lanceur de gageures, plus jeune et plus conforme au « vrai » Thomas279.

    • 280 L’expression de « chevaliers gyrovagues » est dans Gislebert de Mons. Sur les entourages, cf. chap

    Les mêmes problèmes d’identification se retrouvent dans Garin le Loheren. Ces épopées de première génération ne développent guère de conscience généalogique : elles sont faites avant tout pour les milites gyrovagantes qui errent en France du Nord de château en château, prenant place dans l’entourage des principaux domini dont les éponymes figurent au registre de la grandeur épique280. Elles peuvent donc bénéficier aux descendants, pourvu qu’ils se fassent reconnaître, vis-à-vis du monde chevaleresque, de la même façon que les libéralités ancestrales les illustrent vis-à-vis du monde monastique. Aubry de Trois-Fontaines procure à Enguerran III cette reconnaissance comme descendant de Thomas en vue du double prestige auquel elle donne accès : ceci l’illustre « aux yeux du monde ».

    175Mais l’évocation de Thomas ne sert pas de manière repérable à développer la solidarité de ses descendants entre eux. De la stratégie lignagère de ceux-ci, on peine à discerner les aspects ; de leur conscience lignagère, on ne sait rien. Ce dont les textes ecclésiastiques nous donnent à connaître, c’est la lignée beaucoup plus que le lignage.

    Les écrits généalogiques.

    • 281 Il introduit dans sa Chronica, MGH SS 23, p. 823, outre le prolongement jusqu’à Raoul « de Marle »

    • 282 MGH SS. 1.3, p. 251-6. Elles ont fait l’objet d’un article de B. Guenée, Les généalogies entre l’h

    • 283 Cf. G. Duby, Remarques sur la littérature généalogique en France aux XIe et XIIe siècles (1967), r

    On le voit d’abord avec ces documents de conjointure toujours sélective, et parfois imaginaire, que sont les généalogies. Nous n’en possédons pas qui ait été faite par les Coucy eux-mêmes ou sous leur inspiration. Et si les allusions d’Aubry de Trois-Fontaines paraissent assez avantageuses pour eux281, ce n’est peut-être qu’un hasard documentaire. Sa source en tous cas, les fameuses Genealogiae Fusniacenses, est proche d’eux mais indépendante 282. Rédigées en 1162 ou 1163, elles s’intéressent avant tout aux comtes de Roucy, auxquels est apparenté l’abbé Robert. Dans la littérature généalogique de ce temps, le modèle de parenté des nobles est une filiation agnatique avec des décrochements sur les lignées maternelles chaque fois qu’elles sont plus illustres 283 : c’est ce qui se passe ici pour les Roucy, qui par leurs aïeules descendent de Hugues Capet, et découvrent ainsi, selon le mot de B. Guenée, « la fierté d’être capétien ». Une fonction de ce texte doit être, très naturellement, de signaler les hypergamies les plus récentes, par lesquelles s’effectue le meilleur rapprochement de la noblesse avec les rois : mise à jour du Who’s who, en quelque sorte.

    177Les Marle (ainsi considère-t-on toujours nos Sires, à Foigny) ne bénéficient pas de l’illustration apportée aux Roucy par Hauvide, sœur de Robert le Pieux. Létaud, l’aïeul maternel de Thomas, n’est que le frère d’Ebles Ier de Roucy qui a épousé la fille d’Hauvide. Mais il faut savoir qu’à la génération de 1130, Enguerran II a épousé Ade de Beaugency, ce qui place les descendants à deux décrochements par hypergamie du Capétien, tout comme les Roucy, mais en moins de générations qu’eux — l’ancêtre étant Henri Ier, au lieu de Hugues Capet. Si l’on poussait le raisonnement dans ce sens, il faudrait voir dans les Genealogiae Fusniacenses la réplique un peu passéiste des Roucy en déclin face à la virtus royale qui s’est répandue plus récemment dans le sang des Marle.

    178Les cisterciens sont aussi, à ce moment, très liés aux évêques de Laon ; l’un d’eux, Barthélemy, est venu mourir à Foigny en 1160. L’inventaire des parentés entre les Coucy, les Roucy et les Rethel a donc à notre avis une autre portée possible : il s’agit d’empêcher des alliances matrimoniales entre ces puissants qui risquent toujours d’enserrer la seigneurie épiscopale et capitulaire de Laon dans un étau. Elles ne sont d’ailleurs que retardées, la parenté étant lointaine et passant le septième degré canonique à la génération suivante (où de fait il y a mariage croisé entre Coucy et Roucy, et mariage de Vervins avec Mahaut de Rethel). Mais, comme nous l’avons dit, il faudrait une vigilance et une autorité rares aux églises pour imposer une telle prohibition — effort à la mesure du péril ?

    • 284 MGH SS 13, p. 257 ; sous le titre De genere comitum Flandrensium notae parisienses, que l’éditeur

    • 285 Baudouin d’Avesnes : MGH SS 25, p. 425 et 439. Le Lignage… : BN Duchesne 48, fol. 24 et suiv.

    Les Coucy apparaissent dans d’autres généalogies, comme receveurs d’épouses. Les « notes parisiennes » conservées dans le cartulaire de Philippe-Auguste les mentionnent du fait d’Ade de Beaugency parmi les nobles qui se rattachent aux comtes de Vermandois 284. Plus fréquemment, ce sont les deux mariages de Raoul Ier, avec Agnès de Hainaut (sang carolingien) et Alix de Dreux (nouvel apport du sang capétien) que l’on cite au treizième siècle. Ainsi finissent-ils par apparaître comme les deux hypergamies « fondatrices » du lignage de Coucy, cristallisé à partir de 1190 : elles rendent les Sires parents de tout le baronnage du royaume ; et on rappelle avec autant de soin Agnès (qui n’a eu que des filles) et Alix (mère des trois fils) — il est vrai que les réseaux auxquels elles donnent accès s’enchevêtrent et se recoupent. Les Généalogies de Baudouin d’Avesnes (entre 1278 et 1281), jouant en ce domaine un rôle proche de celui d’une« somme », servent de source à Enguerran IV en 1303 : il en fait faire les extraits connus par la suite sous le nom de Lignage de Coucy, Dreux et Courtenay285. Ils ne servent pas à désigner l’héritier de ce Sire qui vieillit sans avoir d’hoir de son corps (comment ignorerait-il les neveux ?), mais à attester l’illustration de sa parenté, éventuellement à mobiliser une solidarité judiciaire.

    180Importantes, les deux hypergamies classantes de Raoul Ier le sont sans nul doute pour ses descendants. Elles sont survenues à un moment décisif de cristallisation des rangs, et du groupe baronial en particulier. L’usage de l’écriture fait aussi qu’on ne peut les oublier, comme c’était peut-être le cas d’alliances plus anciennes.

    • 286 Chronique de Saint-Berlin, citée dans les HF 13, p. 469 ; avec un raisonnement intéressant sur les

    • 287 Sur cette idée, cf. infra, p. 431.

    Voilà tout ce que l’on peut déduire, sans les surdéterminer, de textes très dépendants de leurs sources d’information. Un texte postérieur révèle cependant encore l’importance du mariage de Raoul Ier avec Alix : c’est le passage consacré par Jean d’Ypres, dans la Chronique de Saint-Bertin, aux descendants de Robert Ier de Dreux 286 ; il imagine que celui-ci était l’aîné de Louis VII écarté de la royauté pour inaptitude, et brocarde la fatuité et la mollesse de sens de ses descendants, dont le duc de Bretagne Pierre Mauclerc et Enguerran III. Il reprend même l’idée, erronée, que ce Sire a prétendu à la couronne 287 et lui prête l’allégation d’un droit d’aînesse de son aïeul maternel. Jean d’Ypres va trop loin, mais il atteste que si quelqu’un en Laonnois au treizième siècle a pu avoir la fierté d’être capétien, c’est bien les Coucy.

    Les églises favorites

    182Souvent aux onzième et douzième siècles, dans l’Occident chrétien, c’est sur un sanctuaire que se cristallise le mieux la conscience du lignage, ou au moins de la lignée. Peut-on ainsi repérer celui ou ceux auxquels les Coucy sont traditionnellement attachés, qu’ils entourent de dons et de faveurs et auxquels ils confient leurs corps pour la sépulture ?

    • 288 AD. Aisne H 325, fol. 223 v°-224-v° : « per tempora Mathildis, Alberici quoque et Adelinae, sed et

    • 289 Commencée en 1173 (BN N.A.L. 2096), cette longue querelle ne se termine qu’en 1178, après plusieur

    • 290 Monachisme et aristocratie aux XIIe et XIIIe siècles. Les Bénédictins de Nogent-sous-Coucy face à

    • 291 BN latin 12 681, fol. 104.

    On l’a dit : il y a un lien entre l’essor de Nogent-sous-Coucy et celui du dominium châtelain. Très naturellement en 1120, l’évêque Barthélemy de Laon s’efforce de rétablir le statut qu’il croit que ce monastère a eu « au temps des dames et seigneurs Mathilde, Aubry et Adeline et surtout du très libéral Enguerran » : simple rappel des trois générations auxquelles remonte la fondation du monastère 288. Mort à Laon, Thomas « de Marle » n’est pas enterré à Saint-Vincent parmi les « grands » du pagus, mais précisément à Nogent, le monastère proche de son château. Cette fois-là, l’abbaye laonnoise n’a peut-être pas insisté pour hériter d’un mort bien peu recommandable ; mais en 1174, elle mène une vigoureuse action judiciaire contre Nogent pour avoir la sépulture d’Agnès de Hainaut, épouse de Raoul Ier 289 : de par son mari maître de La Fère, elle est « paroissienne » et « chasée » de l’église de Laon, mais elle a élu sépulture à Nogent et finalement sa volonté prévaut, au prix d’un partage des oblations funéraires entre les deux sanctuaires. Il faut donc à chaque sépulture envisagée, un attachement et une ordinatio particuliers des Sires et Dames envers les monastères de leur terre propre pour qu’ils échappent aux prétentions laonnoises. Ces dispositions sont à verser au dossier de la « dislocation du pagus », de l’effort pour appuyer l’autonomie de la Seigneurie sur un culte local pour les morts. Le « choix » des Sires ne se porte pas toujours sur la même église ; ils n’ont pas de « nécropole familiale » particulière, et plusieurs sanctuaires se partagent leurs corps et leurs faveurs. Abbaye bénédictine, Nogent est le plus ancien, mais souffre apparemment de l’essoufflement de son ordre par rapport au « nouveau monachisme » de ses concurrents. Nous avons cependant tenté de montrer ailleurs qu’il ne faut pas mésestimer son importance et sa capacité à bénéficier de leur émulation, au prix d’un partage d’influence 290. Devenu héros de la Croisade, Marle bénéficie d’une attention particulière : en 1219, lors de la construction d’une nouvelle église abbatiale, son corps est transféré solennellement devant l’un des autels, en présence d’Enguerran III et de ses chevaliers291.

    • 292 C’est là un nœud de traditions et de rituels complexes à démêler : cf. notre article sur Tradition

    • 293 Vita sancti Noberti. Vita prima, MGH SS 13, p. 679 : « Ab incolis Praemonstratum vocabatur ». Nous

    • 294 Hermann de Tournai, De miraculis…, col. 991-2. Vita sancti Norberti : MGH. SS. 12, p. 685. Aubry :

    • 295 1138 : A. SHASS. 1, pièce 5. R. van Waefelghem, L’obituaire de l’abbaye de Prémontré, Louvain, 191

    • 296 1178, A. SHASS. 1, pièce 13 ; le chapelain de Raoul Ier, ailleurs chancelier, n’y est que souscrip

    • 297 En août 1221 et février 1222 (BM Soissons 7, fol. 56 et 56-v°) éclate cette fois une controverse e

    L’abbaye de chanoines de Prémontré, maison mère d’un ordre qui s’est « élargi à la terre entière », est géographiquement plus à l’écart par rapport au château de Coucy ; contrairement à une légende tardive 292 qui associe un Enguerran de Coucy à sa fondation et rattache le nom du site à son exclamation (« Tu me l’as de près montré », dit-il au guide qui l’a mené jusqu’au lion qu’il tue), celui-ci est antérieur au monastère : comme le dit la Vita prima de saint Norbert, le lieu « était anciennement appelé Prémontré par les habitants » 293. Mais il se trouve en marge, dans une zone de domination imprécise, au début du douzième siècle, entre le Laonnois des églises et la Seigneurie de Coucy. Et si Hermann de Tournai attribue tout le mérite de la fondation à l’évêque Barthélemy, la Vita sancti Norberti cite, elle, la présence de Thomas, de son fils et des milites à la dédicace de 1121 ; d’où l’opinion d’Aubry de TroisFontaines : l’église a été fondée sous les Coucy 294. Le lien privilégié s’est tout de même plutôt établi en 1138, avec l’acte solennel dans lequel Enguerran, au prix d’une importante donation (rentes seigneuriales diverses affectées au financement du colloque annuel des abbés de l’ordre), obtient de figurer avec sa famille (mère, frère, sœur) au Livre de Vie de l’abbaye. Dans l’obituaire, édité par R. van Waefelghem, c’est ce don-là qui rétribue le « service plénier » pour Thomas ; après lui, chacun des Sires de Coucy s’y trouve, mais rarement les Dames et un seul frère, Vervins 295. Sanctuaire favori de la lignée donc, plus que d’un lignage : Raoul Ier rappelle en 1178 (dans un acte sans doute rédigé, il est vrai, par les destinataires) l’amour spécial de son père pour Prémontré, et Enguerran III lui fait écho en 1232 296. Toutefois Enguerran II, mort en Terre Sainte, n’a pas l’occasion de se faire enterrer à Prémontré : la sépulture aurait-elle été acceptée à ce moment ? En 1225, il apparaît que les habitants de Coucy pouvaient y faire élection de sépulture 297 ; et pourtant, il faut attendre Enguerran V (mort en 1346) pour qu’un Sire trouve le repos éternel dans cette grande abbaye.

    • 298 1168 : BN latin 18 373, fol. 73-74. Tombeau de Raoul (cf. supra, p. 105). 1249 : BM Reims 1563, fo

    • 299 J.-B. Mahn, L’ordre cistercien et son gouvernement des origines au milieu du XIIIe siècle, 2e éd.,

    C’est que le monde chevaleresque auquel appartiennent les Coucy est attiré par le combat spirituel des cisterciens autant que par celui des Prémontrés. Étrangère à la fondation, la lignée s’intéresse à Foigny dès Enguerran II, dont Raoul Ier rappelle les dons en 1168. Et les rapports se développent ensuite dans l’ordre inverse de ceux avec Prémontré : le corps de Raoul, ramené de Terre Sainte, est enterré à Foigny ; et en 1249, une lettre de l’abbé de Clairvaux à Marie, Dame de Coucy (veuve d’Enguerran III) nous apprend qu’elle vient d’obtenir pour sa famille, au prix de beaucoup de « générosité » et par l’intercession de l’abbé de Foigny, d’être comprise dans les prières du chapitre général 298 : un privilège décerné, cette décennielà, à plusieurs autres grands barons, à la suite du roi de France 299. La Dame est la fille du bienheureux Jean de Montmirail, mort à Longpont, et c’est dans cette abbaye cistercienne du Soissonnais que sont enterrés Enguerran III, Marie et leur fils Enguerran IV : l’apport particulier de Montmirail à la lignée est donc (outre un héritage inattendu) une forme de sainteté.

    • 300 BM Soissons 7, fol. 35-v°. C’est également à Prémontré qu’a été déposé le testament de Raoul Ier.

    La sépulture est donc ici, au treizième siècle, nettement cistercienne. En faisant des choix variés, les Coucy, ces rois au petit pied, n’ont pas eu leur Saint-Denis. Dans le quotidien, c’est avant tout à Prémontré et Nogent qu’ils font confiance : en décembre 1290, Enguerran IV leur fait des legs égaux à charge pour leurs abbés d’organiser conjointement des aumônes aux pauvres de sa « terre » 300. On ne s’étonnera guère, au total, de relever le caractère très local de leurs attaches religieuses : si l’on exclut les exemptions de wionage en faveur de nombreuses églises extérieures, et les « dons » accomplis en fait par transaction avec les églises de Laon et de Soissons, il ne reste que les sanctuaires autochtones comme vrais bénéficiaires. Nogent, seul enclavé dans la Seigneurie ; Prémontré, Thenailles, Foigny et Ourscamp, représentants des ordres nouveaux situés en zone frontalière, auxquels il faut peut-être adjoindre Saint-Nicolasaux-Bois, dont la fondation aux années 1090 procède d’un propos érémitique, mais dont les actes ne portent vraiment la marque des Sires qu’avant 1147. Il est important que les prélèvements religieux sur la seigneurie banale ne quittent pas trop « la terre ». Mais il ne s’agit pas seulement de cela : la réaffirmation périodique des liens entre Sires et monastères, la référence aux prédécesseurs fournissent aux premiers, à n’en pas douter, un des garants de la légitimité de leurs pouvoirs, un des éléments de leur « capital symbolique ».

    Le Temps des confirmations

    La libéralité des premiers Sires leur fait donner maintes églises et maintes villae — et sans doute pas seulement de simples coutumes perçues sur elles. A partir de Raoul Ier, les dons aux églises changent de caractère, comme le marque ce tableau :

    Agrandir Original (jpeg, 184k)

    Statistique et typologie des dons des Sires aux églises, avec décompte des « usurpations »

    • 301 Sur cette affaire, cf. R. de Florival, Etude sur le XIIe siècle. Barthélemy de Vir, évêque de Laon

    • 302 En 1158, Gautier de Laon émet deux actes en faveur de Prémontré : l’un confirme des biens non cont

    • 303 BN latin 5 649 fol. 15 v°-16 : confirmation des aumônes paternelles, sans apparence de contre-don.

    • 304 En 1167, comme le relate une notice (A. de l’Ass. diocésaine de Soissons, dép. spé. 17 990), il re

    • 305 A. SHASS 1, pièce 13.

    Le premier trait est une certaine diminution des aumônes, en fréquence relative et en importance. On en perçoit des raisons très concrètes : les premiers Sires ont réalisé l’équipement de leur terre en monastères et prieurés, distrayant à cet effet une partie des biens de la dominicatura ; dès lors que ces donations sont obligatoirement définitives, ce serait s’appauvrir gravement que de gratifier les sanctuaires de nouveaux biens fonciers. A cet égard, un équilibre est acquis au milieu du douzième siècle. Mais son acceptation même par les héritiers des donateurs peut faire problème. Or le Laonnois du douzième siècle a connu un débat significatif : l’évêque Gautier II entame en 1158 une action en justice contre son prédécesseur Barthélemy, qui a fait retraite à Foigny ; il l’accuse d’avoir dilapidé par des aumônes excessives en faveur des nouveaux sanctuaires le temporel épiscopal 301, dont lui-même prétend au contraire mobiliser toutes les ressources pour construire la cathédrale gothique, et l’évêché-comté en sa forme classique. Au cours de cette affaire, les Prémontrés sont amenés à offrir un contre-don 302 (tardif par conséquent) à ce prélat d’allure gestionnaire. De son côté, Raoul Ier semble avoir exercé des pressions sur les bénéficiaires de la libéralité paternelle : quand ceux-ci obtiennent confirmation du don, c’est une victoire pour eux. Ainsi Thenailles en 1166 303. Ainsi Foigny en 1168 : ici le Sire renonce aux querelles qu’il faisait à propos des avoueries de Landouzy et Flehegnies, et en même temps entre en coseigneurie avec l’abbaye dans un site concédé par elle (Landouzy-laVille) 304. Prémontré doit également fournir une contrepartie à la paix, obtenue en 1178 : l’acceptation de l’avouerie de Raoul sur Sorny, position stratégique aux confins soissonnais de la Seigneurie de Coucy 305. La position du Sire dans ces débats reproduit donc de très près celle de l’évêque Gautier : il n’accorde sa confirmation qu’au prix d’un contre-don qui était probablement l’objet véritable de sa pression.

    • 306 Développement sur Les sires devant la mort, p. 210-6.

    • 307 Cf. infra, p. 381.

    Postérieurement à Enguerran II, les dons des Sires aux églises ne font en général que préserver l’acquis de celles-ci. Ils sont souvent la renonciation à des prérogatives nouvellement établies (sur les routes et les forêts notamment). Ils n’ajoutent un revenu que s’il s’agit de ces dons funéraires tarifés et personnalisés que nous évoquerons au prochain chapitre à propos de l’ensemble de l’aristocratie 306 ; encore sont-ils constitués sur des profits en hausse (wionages, terrages) et représentent-ils en conséquence une sorte d’intéressement des clercs aux bénéfices du dominium. Quant aux exemptions de wionage fréquemment consenties, elles nous apparaîtront comme une norme plus que comme une série de privilèges 307. Les départs en Croisade n’appauvrissent donc pas vraiment les Sires ; ils sont l’occasion de faire un compte précis de la part des clercs dans l’exploitation générale de la terre. Ainsi — et il était capital de l’établir à ce moment de notre analyse — sommes-nous certains que les dons des Sires et les solidarités mobilisées à cette occasion donnent une image caractéristique de leur patrimoine et de leurs réseaux de relations.

    • 308 1145 est la date d’une bulle confirmative du temporel de Nogent par le pape Eugène III : AD Aisne

    • 309 La terre et les hommes…, p. 256 sq…

    La comparaison entre un temporel d’église et une dominicatura châtelaine est d’autre part d’autant plus licite que des deux côtés, on s’est acheminé d’une sorte d’indivision primitive entre plusieurs groupes (églises, lignages), à tout le moins d’un phénomène de vases communicants entre leurs revenus, vers une séparation entre ces groupes solidaires. C’est la marque d’un changement d’échelle : les dominants sont plus nombreux et leurs revenus, plus importants. D’autre part, la stabilité acquise par les patrimoines incite à les mieux mettre en valeur : une église comme Nogent a recueilli dès 1145 l’essentiel de son patrimoine et, n’espérant plus de dons de terres, se met davantage au défrichement 308. Peut-être un phénomène du même type se retrouve-t-il du côté des laïcs, au point de rendre compte en partie de l’apparition de cette mentalité de profit signalée en Picardie par R. Fossier 309. Elle est fille de la liberté de l’Église, de celle des vassaux, et de la situation nouvelle de Sires affranchis du poids d’une partie des libéralités nécessaires. Églises et lignages deviennent alors des partenaires qui se font face : aux transactions traditionnelles, s’ajoutent des formes nouvelles d’association, qui marquent désormais leurs rapports. A celles-ci, chacun trouve son compte. Les Sires de Coucy ne sont pas les derniers à en profiter. La fatalité d’un appauvrissement par les dons de terre, qui détruisait autrefois les dynasties royales, ne s’abattra jamais sur eux. Après trois quarts de siècle d’« économie » ils élèvent, réplique des cathédrales proches, et comme elles financé par la croissance, le château qui les a rendus fameux.

    • 310 A. SHASS 1, pièce 13 : « Paternae liberalitatis emulator », cf. notre analyse dans Les Sires Fonda

    Il s’en faut pourtant de beaucoup qu’une telle mutation ait changé d’un coup l’homme et la société. Au contraire, nous aurons à examiner toute une série de solidarités créées pour assumer les fonctions des anciennes, à marquer la fréquente résurgence des mêmes conflits, à constater la pérennité des mêmes attitudes. Impossible par exemple d’éluder la part du symbolique dans l’acte solennel qui règle en 1178 les relations de Raoul Ier avec Prémontré. Quel est l’essentiel, pour les hommes de ce temps ? L’établissement d’un rapport de forces concret, tel que nous l’avons décrit en termes « réalistes » ? Ou la possibilité offerte à Raoul de se dire l’« émule de la libéralité paternelle » 310 et de s’approprier, en refaisant leurs dons, les mérites de ses pères ? Il pense ainsi le destin des Coucy en rapport étroit avec la réussite d’un ordre « étendu à tout l’univers » ; et il affirme que son sang est bien irrigué, par-delà tel obscur interrègne et en dépit du défaut des temps, par la virtus de ses ancêtres.

    CONCLUSION

    192La question de savoir qui fut le premier Sire de Coucy et comment il faut numéroter les Enguerran n’a pas un intérêt purement anecdotique. C’est tout à fait abusivement que l’on appelle l’évêque de Laon Enguerran « de Coucy » (1098-1104) du nom de son cousin, ou la sœur de ce dernier, abbesse de Jouarre, Mathilde « de Coucy » ; la dénomination d’Enguerran Ier lui-même n’est que très rarement « de Coucy » : avant tout, il était de Boves et son champ d’action dépassait très largement l’horizon des trois châteaux du Laonnois qu’il tenait entre ses mains. Le vrai début de la Seigneurie de Coucy comme cellule politique à la destinée autonome date du partage de l’héritage Thomas de Marle entre Robert et Enguerran II (1132/3) et sa capacité à représenter une force durablement structurée date de Raoul Ier, de ses desseins conjugués à ceux de Philippe-Auguste (1181-1185), de son « testament » fixant les rapports entre ses trois fils (1190). Encore la solidarité et la rivalité avec les Boves se rencontrent-elles ponctuellement au douzième siècle. Et le souvenir d’une commune origine alimente le débat judiciaire au treizième siècle (1259).

    193Aussi un François de L’Alouëte, appelant « premier » le Sire que nous dénommons avec la tradition historiographique plus récente Enguerran II et lui prêtant les prestiges d’un Fondateur, est-il bien près de discerner deux grands faits du second quart du douzième siècle : l’établissement d’une lignée et la fixation des normes de son pouvoir, de ses rapports avec les églises. La floraison des monastères et les avancées de l’écriture, qui sont pour nous d’un intérêt surtout « documentaire », éclairent bien cette phase ; elles ne créent pas pour autant de toutes pièces, comme par leur perspective propre, telle que nous sommes contraints de l’adopter, le phénomène d’enracinement.

    • 311 G. Duby, Remarques sur la littérature généalogique…, p. 297.

    • 312 Cf. R. Hennebicque, Structures familiales et politiques au IXe siècle : un groupe familial de l’ar

    Comment expliquer celui-ci, après l’avoir décrit en ses diverses facettes ? Le grand problème, formulé par G. Duby, est celui du passage d’une « noblesse fluide », celle du haut Moyen Age, à une « noblesse fixée » 311, celle du Moyen Age classique, les compagnons de saint Louis avec leurs généalogies et leurs armes. D’un côté, des groupes larges dans lesquels circulent les honneurs, d’une manière pas strictement linéaire et au prix de conflits fréquents, souvent « obscurs » ; de l’autre, le lignage patrilinéaire, la rigueur des contraintes qu’il impose et les assouplissements conjoncturels, aléatoires, qu’il permet parfois. En l’état actuel des recherches, on perçoit les tensions dialectiques entre ces deux formes dans toute la période comprise entre le neuvième 312 et le douzième siècles ; le passage de l’une à l’autre s’est-il accompli d’abord « par le haut », la structure lignagère se vulgarisant au rythme même de la diffusion des pouvoirs régaliens ? C’est possible de manière globale. Mais l’histoire de cette mutation a dû avoir ses hésitations, ses ambiguïtés, ses chevauchements et ses spécificités locales. Le déséquilibre changeant des rapports entre royauté et aristocratie peut rendre compte de certaines oscillations ; la transformation définitive nous paraît due à un autre facteur.

    • 313 La relation de parenté est constamment, comme le montre pour d’autres régions, G. Tabacco, assujet

    • 314 Le terme apparaît dans l’œuvre de R. Fossier en 1979 : Economies et sociétés rurales. France et An

    Il faut imaginer en effet — mais ce n’est pas un pur fantasme — que seules une pression nouvelle des groupes sociaux dominés, et plus largement une croissance avec tous ses effets, ont pu contraindre l’aristocratie à changer définitivement de stratégie 313. C’est le fait du douzième siècle. Il vient au terme d’un processus commencé vers 920 avec la construction des châteaux et scandé par l’extension du dominium de leurs garnisons, de connivence avec un certain monachisme. Pour réussir ce que R. Fossier appelle l’encellulement 314, il a fallu que les domini s’encellulent eux-mêmes. Et l’étonnant au fond, a posteriori, c’est que le castrum et la villa du onzième siècle soient restés si aisément transférables d’un membre à l’autre de la haute aristocratie, qu’il y ait eu si longtemps une sorte de désarticulation entre son jeu à elle et celui des guerriers et paysans, progressivement différenciés les uns des autres, dont le face à face constitue l’histoire des sociétés locales. Car en son premier âge, la seigneurie banale est avant tout le fait des milites castri collectivement. Essayons-nous à leur observation, tant dans la phase d’établissement du dominium châtelain que dans celle, postérieure à 1150/1180, de complexification économique et sociale et de redéploiement stratégique du groupe dominant.