Dans le Laonnois, comme dans les diocèses voisins, l’histoire de la société et des pouvoirs, à l’orée du douzième siècle, s’éclaire d’un coup grâce à la vigueur nouvelle du monachisme. Alors apparaît en pleine clarté, après de véritables dark ages, la structure d’un pagus dont la zone centrale dépend directement de l’évêque et des églises de la cité (non sans comporter un certain nombre d’hommes du roi), tandis que les secteurs périphériques sont soumis à l’emprise des garnisons châtelaines de Pierrepont, Montaigu, Roucy, Guise, Soupir, enfin Coucy, La Fère et Marle. Il s’agit moins de deux systèmes rivaux que de deux aspects complémentaires du même système : les milites de la cité, cette forteresse, siègent aussi dans les châteaux majeurs ou si ce n’est eux, ce sont leurs frères et leurs cousins. Les querelles entre moines et chevaliers expriment la recherche d’un équilibre plus qu’une négation par les premiers de la légitimité du dominium châtelain. 2Celui-ci se définit clairement par l’exercice des droits régaliens caractéristiques : justice, direction de l’ost, contrôle des espaces publics que sont la route, la rivière, la friche. Le difficile est de reconstituer la genèse des seigneuries banales ainsi révélées au moment de leur maturité : y a-t-il eu, vers l’an mil, une brusque cassure de l’ordre politique ? Ce double dispositif par lequel l’aristocratie commande au pagus ne s’est-il pas plutôt élaboré progressivement ? Entre le dixième siècle (duquel datent selon toute apparence les châteaux majeurs) et les abords de l’an 1100, les structures laïques du Laonnois et du Soissonnais ont fonctionné sans guère utiliser l’écriture. Des origines des ressorts de Marle et de La Fère, nous ne savons presque rien ; de celles du ressort de Coucy, un peu plus d’éléments sont connus. Avant que les Sires de la grande lignée n’y entrent et ne s’y enracinent, on demeure pourtant dans une sorte de protohistoire. I — LA TERRE, LE CHATEAU, LES MAITRESEn prenant donc comme témoin privilégié le ressort de Coucy, on peut seulement faire quelques recoupements avec les deux autres. Mais partout, les sources contribuent à nous donner la même image : d’une terre et d’un château organisés antérieurement à l’enracinement définitif des maîtres, les fameux « Sires de Coucy ». Conjectures sur le haut Moyen Age
D’une façon ou d’une autre, on a conscience au début du douzième siècle que le château de Coucy, au moins en tant que centre d’un pouvoir autonome, n’a pas existé de toute éternité. En témoigne une charte de 1116 dans laquelle Enguerran, le vieux dominus qu’il est convenu d’appeler « premier », reconnaît la possession ancienne de Coucy par saint Rémi et s’oblige à un cens récognitif des droits qui en découlent pour l’abbaye rémoise. En témoigne aussi le récit, inséré par Guibert de Nogent-sous-Coucy dans son De vita sua, des origines de sa propre abbaye : il marque l’ancienneté du lieu de Nogent par rapport au château voisin et à son pouvoir concurrent, en omettant toutefois la référence à saint Rémi, sans doute gênante pour l’idée qu’il se fait de l’autonomie de son sanctuaire.
5 Il y a donc des enjeux précis dans la conservation et la manipulation des mémoires ; mais pour nous, il y a une complémentarité intéressante entre la tradition orale du pays, dont se réclame Guibert, et les sources écrites conservées à Reims. Au premier rang de celles-ci figure à coup sûr la Vita Sancti Remigii écrite vers 880 par Hincmar et ses collaborateurs. Or elle cite le fameux « testament de saint Rémi » ; peu nous importe ici qu’il ait été reproduit, forgé ou interpolé par Hincmar, puisqu’il nous donne de la région une image antérieure au dixième siècle. Elle est un fisc royal que « Clovis » donne au saint avec ses deux chefs-lieux (capita), Leuilly et Coucy-laville, et qui passe ensuite à l’archevêché et à l’abbaye. Un passage narratif de la Vita nous fournit une origine légendaire de sa configuration, sans pour autant nous la détailler : le roi lui ayant donné ce dont il pourrait faire le tour en une journée de marche, le saint a miraculeusement parcouru beaucoup plus de distance que prévu — c’est là un motif de conte populaire — et chemin faisant, il a accompli des guérisons et confondu par des miracles ceux qui s’opposaient à lui — c’est là un récit de la victoire du christianisme sur le paganisme. Enfin, l’auteur du neuvième siècle propose des reliques concrètes de cet itinéraire, en signalant que des bornes le commémorent « encore aujourd’hui » ; mais aucun texte postérieur ne nous les signale.
En utilisant le témoignage de la toponymie, même s’il appelle quelque prudence, on peut discerner quelque chose du peuplement du haut Moyen Age. L’habitat est surtout concentré dans la vallée de l’Ailette, au pied des versants sur des terrasses non inondables. Dans cette zone, les toponymes gallo-romains (Verneuil, Folembray, etc…) et ceux de l’époque « barbare » (Jumencourt, Landricourt) s’équilibrent à peu près. Les plateaux voisins sont rendus peu accessibles par les corniches taillées dans le calcaire dur. Celui du Nord, vers La Fère, est entièrement forestier, à peine éclairci par l’ermitage de Saint-Gobain (installé au septième siècle au milieu de bêtes farouches et d’hommes plus sauvages encore), et par la villa royale de Barisis, donnée par Charles le Chauve aux moines de Saint-Amand ; la pauvreté du sol n’a jamais permis sa mise en valeur (verreries mises à part). Le plateau méridional, vers Soissons, est en revanche d’une grande richesse, grâce aux placages limoneux. De fait, les villages portent des noms gallo-romains, ce qui atteste bien une occupation ancienne. Mais tous (Juvigny, Epagny, Nampcel, etc…) sont seulement sur le rebord du plateau, dominant les vallons qui l’entaillent ; et les fermes et hameaux intercalaires ont des noms médiévaux, signe d’une installation ou d’un remaniement postérieurs au onzième siècle (Bonnemaison, Valpriez, etc…).
8La description de Guibert se situe dans le passé de cette autosuffisance de la vallée d’Ailette. Implicitement, elle suppose que, depuis, la forêt a reculé. Mais quand a commencé le mouvement ? Serait-ce à l’époque de la construction du château (922) sur la corniche du plateau et du dédoublement corrélatif (fréquent en France du Nord) entre Coucy-la-ville et Coucy-le-château ?
Ce qui se rapporte au Mège d’avant les Sires — la terre citée par Guibert porte ce nom — ne peut faire ici l’objet que de conjectures. S’il faut se la représenter comme une « cellule de vie rurale » du type de celles que R. Fossier décrit pour la Picardie, c’est avec quelques nuances. Seule l’organisation religieuse nous en apparaît : Coucy est paroisse-mère pour Folembray, sur la rive droite de l’Ailette 10, au diocèse de Laon, et reste au douzième siècle doyenné. D’autre part, diverses routes traversent cette zone et de fréquentes chasses amènent les carolingiens dans ces contrées ; ils tiennent des plaids généraux à Quierzy, tandis que Trosly accueille des synodes de la province de Reims. Mais ne sont-ce pas là des courants de relations qui traversent la région plus qu’ils ne l’animent ?
A l’autre extrémité de la Seigneurie future, les abords de Marle sont moins bien connus. Le pays a un aspect et des aptitudes très différents : autour de Marle même, c’est la plaine de craie, peu fertile sauf là où les alluvions de la Serre ou du Vilpion enrichissent le sol ; mais, lorsqu’on se dirige vers Vervins, le paysage change rapidement, la craie montant sur les plateaux dans lesquels se creusent des vallées : aujourd’hui, on passe de la céréaliculture et de l’openfield à un semi-bocage herbager. Avant l’an mil, la zone marloise a pu connaître une certaine animation, de par les villages de la Serre (à noms gallo-romains) et de par ceux (Autremencourt, Berlancourt) qui ont entamé les interfluves à l’époque franque. En revanche, la zone vervinoise ne comprend que très peu de toponymes anciens (4), et les actes de l’abbaye de Bucilly en Thiérache pour le dixième siècle témoignent de l’énorme part du saltus par rapport à l’ager ; la mise en valeur de cette zone s’est faite principalement après l’an mil. Le nom même de Marle n’est attesté qu’au onzième siècle, dans un passage des Miracula Sancti Huberti (d’Ardennes), où un puissant, « Jobert du château de Marle », est guéri de la morsure d’un chien par l’intervention du saint thaumaturge.
Les divisions en doyennés ne peuvent guère attester aux douzième et treizième siècles une organisation ancienne, car elles reflètent des situations et comportent des enjeux très contemporains.
On ne voit pas quelle circonscription du haut Moyen Age peut préfigurer la châtellenie de Marle. Avec le même caractère de sauvagerie, cette région semble assez comparable à celle de Coucy. Dans les deux cas, il y a des témoignages d’occupation ancienne et la présence de limites traditionnelles des pagi. Mais si les vallées et vallons vivent en contact fréquent entre eux ou avec les cités, il n’y a pas de maîtrise totale de l’espace. Ce sont clairières au milieu des lambeaux du Silvacum, grande bande forestière qui jouxte l’Oise . Une recherche effectuée par les méthodes récentes de la Siedlungsgeschichte dirait sans doute la petitesse des noyaux de peuplement et des terroirs. Et si la « terre de Coucy » prend parfois consistance dans les sources, c’est qu’elle est d’église et que les clercs ont une certaine idée de l’espace sacralisé par le pouvoir des saints. Peut-être la réalité concrète d’une mise en valeur plus dense appuie-t-elle davantage cette « certaine idée » dans les zones centrales des pagi, mais ici nous sommes en marge, au royaume des guerriers-chasseurs. Construction et mode de détention du premier château de Coucy (922-1116/7)
< C’est l’activité guerrière qui commande l’organisation des pouvoirs dans ces secteurs périphériques. La Fère , établie au carrefour de l’Oise avec la route Laon-Saint-Quentin, surveille les échanges et appartient au dispositif stratégique des évêques de Laon : c’est un castrum où vient mourir le roi Eudes en 898. 11 n’aura jamais la même fonction organisatrice d’une zone rurale que nous trouverons plus tard à Coucy et Marle : c’est une plaque-tournante plus que le centre d’une « cellule économique ».
Il semble bien que la fortification réalisée à Coucy ait, elle aussi, des causes militaires extérieures à la vie locale. Sous Hincmar et ses successeurs, le patrimoine confondu de l’abbaye Saint-Rémi et de l’évêché était administré par l’archevêque : Hervé décide ainsi en 922 de fortifier Coucy, Mouzon et Épernay, qui forment trois postes stratégiques (ils sont disposés en un triangle dont Reims occupe le centre). Au cours des luttes du dixième siècle dont parlent Flodoard et Richer, Coucy change plusieurs fois de maître, mais demeure finalement aux Rémois. De tous ces épisodes, deux faits intéressants ressortent : la structure bipartite de la fortification (oppidum ou castrum désigne en 958 la ville prise par « irruption clandestine », tandis que l’arx ou turris résiste), et la fidélité de tous les gardiens successifs du château envers les grands (évêques ou comtes) dont ils sont les vassaux. Le dernier cité obtient la garde pour le compte des Rémois, « sous la condition de conserver sa fidélité » (965).
< Mais Flodoard, et même Richer, ont été peu lus dans les siècles suivants, et la mémoire locale dont se fait l’écho, dans le De vita sua, Guibert de Nogent retient que le château a été construit « à ce que l’on dit, par des campagnards de cette terre, tout à fait fiers et riches, à cause des incursions étrangères ». L’allusion aux invasions normandes est bien explicite. Cette tradition orale paraît fausse par confrontation aux textes : elle envisage une initiative locale au lieu du plan d’ensemble élaboré à Reims et désigne le péril païen, comme il arrive souvent, en lieu et place des guerres intestines entre chrétiens. L’époque envisagée est bien exacte toutefois (à quelques années près, la fin des raids normands) ; ce n’est certainement pas à une campagne postérieure d’aménagements que Guibert se réfère. Et à vrai dire, les « grands » chroniqueurs rémois ne font peut-être que privilégier la part de leur prélat dans une opération qui a pu être concertée avec les hommes du val d’Ailette, en réalité (si même Hervé n’a pas confisqué à son profit, en le parachevant, un travail déjà entamé). Disons donc que l’on peut prendre sur l’opération un double point de vue : celui de l’encadrement monarchique et clérical, qui laisse des traces écrites, mais dont on pressent, pour tout le haut Moyen Age, le caractère quelque peu épiphénoménal ; celui des sociétés locales, guerriers et paysans en cours de séparation sociale, qui ont eu une part importante (prépondérante ?) à cette sorte d’incastellamento et dont la solidarité d’hommes francs représente, avant le temps de la seigneurie banale, la vraie réalité. Si ses gardiens ont fait commendatio, le château de Coucy n’est pas pour autant un fief. Entre le fils de Thibaud et les moines de Saint-Rémi en 965, il faut imaginer un échange de garanties par serment, une sorte de convenientia, telle que la France du Nord la pratique, elle aussi : « fidélité des sires », limitée et souvent précaire, telle que la décrivent J.-P. Poly et E. Bournazel.
A un moment qui pourrait être 965 ou se situer entre cette date et 1079 (probablement avant le temps d’Aubry qui est attesté en 1059), les milites qui obtenaient Coucy ont demandé à le tenir sous un cens de 60 sous. La charte de 1116/7 le relate. Très vraisemblablement, il s’agit là d’une concession en « mainferme », ou à cens perpétuel, telles qu’on en rencontre dans les quelques cartulaires de France du Nord recélant des actes du dixième siècle : réformateur, le onzième siècle en a restreint ou interdit la pratique, car l’issue de ce type de contrats était généralement l’incorporation irréversible du bien baillé à cens dans le patrimoine du bénéficiaire. Au mieux, l’église parvient par une réaction difficile, qui appelle l’usage des sanctions ecclésiastiques, à se faire confirmer le cens : c’est bien ce qui se passe ici. Il y a d’ailleurs une frappante coïncidence de date avec une autre affaire, d’enjeu moins important, qui concerne en 1117 Enguerran Ier : son aïeul Hugues avait renoncé au bourg de Crépy-en-Valois en faveur de Saint-Arnoul, conservant cependant sa mansura sous cens annuel de trois sous pour lui et son héritier direct ; frustré, car il vient à la deuxième génération, Enguerran élève une réclamation : les moines ayant produit leur privilège, il est débouté par la justice ecclésiastique. C’est elle aussi sans doute qui prend à cœur la cause de saint Rémi.
De l’acte de 1116/7, on tire traditionnellement la conclusion que la seigneurie banale dans le ressort de Coucy est « née d’une avouerie », comme c’est le cas (ou comme on le dit) de certaines de ses homologues des vieilles terres carolingiennes. Or le texte ne porte pas du tout cela : situé dans la ligne des milites ses prédécesseurs, Enguerran (sire en 1079) interrompt le paiement du cens et usurpe les hommes de Saint-Rémi habitant le Mège ; au nom de l’avouerie, il les distribue à ses propres milites. Si le rédacteur insiste sur les hommes plutôt que sur les terres, c’est qu’il s’agit ici du droit à les justicier, à les protéger donc à les posséder, à s’approprier les taxes que leur appartenance à la familia les obligeait précédemment, même travaillant d’autres terres que celles de l’église, à lui acquitter. Les domaines conservés par Saint-Rémi en terre du Mège devaient être peu importants, ou inexistants : le polyptyque rédigé vers 980 ne signale aucun revenu domanial dans cette contrée. On appelle pourtant encore en 1131/47 « terre de Saint-Rémi » un ensemble foncier au « mont » de Leuilly, alors partagé entre des familles de milites dont la plupart sont pairs ou chevaliers du château de Coucy. Ce qui évoque évidemment une mainmise de ces « campagnards fiers et riches » qui forment la garnison châtelaine, et entre lesquels le dominus fait une répartition des biens « usurpés ».
La réparation accomplie en 1116/7 par Enguerran comporte plusieurs aspects. En premier lieu, il verse le cens — auquel ses prédécesseurs tenteront à leur tour de se soustraire (1174) et seront à nouveau contraints de se résoudre (1195). Ce point touche la détention du château, mais les autres concernent le dominium qui en émane : un péage dont les moines sont exemptés, la mainmorte de leurs hommes qui leur est laissée, enfin l’avouerie que le Sire reprend toute entière dans sa main à la demande de l’église, sans l’inféoder, et qu’il exercera selon une norme classique (partage des profits de la justice, un tiers lui revenant contre deux tiers aux moines).
Dire que la Seigneurie de Coucy a été « usurpée sur Saint-Rémi de Reims », c’est donc commettre une double erreur : parce que la question du « vrai constructeur » du château appelle une réponse ambivalente ; et parce qu’à l’évidence l’avouerie n’est pas la cause ou l’origine, mais un aspect, une conséquence, du pouvoir des milites qui tiennent Coucy. Guibert le dit bien : « sous de très florissants principes, le dominium châtelain s’étendit de long en large » ; belle phrase où l’on sent le prestige de ces maîtres qui prennent et donnent à pleines mains, et par laquelle on réalise que la seigneurie banale établit sa propre sphère de pouvoir, dont rien ne prouve a priori qu’elle coïncide avec l’ancienne terra. Il y a eu effet de rupture avec le haut Moyen Age. Les premiers Sires de Coucy en présence du Capétien (1047-1095)20Pour que nous soient montrées les structures d’encadrement laïques, il faut la volonté de résistance du monachisme, et l’intervention en sa faveur des évêques et/ou du roi. Le maître du château prétend justicier tous les hommes du Mège et d’au-delà et pose ainsi à Saint-Médard de Soissons, abbaye royale, les mêmes problèmes qu’à Saint-Rémi de Reims.
A deux reprises au onzième siècle, la protection du Capétien limite les efforts de Robert et d’Aubry, prédécesseurs d’Enguerran, pour exercer des prérogatives régaliennes sur les hommes de Saint-Médard de Soissons. En 1047, une notice monastique nous apprend que Robert, qualifié de miles, réclamait « de nombreuses et injustes coutumes » ; il « tyrannisait » l’abbaye et il a fallu l’ordre du roi et la persuasion des nobles pour qu’il se laisse réduire à l’exercice d’une seule coutume : le tiers de l’amende légale dans les cas où l’abbé et les moines l’appellent pour leur faire justice. En 1066, c’est un diplôme royal qui nous rapporte le jugement rendu par une assemblée de même type contre Aubry : par « avouerie et coutume inique », celui-ci voulait véritablement « posséder » les terres de Saint-Médard, « c’est-à-dire » qu’il y réclamait partout le gîte, qu’il contraignait les « campagnards et habitants » à venir à sa justice à mi-chemin de son château, et qu’il conduisait à l’ost chevaux et cavaliers. A tout cela, il doit renoncer, et aussi à une prétention inouïe que n’avaient pas eue ses prédécesseurs : justicier les marchands flamands et ceux de quatre comtés picards qui traversent sa terre sous le conduit des moines. La nouveauté de cette prétention tient-elle à une intensification récente du trafic, ou à une prise en charge de la protection des marchands par Saint-Médard ? On ne sait. Mais il est certain que ces deux actes nous font sentir l’appesantissement progressif d’une domination nouvelle.
Ils n’en témoignent pas moins d’une présence capétienne et leur datation précise est liée à l’histoire de cette vieille église qui entreprend à ce moment une restauration sous l’égide royale. Aucun des deux actes n’est isolé : après l’assemblée de 1047, Henri Ier reprend l’avouerie de Saint-Médard à Etienne « de Champagne » (1048) ; avant l’intervention de 1066, un jugement de Philippe Ier, fait par ses proceres (parmi lesquels, au second plan, figure Aubry de Coucy) et exécuté par sa main, adjuge à Saint-Médard les consuetudines que lui disputait le comte de Soissons Guillaume Busac : elles consistaient en des droits à justicier les dépendants de l’église, à recevoir leurs taxes et leur commendatio.
Par deux fois, ces rois dont on se plaît à décrire la faiblesse ont donc fait reculer la seigneurie banale ; au moins sur le parchemin. Il est vrai qu’ils sont ici comme dans leur principauté. Était-il d’ailleurs de l’intérêt capétien d’empêcher Aubry de prendre avec lui les equites du saint ? En 1072, on trouve à Cassel, aux côtés du roi, les Cocinenses, tandis que l’abbé Arnoul a refusé au roi l’aide de son contingent….
4Au cœur même de la terre de sous-Coucy, on trouve aussi une affirmation de la présence royale. Il s’agit cette fois, non plus de rivalité du dominium châtelain avec le monachisme, mais de collaboration et d’échange de services. En 1059, à la demande d’Aubry de Coucy, qualifié (pour la première fois) de dominus castri, l’évêque Elinand de Laon émet un acte qui prévoit l’institution de l’ordre monastique à Nogent-sous-Coucy. Le Sire a obtenu du prélat la liberté de l’ecclesia vis-à-vis des coutumes épiscopales et la dote lui-même avec l’église voisine de Landricourt. C’est à lui et à ses successeurs qu’il reviendra de concéder l’abbatiat, à condition que ce soit gratuitement, et aussi d’exercer la charge d’avoué si l’on sollicite son intervention et au prix du tiers des amendes. Le roi Henri Ier donne sa laudatio et appose son sceau, comme il lui arrive à cette époque de le faire pour des actes qui ne portent pas sa propre suscription.
L’établissement de ce sanctuaire a un rapport étroit avec la prospérité des principes du château. Agir comme le fait Aubry, c’est veiller à ce que la prière des moines attire sur les vivants et sur les morts là bénédiction du Ciel ; c’est un acte de bonne politique parce qu’il affirme aux yeux des hommes de la terre les relations étroites de la garnison châtelaine avec les saints et leur pouvoir. Guibert de Nogent reconnaît vers 1115 que la fortune de son église a dépendu étroitement de ce groupe : « ce petit sanctuaire s’accrut par les dons des proceres du château, mais c’étaient les domini qui l’emportaient par les dons, dans leur propre largesse et dans l’accord aux largesses des autres ». On sent bien l’émulation caractéristique des sociétés dans lesquelles le plus grand prestige s’obtient par une surenchère dans la libéralité. Liberalissimus : ainsi Guibert comme Barthélemy de Laon (dans un acte de 1120) qualifient-ils Enguerran Ier ; affirmation éclatante de ce que dans ces contrées, il est le plus fort. Jusqu’en 1132, tous les biens de Nogent sont dans le ressort de Coucy et il ne manque la mention des puissants du château que dans les actes sur des biens proprement ecclésiastiques. LES SIRES DE COUCY AUX XIe ET XIIIe
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Le roi intervient cependant en plusieurs occasions. Vers 1090, Enguerran Ier et Elinand de Laon s’entendent pour que l’abbatiat de Nogent revienne à Godefroi, issu de l’aristocratie locale et moine à Mont-Saint-Quentin. Ce faisant, ils assurent l’émancipation d’un monastère qui était cumulé avec Saint-Rémi de Reims et Homblières par l’abbé Henri, dont ils ont obtenu le retrait. Mais ils prennent soin de faire requérir de Philippe Ier les apices regiae majestatis : un précepte autorisant l’élection. Celui-ci est perdu, signalé seulement par la Vita Sancti Godefridi. En revanche, un diplôme royal de 1095 nous a été conservé : le roi y attribue les privilèges de l’église de Nogent à son père, qui l’a « rendue libre », et il autorise les dons des optimates, prélevés sur la dominicatura du château. Surtout, ce dernier est à cette occasion déclaré « appartenant au fisc royal ». Nous sommes bien en un temps où l’on ne perd jamais tout droit sur ce qu’on a un jour donné ; héritier du roi de la légende, Philippe Ier veut-il rappeler l’origine première de Coucy ? ou bien, a-t-il eu une occasion récente d’affirmer son autorité ? On ne sait. Mais Enguerran Ier se serait certainement bien passé de ce diplôme : c’est le châtelain de Coucy, Renaud Ier qui l’a demandé, et le Sire ne fait que souscrire en tant que miles. Les évêques de Laon ne tiennent guère plus à la présence royale : s’efforçant en 1120 de restaurer les privilèges perdus du monastère, Barthélemy attribue la fondation à son prédécesseur Elinand, et mentionne l’accord des « dames et sires de ce temps » — Mathilde, Ade, Aubry, Enguerran. Il en reste donc à l’évocation des prélats et paroissiens du diocèse.
Il n’y a donc pas de fondateur « objectif » de Nogent-sous-Coucy ; se faire reconnaître cette qualité est un enjeu. Entre Sire et évêque, une complémentarité est concevable ; ils paraissent d’accord pour tenir compte du droit royal vers 1090, pour l’occulter trente ans plus tard. Quant aux intéressés, les moines, l’idéal pour eux serait de ne dépendre d’aucun fondateur. Ainsi Guibert s’efforce-t-il au livre deuxième de son De vita sua d’établir l’antiquité de son monastère, le rattachant notamment à un « quatrième roi mage », le légendaire Quilius qui figure plus tard sur le sceau abbatial. C’est toute l’ambiguïté de la position du monachisme : solidaire de la seigneurie banale comme le note Guibert, mais aussi attaché à des valeurs d’un autre ordre, l’ancienneté du culte et l’humanitas culturelle et morale qui permet de juger et condamner la férocité et la débauche d’un Thomas de Marle, en des développements narratifs qui apportent un complément, sinon une contradiction, à l’image imposée par les chartes. 28Il faut se résoudre, en définitive, à ne pas connaître le moment d’origine de la seigneurie banale (en a-t-elle un autre que la construction du château ?), à n’entrevoir sa genèse qu’à travers des épisodes déjà tardifs. La situation du onzième siècle appelle trois remarques :
1) S’agissant des droits du roi sur le château de Coucy, « tenir au fisc » se peut transposer en « tenir au fief », à condition d’envisager un chevauchement de possession avec le Sire plutôt que le concept classique et territorial de mouvance féodale. Politiquement, Coucy est bien de l’espace capétien : ses gardiens ont lâché Henri Ier au début de son règne, lors de la révolte fomentée par Constance (1033), mais tout rentre ensuite dans l’ordre et la fidélité d’Aubry de Coucy se discerne par la participation à l’ost malheureux de Cassel (1072) comme par les souscriptions dans l’entourage royal 42. Cette intégration effective évoque encore très nettement le système politique du haut Moyen Age, en son niveau supérieur.
La garnison châtelaine étend son pouvoir en exigeant des consuetudines, dont le caractère et la portée sont tout à fait clairs 43. D’une part, ce sont des droits de gîte, des freda revenant au justicier, des taxes de remplacement pour ost, chevauchée ou plaid général : redevances habituellement dévolues au roi ou à son agent, elles justifient l’appellation d’oppidanus seu judex donnée par l’Historia miraculorum sancti Amandi, vers 1066 44, à ce maître de Coucy (Sire ou châtelain ?) qui s’en prend à une familia monastique (l’intégrant en fait dans un groupe homogène de sujets). D’autre part, c’est une taxe rétribuant une protection assurée et/ou imposée aux hommes du plat pays par les milites castri : ainsi du sauvement exigé entre 1030 et 1043 des commanentes de la villa de Quessy. La notice qui nous le fait connaître, et que date l’abbatiat de Galeran à Homblières 45 est le plus ancien texte (et le seul du onzième siècle) pour le ressort de La Fère. L’abbé a voulu, sans doute parce que son église avait aussi des droits sur les hommes du lieu, « alléger le poids de cette coutume » due à Ulric, miles de castro de La Fère, qui la tenait d’Anselme, princeps castri. Il obtient que le versement en soit fait au château, et non à Laon (d’où économie de la peine du déplacement). Ce bien avait précédemment été au comte Otton de Vermandois : il ne s’agit donc pas d’une charge inédite apparue au temps des châteaux. Depuis Laon ou Saint-Quentin tour à tour, les grands commandaient, protégeaient et rançonnaient, sinon vraiment de loin, du moins d’une trentaine de kilomètres. Et on peut entrevoir ici une pression paysanne qui les amène à envisager un encadrement plus serré, une première déconcentration qui précède celle que nous envisagerons plus loin pour le douzième siècle.
Les consuetudines ne sont donc nullement « domaniales », mais toutes régaliennes : cette manière de réclamer « sauvement » ou, comme on dirait ailleurs, « commendise » appartient aussi bien à des rois qu’à des comtes. Un système que l’on pratique par exemple à Vendôme avant 1007 permet d’affecter les versements des diverses villae aux tours de garde successifs des milites castri (ou civitatis). Il s’applique tout aussi bien aux châteaux qu’aux cités.
Aubry paraît comme miles, signalé par son seul prénom, dans l’entourage de l’évêque de Laon, Gibuin (1047 et 1055), et comme « de Coucy » dans celui de l’évêque Baudouin de Noyon (1058). Les maîtres de Coucy sont au onzième siècle hommes et chasés d’un ou plusieurs évêques. Mais ce profil, premier dans la chronologie, n’est-il pas le prolongement normal d’une puissance à la terre, qui les impose comme milites éminents dans les cours épiscopales ? Car très vite, consacrant son pouvoir local en zone périphérique, la qualité de dominus castri est reconnue à Aubry pour Coucy, dans l’acte d’Elinand de Laon (1059) ou, rétrospectivement, dans celui de Barthélemy (1120). La Chronique de Saint-Médard de Soissons, quant à elle, parle pour 1047 de Roberti militis, domini de Couciaco. Encore que les premières, à tout moment, donnent plus difficilement du dominus (Enguerran est cité comme miles dans le diplôme royal de 1095), sources diplomatiques et sources narratives s’accordent d’emblée sur ce titre nouveau et promis à un certain avenir : Sire de Coucy.
Pourquoi cependant le maître de la place ne serait-il pas comte, à l’instar de ceux de Roucy ou de Beaumont-sur-Oise, et conformément à la logique de sa fonction ? Trois sources lui donnent ce titre. Une note marginale à l’Anonyme du Bec qualifie Enguerran Ier de « comte, à ce que l’on dit, d’Amiens ou du château de Coucy ». Puis, parlant de l’abbatiat de Godefroi à Nogent, la Vita sancti Godefridi, composée à Soissons en 1138 par le moine Nicolas de Saint-Crépin, le montre en rapport avec le comes castelli (le Sire) et le vicecomes (son châtelain). Le flamand Gautier de Thérouanne appelle Thomas « comte de Coucy » à propos de l’année 1127. Mais ces deux auteurs, très contemporains l’un de l’autre, restent isolés. Côté châtelains, une source diplomatique vient témoigner : un acte de 1107 donne à Adeline, épouse de Guy Ier, le titre de vicecomitissa.
La tendance des seigneuries banales à se constituer en nouveaux comtés, parfois victorieuse, est souvent aussi (comme à Breteuil-en-Beauvaisis) éphémère, parce qu’il n’est pas si facile de créer des titres sans précédent. L’ordre ancien sait aussi se défendre. Quant au titre vicomtal des châtelains, il a peut-être un soubassement plus solide, mais il disparaît aussi. Une réalisation du onzième siècle : la réunion des trois châteaux35A défaut d’une érection durable et vraiment institutionnelle de Coucy en comté, les premiers Sires ont réussi un regroupement nouveau : celui de Coucy, La Fère et Marle. La manière dont ces châteaux ont été réunis en une seule main est difficile à percevoir. En même temps qu’elle, c’est l’origine même de la lignée des Sires classiques qui est ici en question. [Cf. tableau, p. 56-57].
Leur ancêtre Enguerran de Boves entre dans la place par effraction en 1079 C’est un habitué des coups de mains et des guetapens. On sait par exemple par l’Anonyme du Bec que lui-même un jour, chargé de chaînes par ses ennemis, a été délivré par l’intervention de Dieu et de Sainte-Honorine ; à titre de témoignage, il ramène sa chaîne au prieuré de Conflans et l’auteur lui prête un récit de son aventure à la première personne. Il donne enfin à cette église un serf chargé de visiter le sanctuaire à sa place en y apportant des offrandes : « parce qu’il déplorait de ne pouvoir assez souvent venir à Conflans, vu la multitude de ses ennemis »54. Les ennemis dont il est question ici ne sont-ils pas précisément le fondateur du prieuré, Ives comte de Beaumont-sur-Oise, et son lignage, auquel appartient Aubry de Coucy 55 ? 37Parce que des seigneurs rivaux entre eux sont les bienfaiteurs des mêmes églises, les narrations des clercs et des moines évitent de désigner explicitement ensemble les deux protagonistes d’un conflit. Mais elles laissent entrevoir ici qu’une lutte à fréquents rebondissements oppose deux groupes, en impliquant des liens de parenté et des liens spirituels tissés sur une vaste région : une de ces luttes que les chansons de gestes se plaisent à développer au registre de la grandeur épique. 38A Coucy, ce n’est pas une sainte qui est venue en aide à Engerran. Le « coup » préparé par Ade a pourtant été éventé par l’évêque de Soissons, doté de la prescience des événements futurs. La Vita sancti Arnulfi raconte comment celui-ci prévient Ermengarde, l’épouse d’un noble homme et la sœur d’Aubry de la menace qui pèse :
« Son frère Aubry, sire de Coucy, est trahi de telle sorte par le conseil de son épouse, que demain il sera capturé sur sa couche par ses ennemis ; on l’appréhendera, on l’enlèvera, on l’enchaînera, on le soumettra à des tortures et on le pressera de se racheter ; au rachat de sa vie moribonde il dépensera ses trésors, mais il ne reverra ni ne récupérera son château »56.
Pourtant, malgré l’avertissement de sa sœur, Aubry garde confiance dans sa femme et refuse de fortifier spécialement sa tour et son château : ainsi s’accomplit la prophétie du saint. Comme au dixième siècle, c’est par ruse que Coucy est pris. C’est d’ailleurs beaucoup dire que d’évoquer un siège possible, car à quoi bon se remparer quand l’ennemi(e) est dans la place ? A proprement parler, il n’y a pas eu de coup de mains, ni d’effraction. La vraie maîtresse des lieux, Ade, a seulement décidé de changer d’homme. C’est par elle que l’héritage arrive et — à peine — le scandale. Guibert de Nogent se contente, à propos de ce que G. Bourgin rend en note par « mœurs déplorables », d’une malicieuse mise en cause de la paternité d’Enguerran lui-même vis-à-vis de Thomas, son fils ut dicitur57 ; notation issue des rumeurs de la maisonnée, et qui pourrait bien n’être pas sans fondement.
Se donnant comme épouse à Enguerran « de Boves », Ade lui apporte, en même temps que Coucy, Marle. Son père Létaud, frère d’Ebles Ier de Roucy, en était le dominus au moins jusqu’en 1050, donc à l’époque où Robert tenait Coucy. Au milieu du douzième siècle, dans les Genealogiae Fusniacenses, on s’est représenté Marle comme le vrai berceau de la lignée58. Elle n’y avait pourtant pas de droits entiers ou incontestés : en 1113 en effet, dans une donation où Enguerran intervient comme « de La Fère » pour abandonner la moitié de la villa d’Erlon, l’autre moitié (celle qui paraît relever de Marle) est cédée par Thomas son fils putatif, déjà pourvu de la place, en même temps que par Hugues de Rethel accompagné de sa femme et de ses fils 59. C’est là autre chose qu’une laudatio parentum apportée au don d’un cousin ; c’est en temps qu’héritier d’Ivette de Rethel, sœur de Létaud de Marle, que le comte Hugues a un droit sur le château, concurrençant ou chevauchant celui de Thomas. Mais est-ce lui ou son homonyme le comte Hugues le Maine de Vermandois qu’un acte de 1137 remémore comme ayant été le prédécesseur d’Enguerran et de Thomas à Marle ? Qui sait quels aléas se cachent derrière cette présence et cette allusion ?
Les destinées de La Fère au onzième siècle ne sont pas mieux documentées. Demeurée à l’évêché de Laon au terme de ce dixième siècle fertile en passes d’armes et en rebondissements que nous content Flodoard et Richer, la place est incontestablement celle qui fait des Sires de Coucy jusqu’en 1185 des chasés de l’église de Laon. La détention de ce château donne droit au titre de princeps, non à celui de dominus, tant pour Enguerran Ier que pour l’Anselme de 1030/1043 qui, se faisant apporter dans la cité le sauvement, y était sans doute miles épiscopal. La présence de « Robert de La Fère » en 1059, à la fondation de Nogent, dans l’entourage d’Aubry de Coucy est peut-être un indice d’une réunion déjà réalisée entre les deux châteaux : Robert n’est-il pas un castellanus ou miles, homme d’Aubry ? A coup sûr, la place de La Fère a été obtenue par Enguerran de Boves avant l’élection au siège épiscopal de Laon de son cousin et homonyme, survenue en 1098 ou 1099 (alors que l’intéressé était archidiacre de Soissons) : on l’a dit, un acte de 1113 rappelle un don consenti du temps d’Elinand par « Enguerran de La Fère », en même temps que par Hugues de Rethel, en tant que seigneurs féodaux. Et Thomas de Marle est d’abord apparu comme originaire de ce château, puisqu’il est souvent désigné « de La Fère » par les historiens de la Première Croisade. 42Nous ne savons pas si Ade, lorsqu’elle introduisit Enguerran à Coucy vers 1079, lui apporta aussi « le surplus » : Marle et La Fère ; ou si elle avait besoin de lui pour y affirmer des droits. L’histoire de la réunion des trois châteaux ne peut donc s’écrire qu’en pointillés. Il y a plusieurs chaînons manquants ; sans doute la part de cette Mathilde qui paraît en 1059 comme mère d’Ade et que l’acte de 1120 remémore comme domina a-t-elle été importante.
Les trois châteaux ont donc été réunis entre 1047 et 1095. Au début du douzième siècle, chacun d’entre eux demeure soumis aux droits supérieurs de puissances extérieures. A Coucy, ceux du roi et, reconnus par un cens de soixante sous (fort peu par rapport aux cent-quarante livres annuelles que représentera en 1197 le versement des hommes62) de Saint-Rémi de Reims. A La Fère, ceux de l’évêque de Laon, les plus proches et les plus forts. A Marle, ceux du comte Hugues de Vermandois, de qui Thomas tient la place « en baillie », selon la Conquête de Jérusalem63. On mesure l’hétérogénéité de la terre des Sires de Coucy à leurs débuts. Mais il ne faut pas majorer la portée de ces sortes d’hypothèques : il y a à Marle et à Coucy une forte apparence d’allodialité au douzième siècle ; seule La Fère a un caractère marqué de chasement épiscopal. 44Important, le regroupement n’a enfin pas été conçu comme une fin en lui-même, mais mis par Enguerran Ier au service de plus vastes desseins. Les desseins d’Enguerran Ier
Derrière les coups de main du onzième siècle, il faut souvent voir, comme le remarque M. Bur, « l’obscure revendication d’un droit héréditaire » 64. Celui d’Enguerran de Boves en Laonnois n’est guère apparent ; comme Aubry de Beaumont, il s’y est implanté par un beau mariage. On ne peut tirer grand argument d’un acte de 1147 où Enguerran II évoque le don d’une part de Saint-Gobain par Isembard de La Fère, chanoine de Laon mort peu avant 1068, et qu’il appelle son cognatus 65 : comme le terme désigne sans doute un cousinage patrilatéral et non matrilatéral (selon J. Depoin)66, il faut que la parenté passe par Thomas ; mais au-dessus, ne peut-elle tout aussi bien venir d’Ade que d’Enguerran ?
La recherche des origines d’Enguerran Ier devrait, pour éclairer son action en Laonnois, mettre en valeur non seulement son ascendance masculine, mais aussi et surtout sa place dans un groupe de parenté plus vaste, manifestement de haute aristocratie. Le prénom qu’il porte est celui d’un comte du neuvième siècle, puissant entre Amiens et la Flandre, d’un comte de Beauvais cité en 923, lié à Raoul comte d’Amiens et comme lui « fidèle » du grand Herbert de Vermandois, enfin d’un évêque de Laon mort en 936 67. Enguerran Ier marche donc sur les traces de quelques homonymes 68. Une recherche prosopographique plus précise et menée à l’échelle de la Picardie tout entière serait nécessaire pour savoir, si c’est possible, comment il se rattache à eux.
Relevons seulement cette « consanguinité plurilatérale » qui lie notre homme au second évêque Enguerran de Laon (1097/8-1104), indiquée par Guibert de Nogent69. L’attention des textes à l’axe horizontal des relations de parenté plutôt qu’à leur axe vertical est bien caractéristique du haut Moyen Age70. 48Les systèmes qu’il nous faut examiner concernant les origines d’Enguerran sont ceux de J. Depoin (1915) et de J. Tardif (1918) :
Selon Tardif, quoique bouté hors de Coucy en 1079, Aubry laisse sur place des descendants prêts à revendiquer leur héritage usurpé : ne retrouve-t-on pas en 1191, pendant la minorité d’Enguerran III, un Renaud qui se dit Sire légitime de Coucy, rappelant les droits des « anciens possesseurs » ? En se reportant à notre appendice I.4, le lecteur trouvera de quoi démentir cette vision un peu trop romantique… Plus troublante serait la présence, non relevée par Tardif, d’un Guy, fils d’Aubry parmi les pares de 1138 — s’il ne s’agissait là seulement du tout-venant des chevaliers de châteaux 74 En réalité, Aubry a tout à fait changé d’horizon après le « coup de Coucy » : c’est Guillaume le Conquérant qui se l’est attaché, comme le prouve la mention au Domesday Book d’une « terre d’Aubry de Coucy » dans le comté d’York 75.
La double mainmise d’Enguerran de Boves sur Amiens, comté en déclin, et sur Coucy, comté en puissance, s’est donc effectuée dans des conditions fort obscures pour nous. Est-il cependant interdit de mettre en rapport cette esquisse de puissance nouvelle avec l’occasion offerte par la mort de Raoul, comte d’Amiens-Valois-Vexin, et la retraite de son fils Simon, dit de Crépy (-en-Valois ?) Elles ont provoquém3TJ5cUrdpVbxyw#ftn76"> un craquement politique majeur au Nord de la Seine Cela soulage le Capétien, comme l’a montré P. Feuchère ; mais cela profite aussi à d’autres. Devenu comte d’Amiens, Enguerran est signalé épisodiquement dans les deux autres pagi de son prédécesseur Raoul : en Vexin, par ses liens avec Sainte-Honorine de Conflans ; en Valois, par son attachement à la mansura de Crépy 77. Mais ce ne sont là que de petites touches, qui laissent le Sire de Boves très en retrait par rapport au défunt Raoul. Un fait assez neuf est en revanche sa translation vers l’Est, dans ce Laonnois dont trois châteaux tombent entre ses mains, avant qu’il ne parvienne à « créer » comme évêque de Laon, selon les propres termes de Guibert de Nogent, son cousin et homonyme, par un appel au roi 78.
Cette opération est réussie grâce à un retour prématuré de la Croisade (1098 ou 1099). La même conjoncture est exploitée pour mettre la main, Ade étant morte, sur une nouvelle femme à château, et toujours plus à l’Est : Sibylle, héritière du comté de Porcien et femme du comte de Namur, que ses qualités de croisé persévérant et de cousin d’Enguerran auraient dû préserver d’un tel coup 79. C’est le temps des rapts, dira-t-on, mais ici la victime est mieux que consentante, provocante ; comme Ade quelques années auparavant, cette femme invectivée par le prêtre exerce un ascendant effectif sur le chevalier : parce qu’elle transmet des prétentions bien sûr, mais aussi parce qu’elle se joue des hommes qui gravitent autour d’elle, choisissant parmi eux ses amants, enfin parce qu’elle a le verbe mordant et incisif. Dans cette société qui pratique le rapt et l’hypergamie masculine, voilà de belles figures de pouvoir féminin, aisément compréhensibles au fond dans le cadre d’un rapport de domination par nature ambigu 80.
Lorsque revient le comte lésé, la guerre éclate entre Godefroi de Namur et Enguerran. Ce dernier garde la femme, perdant le Porcien sur lequel les droits de Sibylle étaient en réalité contestés 81. Avec elle, il brave l’anathème des conciles. Il est vrai qu’Enguerran l’évêque l’absout furtivement ; et à quelque temps de là, ce prélat connaît une cruelle agonie, marquée par l’insania, et son dernier geste conscient est d’attirer à lui le Sire pour l’embrasser comme « son homme » — rituel créant au vrai plutôt l’impression d’égalité entre le seigneur évêque et celui dont il est, à la lettre, la créature et qui demeure son plus proche ami, avec un certain ascendant sur lui 82. D’autre part — et n’était-ce pas fatal ? — ce remariage duquel est issue une fille provoque de fortes tensions avec Thomas, entré en possession de Marle à son retour (glorieux) de l’expédition de Jérusalem. Ce personnage mérite une plus ample analyse. Mais il importe auparavant de conclure sur la période dynamique de la vie de son père. 53Incontestablement, Enguerran Ier s’est voulu plus qu’un Sire. Ce serait toutefois forcer les choses que de voir en lui un aspirant à la principauté territoriale. On discerne bien chez lui une logique des héritages revendiqués et une expansion selon un axe transversal (Ouest-Est), dans la direction où se rencontre la plus faible résistance. On sent qu’issu du groupe aristocratique vermandisien, il développe une emprise aux périphéries du grand Vermandois d’Herbert Ier, et finalement menace de prendre en tenailles le domaine imparti à Hugues le Maine, frère du roi. Mais il ne faut pas surdéterminer ces constatations et formuler à sa place un grand dessein de réalisation manifestement impossible. L’aristocratie de la fin du onzième siècle pouvait répartir ses efforts sur des lieux assez dispersés, sans mettre en péril sa domination sur des hommes encore (mais de moins en moins) clairsemés. Avec du « sens pratique » et la baraka qu’entretiennent les dons aux églises, Enguerran sait occuper une place notable dans le jeu politique, mais plus souvent en zone intersticielle qu’au cœur des pagi. Rien de plus. II — LE « CAS » THOMAS DE MARLE (1100-1130)
Considéré comme le type même du « tyran » féodal, et exposé en tant que tel au pilori de l’Histoire par Suger et l’historiographie de Saint-Denis, Thomas de Marle a laissé de toute évidence une impression de terreur sur le pays 83. Mais depuis F. de L’Alouëte, plusieurs historiens ont tenté sa réhabilitation : en montrant, comme J.F.L. Devisme après L’Alouëte lui-même, la partialité des églises et en opposant les aumônes relatées par les chartes à toutes les sources narratives 84 ; ou encore, comme l’a fait récemment J. Chaurand, en cherchant dans l’hostilité à la royauté le trait commun à ses entreprises 85. Dans la première explication, c’est une distorsion entre type de sources qui est invoquée, et nous examinerons plus loin le sens des donations ; avec la seconde en revanche, c’est le problème de fond qui est posé : la royauté n’a-t-elle pas voulu mettre au pas une puissance trop forte, aux lisières de sa zone d’influence directe ? 55Les deux sources majeures, Suger et Guibert, méritent une lecture approfondie, qui suppose que l’on prenne garde tant à leur vocabulaire précis (mieux compréhensible aujourd’hui grâce à des recherches récentes) qu’à ce qu’ils ne disent pas (en particulier tout l’élément féodal, véritable « obstacle épistémologique » pour les médiévistes d’autrefois). Il faut d’autre part les confronter à tous les éléments du dossier que l’histoire des Coucy nous présente. Guerres seigneuriales56Un mot d’abord sur la chronologie de la vie de Thomas. Fait exceptionnel, pour sa date de naissance (qui n’est évidemment pas connue directement), une année s’impose presque sans discussion : 1080. Enguerran Ier prend Coucy et Ade en 1079, et il faut bien que Thomas ait quinze ans pour partir en Croisade à l’avant-garde, en 1095 ; à dix-neuf, il s’illustre à Jérusalem.
Mais dans le système habituellement retenu, les événements se précipitent un peu. On veut en effet qu’avant 1103, date de la guerre de Montaigu, il ait eu deux filles d’Ide de Hainaut et l’ait renvoyée dès 1101 pour obtenir ce château du chef de sa deuxième épouse 87. Il faut sortir de cette difficulté en suggérant que le mariage hennuyer de Thomas ne vient qu’après l’union contestée. Les Genealogiae Fusniacenses ne s’opposent pas à cette interprétation, puisqu’elles taisent le mariage de Montaigu.
Quant au troisième mariage, avec Milesende, il est l’objet d’une double erreur traditionnelle. On veut que cette femme soit du Laonnois, ce que rien n’étaye positivement88 ; et ce qui contredit les Genealogiae Fusniacenses. On veut aussi que le mariage soit antérieur à 1115, alors que rien n’y oblige : les entreprises de Thomas à Crécy-sur-Serre et Nouvion-l’Abbesse tiennent à son avouerie, non à un quelconque héritage de Milesende ; et la fille qu’il promet en 1115, par desponsatio, au châtelain d’Amiens 89 n’a pas besoin d’avoir celle-ci pour mère : c’est plus vraisemblablement d’une des deux enfants d’Ide qu’il s’agit. L’union avec Ide de Hainaut peut donc prendre place dans toute la période 1103-1117. Terminus a quo : la rupture du mariage trop consanguin du côté Montaigu est postérieure à l’expédition royale. Terminus ad quem : Enguerran II, aîné des enfants de Milesende, doit avoir près de quinze ans en 1133 pour être armé chevalier, et trois lui suffisent en 1121 pour être cité aux côtés de son père à la fondation de Prémontré 90 — on emmène les enfants dès leur plus jeune âge à des cérémonies importantes. 59Cette mise au point liminaire évitera les surcharges au récit que nous allons entreprendre. Et, plus encore qu’une chronologie sûre, il a manqué souvent à nos prédécesseurs une attention à la vérité des rapports socio-politiques. C’est elle qu’il nous importe le plus de restituer, arrachant les masques de l’idéologie cléricale pour expliquer (sans le justifier) le comportement de Thomas, un héros qui a perdu sa gloire en des combats douteux.
A l’image de son père, Thomas semble rechercher ces « filles à château », alors assez nombreuses en France du Nord. C’est en effet par mariage, nous dit Suger, qu’il devient le maître de Montaigu, splendide position sur une butte-témoin en avant de la cuesta d’Ile-de-France, d’où il commande la route de Laon à Reims, ici commence sa carrière de seigneur-brigand : il brûle une villa, massacre des hommes, commet des rapines, et oblige en 1101 les moines de Saint-Marcoul de Corbeny transportant leurs reliques à circuler en cachette pour éviter ses embûches91. Agrandir Original (jpeg, 316k) II. La « dominicatura » châtelaine du
premier age (1030-1190). 61De tels actes de « tyrannie » suscitent la crainte et l’horreur de ceux que Suger appelle les « compatriotes » de Thomas. Une véritable ligue de domini, suscitée par Enguerran Ier lui-même et par Ebles de Roucy, se forme contre lui en 1103 : on y trouve le comte André de Ramerupt (apparenté à Ebles), Hugues le Blanc de La Ferté-Milon et Robert de Cappy (près de Péronne), frère d’Enguerran. Ils viennent assiéger Montaigu, d’où Thomas s’échappe pour aller requérir l’aide du prince Louis, héros sugérien dont la présence en si mauvaise alliance embarrasse manifestement l’abbé de Saint-Denis. Son récit montre en effet que, poussé par ses familiares que Thomas a soudoyés, Louis lui marque un soutien indéfectible : s’avançant avec son ost, il fait lever le siège de Montaigu aux coalisés qui n’osent lui résister de front ; ils le poursuivent néanmoins, et peu s’en faut qu’une bataille n’éclate. Enfin, ils lui vouent « amitié » et s’engagent à s’en tenir à son « service ».
L’intérêt de cet épisode est qu’il convient remarquablement mal à l’image que Suger veut imposer d’un roi réprimant la « tyrannie » des seigneurs d’Ile-de-France, et donc remarquablement bien pour discerner, sous cette idéologie, des réalités complexes. Certes, l’accord du futur roi et de Thomas relève d’une complicité entre « jeunes » : Louis n’a pas encore passé l’âge dangereux où l’on agit de manière irréfléchie 92. Mais il demeure des difficultés, à propos desquelles on ne peut que formuler des hypothèses :
La troisième épouse est « la femme d’un certain miles de l’Amiénois, nommée Milesende » 98 En s’exprimant ainsi, les Genealogiae Fusniacenses. font soupçonner un rapt de plus… Il doit dater du moment (1115-1117) où l’intérêt de Thomas se reporte — comme nous le verrons — de Laon sur Amiens. Milesende lui donne deux fils (« et une fille, appelée du nom de sa mère »99), et il la garde.
Un éloignement demeure entre Enguerran et Thomas. Mais, rivaux dans le jeu politique, le père présumé et le fils suivent en matière matrimoniale, la même « morale des guerriers » et en matière seigneuriale, commettent les mêmes violations envers les églises. Dès lors, il y a une évidente injustice de la part de Suger à appeler le premier « homme vénérable et honorable », tandis que le second est « au suprême degré de la perdition »100. Tout au plus, la jeunesse de Thomas comporte-t-elle plus de fougue ; le temps de ces libéralités qui sauvent l’image d’Enguerran viendra pour lui plus tard. Enguerran et Thomas dans les « tragédies laonnoises » 101
Le récit fameux de Guibert de Nogent sur la première commune de Laon (1111-1112) mérite quelques réinterprétations, notamment si l’on veut comprendre le rôle des Sires de Coucy et Marie. Il impose l’idée d’une attention constante portée sur la cité par les grands du pagus : ainsi, pour succéder à son cousin, Enguerran fait-il élire, après deux ans de vacance du siège, Gaudry. Le blocage de la situation était dû, selon l’interprétation de R. Kaiser 102 à une tension entre traditionnalistes et réformateurs ; finalement les électeurs, menés par un Sire soucieux d’avoir un évêque qui soit son obligé 103, se sont portés sur ce chapelain du roi d’Angleterre. L’élu n’est pas un simple parachuté, mais bien un parent d’Enguerran : Guibert ne le qualifie-t-il pas de cognatus de Thomas ? 104
La ville de Laon elle-même se trouve soumise à plusieurs domini qui ont des ressorts de justice (les « détroits » cités par l’institutio pacis de 1128) 105 et s’y comportent selon Guibert en rançonneurs. Une forme de seigneurie banale pénètre donc dans Laon, mais les guerres privées y sont longtemps évitées grâce à une forme ancienne d’urbana societas 106. Le drame provient, comme le dit l’abbé de Nogent, lui-même intimement lié aux affaires ecclésiastiques de la cité, dans un sermon au peuple, de ce que « les guerres externes se sont transférées dans la cité » 107. 67Le désordre s’établit à partir du meurtre de Gérard de Quierzy, dans la cathédrale, le 7 janvier 1110. Ancêtre éponyme d’une lignée de moyens domini établis près de l’ancien palais carolingien, en marche orientale de la future châtellenie de Coucy, Gérard agit de ce fait dans les trois « provinces » de Soissons, Laon et Noyon, y suscitant la crainte et la révérence. Il ne peut manquer d’interférer, en ce temps où les implantations seigneuriales se chevauchent, avec Enguerran Ier : celui-ci l’a d’abord élevé en se l’attachant par des dons, mais le mariage avec Sibylle provoque une rupture ; ancien amant de la comtesse, Gérard s’est marié depuis et les deux femmes tiennent des propos mordants l’une sur l’autre. Dans ce petit monde, les paroles publiques ou publiées ont une grande portée, comme insultes déclenchant des querelles : Gérard lui-même, malgré sa probitas, n’échappe pas au défaut d’avoir une langue de vipère. Son opposition au couple Enguerran-Sibylle a toutefois des causes plus structurelles : avoué de Barisis (pour Saint-Amand en Pévèle), il intervient à proximité de Coucy ; avoué surtout de Saint-Jean de Laon, il agit dans le ressort de Marle et dans la cité elle-même.
Cette ancienne abbaye du septième siècle a dans le récit de Guibert une importance majeure, et la perte de ses archives antérieures à 1136 est irréparable ; elles auraient sûrement permis de mieux saisir la croissance du dominium marlois comme l’ensemble de la société laonnoise nell’età precommunale. Abbaye royale, Saint-Jean a de nombreuses villae dans le plat pays, et même une partie de la cité lui appartient : le bourg, d’où sont issus tous ces burgenses qui s’opposent aux domini moins comme une classe à une autre que comme les habitants d’une partie de la cité à ceux dont les résidences sont proches de la cathédrale et qui se regroupent autour de l’évêque 108. Trois clivages parcourent en fait la cité, sans se superposer exactement les uns aux autres ; car, à ceux d’ordre social et d’ordre topographique, s’ajoute la dissension créée par le meurtre de Gérard de Quierzy. C’était l’un des proceres urbis, mais d’une faction intimement liée aux burgenses de Saint-Jean et au prévôt royal ; la faide qui s’ensuit met en cause, comme vengeurs et comme « meurtriers » un grand nombre de personnes. Les seconds sont des partisans de l’évêque Gaudry, qui s’est absenté lors de l’assassinat mais sur qui pèse le soupçon d’une complicité ; obligé de les désavouer en les excommuniant, il n’en est pas moins lésé comme eux par les représailles du roi et des vengeurs (saisie de leurs biens dans la ville) — et se rapproche de ses complices supposés c’est-à-dire avant tout d’Enguerran et de Sibylle, dont la langue avait manifestement armé les assassins 109. Les liens du Sire de Coucy avec la faction de l’évêque, en 1110 et 1111 sont donc évidents. Aussi est-il compris, selon toute probabilité, dans la composition qui intervient entre celle-ci et Louis VI, vengeur potentiel de ses propres hommes.
Mais désormais dans la cité, les haines privées, factionnelles, désorganisent la res publica110. Il faut constituer de nouvelles solidarités, et aux « conjurations » des grands répond la communia des burgenses. C’est la reconnaissance de cette association, assortie d’une réduction et d’un abonnement des redevances personnelles, que ces derniers obtiennent de l’évêque à prix d’argent en 1111 : concession de franchise, mais vite reprise (comme c’est le cas de beaucoup de dons, à l’époque) par Gaudry, qui en obtient à Pâques 1112 la cassation par Louis VI. Pour le capétien, transcender son rôle de seigneur direct et se mettre en position d’arbitre, c’est peut-être acquérir une dimension plus régalienne, mais c’est aussi trahir ses partisans. Après son départ, ils se révoltent, et l’un de leurs meneurs, un ancien prévôt d’Enguerran Ier, naguère homme de chef de Saint-Vincent de Laon, le « sinistre » Teugaud, tue l’évêque ; plusieurs autres grands sont massacrés (25 avril 1112). 70Ni Enguerran ni Thomas ne sont dans Laon à ce moment. Ils interviennent après coup, l’un comme vengeur, l’autre comme protecteur des meurtriers. Les révoltés n’ont évidemment pas de programme politique : ils n’ont rien de ces « bourgeois conquérants » que le dix-neuvième siècle, avec A. Thierry, imaginait en eux ; ils ne peuvent ni tenir la ville seuls, ni se prémunir contre les vengeances qui les menacent. Aussi font-ils appel à Thomas de Marle qui a déjà accueilli certains des interfectores Gerardi ; protecteur des scélérats par vocation, aux dires de Guibert, il est, nous semble-t-il, avant tout soucieux d’accroître sa clientèle et d’affirmer son droit à tenir et protéger (de manière ambivalente) les hommes. Sans doute croit-on aussi qu’il peut, comme en 1103, retourner Louis VI en sa faveur s’il s’établit dans la ville à la tête des anciens communiers. Mais il mesure la hardiesse qu’il y aurait à tenir la cité royale, caput regni, dans une telle situation et se contente de donner asile sur sa terre.
Le départ de beaucoup de burgenses provoque la « montée » des gens de Montaigu, Pierrepont, La Fère et Coucy, qui font main basse sur la ville, pillant ce qu’ils trouvent, se rattrapant contre l’ascendant économique que Laon exerce déjà sur son plat pays 111. En tête de sa bande, Enguerran Ier apparaît, devançant le roi, comme le vengeur de l’évêque : ce sont d’ailleurs ses milites qui à quelque temps de là (en 1114) prennent Teugaud et le pendent aux fourches.
Pour un moment, les « guerres » ressortent de la ville et opposent le père et le fils, à l’instigation de la marâtre dont les visées injustes (déshériter Thomas) n’échappent pas à Guibert. Agé, Enguerran ne mène plus les opérations militaires et c’est son gendre Guy, probablement châtelain de Coucy, qui le supplée tant comme amant de Sibylle que comme defensor terrae. Ainsi se développent les menées de châtelains dont, dans les pays de l’Oise au onzième siècle, le rang n’est pas très éloigné de celui des domini112. Le conflit se traduit par des meurtres, des rapines, des incendies, gestes communs à la guerre et à la vendetta ; et l’on conclut des « paix momentanées », que Sibylle n’accepte jamais qu’à contre-cœur. Mais dès 1113, cette « calamité » qu’est le mouvement communal se transfère sur Amiens. Elle menace directement les intérêts d’Enguerran, qui est comte de cette ville, et de Thomas, héritier présomptif du titre et sûrement déjà implanté. Aussi le père et le fils se réconcilient-ils par un foedus, que le second paie d’une part de ses trésors113. Mais à Amiens, la situation de l’évêque (saint Godefroi, ancien abbé de Nogent) est l’inverse de celle de Laon : il penche vers les communiers, et les opérations militaires de Thomas et de sa bande (accomplies cette fois dans un sens « réactionnaire ») lui valent un litige de plus avec l’Église. Jugements ecclésiastiques et expéditions royales (1115-1138)
A ce moment, Louis VI est devenu, non sans difficulté, le roi de Suger, « humblement attaché au clergé »114. Il ne cède plus comme en 1103 à l’influence de ses laterales, mais à la pression des prélats réunis en conciles (à Beauvais le 6 décembre 1114, et à Soissons le 6 janvier 1115) qui frappent Thomas d’anathème, et menacent le roi, selon Guibert, « de ne plus faire les offices de Dieu dans son royaume, s’il ne les venge de lui ». D’autre part, quoiqu’il soit absent, le légat Conon de Préneste le dépossède rituellement du cingulum militiae116 : le rendant ainsi inapte à exercer un honor et préparant sa déchéance du comté d’Amiens.
Les plaintes concernent en premier lieu l’érection de châteaux dans deux villae de Saint-Jean de Laon, Crécy et Nouvion-l’Abesse, toutes deux situées au franchissement de la Serre par des routes méridiennes. Il est probable que la disparition de Gérard de Quierzy a facilité cette mainmise de Thomas, allié à un doyen laïc nommé Gérard . Impressionnants par leurs fossés, ces deux bastions illégaux (« adultérins ») sont-ils établis dans des sites aquatiques ou sur les collines voisines de la vallée ? L’archéologie le dirait peut-être 118. Nouvion sert en tous cas de refuge à certains des meurtriers de l’évêque, mais seul Suger les signale (comme un phénomène d’ailleurs second par rapport à l’illégitimité des châteaux) — le récit de Guibert montrant pour sa part que beaucoup ont déjà trouvé leur fin.
En second lieu, les clercs ont requis l’aide royale dans l’affaire de la commune d’Amiens, et en un sens l’expédition en Laonnois du carême 1115 (entre le début mars et le 11 avril) n’est que le prélude à ce conflit plus important que le roi doit mener contre Thomas et le châtelain d’Amiens. Préservant les ressources en solidarités dont il dispose, en vue de cette affaire majeure, ou voulant ménager Louis VI, Thomas refuse pour Crécy et Nouvion l’aide de ses affines 119.
Exécuteur d’une sentence ecclésiastique, le roi convoque son ost, dans lequel figurent des grands (ainsi le comte de Nevers, qui au retour est capturé par Thibaud de Blois), en tant que « barons de la Gaule », selon Orderic Vital 120. L’expédition, accomplie en carême « au nom de la pénitence » vaut des absolutions : c’est une sorte de croisade, déclenchée contre l’un des héros de la prise de Jérusalem. Pourtant, l’élément aristocratique (les milites) n’est guère disposé à mourir pour Crécy (il attend sans doute une transaction) 121. Ici le témoignage de Guibert confirme ce que Suger dit ailleurs du « soutien populaire » apporté au roi contre les seigneurs brigands : ce sont les pedites que Louis mène à l’assaut de Crécy 122. Pour terroriser les défenseurs de l’autre château, les captifs sont fourchés, et de la sorte Nouvion rend ses clefs au roi 123 Réfugié à Marle, Thomas qui avait primitivement refusé la semonce royale, se rachète par de l’argent ; il n’est pas dit qu’il prête hommage au roi 124. 77Le roi entreprend alors, à partir d’avril 1115, le siège de la tour d’Amiens, appelée le Castillon, et elle est prise en 1117. Thomas est dépossédé du dominium de cette cité, qu’il revendiquait du fait d’Enguerran, alors sans doute déjà mort. Mais il garde quatre châteaux majeurs : Marle, La Fère et Coucy en Laonnois, Boves en Amiénois.
L’expédition de 1115 est importante : les ambitions de la lignée seront désormais en effet à peu près contenues dans les ressorts de ses châteaux. Mais cette mobilisation royale a aussi une place majeure, décrite par A. Graboïs, dans la transformation du mouvement de la paix. Louis VI dans son règne, apparaît comme un agent de la paix de Dieu davantage que comme un suzerain ; il défère au jugement ecclésiastique plus souvent qu’il ne tient cour féodale125. Et s’il a rétabli en 1115 la « paix de la patrie », c’est de l’Ile-de-France en tant que principauté territoriale qu’il s’agit. Il a utilisé à son profit les institutions de paix pour tenter de réduire une puissance gênante à la périphérie de sa zone d’influence126.
Une seconde intervention royale, racontée par Suger, est nécessaire en 1130 pour mettre à nouveau Thomas hors d’état de nuire aux églises. Il ne semble pas avoir abandonné, après 1117, toutes ses prétentions : le comté d’Amiens étant revenu aux Vermandois, alliés de la Flandre, Thomas exerce sur celle-ci, de concert avec le Hainaut, des pressions militaires, contre lesquelles Charles le Bon réagit victorieusement 127. Un jour, il tue Henri, frère de Raoul de Vermandois 128 ; ce prince cousin de Louis VI et, après lui, le plus puissant dans la région, est aussi son sénéchal et joue un rôle politique d’une importance comparable à celui de Suger lui-même. Son conseil est décisif pour déclencher l’expédition de 1130 129.
A la fin de son récit, Suger signale les marchands retenus par Thomas dans ses cachots comme un point majeur dans sa discorde avec le roi. Le continuateur prémontré de Sigebert de Gembloux en fait pour sa part le motif même du conflit : ils étaient sous saufconduit royal et le Sire les avait capturés 130 pour les rançonner ou — comme il nous paraît plus probable — pour les contraindre à se mettre sous son conduit à lui, et à lui acquitter le wionage. Mais les chartes rédigées dans les années suivantes montrent qu’une série de conflits l’opposait à deux églises laonnoises dotées de villae dans les ressorts de ses châteaux : Saint-Jean et Saint-Vincent. Il les avait « prises » : c’est-à-dire qu’il marquait la protection/possession par un cens qualifié de « sacrilège », ou par des prises et des tailles « injustes et illicites » aux yeux des clercs 131. Toujours les traits caractéristiques de la seigneurie banale…
Venant à Laon, le roi se laisse convaincre en octobre 1130 d’attaquer Thomas : sa querelle s’ajoute à celle du comte Raoul et des églises, sans que nous discernions quelque chose de plus qu’une simple coalition. Cette fois, l’objectif est le château de Coucy lui-même : non plus situé, comme Crécy et Nouvion, à la limite du ressort de Thomas, mais au cœur de sa terre, mal connu et difficile d’accès (aux dires des éclaireurs envoyés par Louis VI). L’armée royale manœuvre à partir de Laon et s’efforce de pénétrer la terre par la forêt de Vois, pleine d’embûches et d’abrupts (ceux de la cuesta) ; une défense efficace y est menée par les hommes du Sire. Mais c’est par le front occidental que la Seigneurie de Coucy est plus vulnérable : venant de l’Oise, le comte Raoul mène une série d’escarmouches, trouve Thomas déjà blessé par des milites vermandisiens et, en un geste contraire aux habitudes, mais relevant de la faide, il blesse mortellement son adversaire. Immédiatement, on en vient à la palabre avec le roi, « les siens » acceptant que le Sire soit emmené prisonnier à Laon 132 (peut-être pour éviter le pire, en le tirant d’une captivité vermandisienne). A son passage à Clastres, Thomas agonisant fait des restitutions à Saint-Vincent 133. Arrivé dans la cité, il continue à négocier, obtenant de s’entretenir avec sa femme Milesende et persiste, avec un indéniable courage, à tenir à ce qu’il juge être son droit sur les marchands plus qu’à sa vie. D’où une mort sans repentir complet, qui suscite l’indignation de Suger : n’a-t-il pas détourné la tête de l’Eucharistie qu’on lui présentait ? Cela n’empêche pas les prémontrés de l’inscrire dans leur obituaire à la date du 8 novembre 134.
Le roi alors, selon Suger, épargne la terre, la veuve et les orphelins. Chevaleresque, le capétien ? En réalité, soucieux de sa propre querelle et d’elle seule, qui n’est pas une haine mortelle : il s’en va après avoir libéré les marchands et obligé Milesende et ses fils à se racheter (au prix tout de même de la majorité de leurs trésors d’alors). Mais il n’a ni pris ni même approché le château majeur, Coucy ; tout au plus laisse-t-il derrière lui le dispositif de fortifications temporaires sur la terra plana démantelé — mais sans doute facile à reconstruire 135.
Si la majesté royale s’est ainsi imposée, le droit des églises, lui, n’est pas facilement établi. Le donum remis par Thomas mourant à l’abbé Adalbéron de Saint-Vincent de Laon n’engage pas (ou n’engage que provisoirement !) sa femme et son fils. L’« usurpation » reprend et l’abbé Anseau, successeur d’Adalbéron, doit aller se plaindre au pape Innocent II, venu dans les Gaules ; mais celui-ci a « d’autres affaires » — le schisme d’Anaclet, notamment — et donne seulement « des lettres » enjoignant à l’évêque de Laon de faire justice au martyr de Saragosse. Barthélemy brandit donc une menace d’excommunication sous quarante jours, ce qui amène Milesende et Enguerran II à remettre la villa d’Erlon et le manse de Saint-Lambert, tout en obtenant un délai de quatre ans à dater de la Pentecôte (29 mai 1131) pour qu’il soit procédé à une enquête et recouru au « conseil » ; dès lors, ou bien les Coucy reconnaîtront le droit de saint Vincent, ou bien se tiendra un débat judiciaire aboutissant à l’ecclesiasticum judicium136. Comme il arrive souvent, nous connaissons un moment particulier de l’affaire, mais non sa fin. Le litige est encore pendant (ou déjà rouvert) en 1147, date à laquelle Enguerran II, se croisant, concède au monastère une exemption de wionage, contre Saint-Gobain 137. La cause de Saint-Jean, elle, nous apparaît à son terme : un acte de 1136 montre que le Sire et son prévôt Gérard l’Oreille ont été excommuniés au cours du conflit sur l’avouerie. Mais la sentence est suspendue sans qu’Enguerran II ait cédé sur tout : malgré la preuve administrée de l’injustice de ses tailles, « elles ne pouvaient être à présent supprimées totalement et, du conseil d’hommes sages, il est apparu qu’il fallait les supporter provisoirement, Enguerran promettant seulement d’exiger tailles et charrois des rustres selon telle mesure qu’il ne portât tort ni aux revenus de l’église ni aux paysans » 138. S’il excède la mesure, une simple ostensio faite par l’église devant l’évêque et l’archevêque provoquera la reprise, sans plaid, de l’excommunication du Sire et de sa terre. Objectivement, ce qui apaise le conflit, c’est bien la croissance agricole, qui rend supportable la double redevance au Sire et à l’église. Mais à vrai dire, le débat entre le chevalier, le moine et le paysan ne fait ici que commencer, dans notre corpus… Nul doute qu’il ne vienne d’aussi loin que longtemps il se poursuivra.
Quant aux Vermandisiens, leur haine pour Thomas n’est pas encore éteinte ; ils redoutent son fils… Avec Raoul de Vermandois, Louis VI intervient de nouveau : il tente de prendre La Fère, autre château majeur mais d’un accès stratégique plus facile que Coucy. Après un siège de deux mois, du 6 mai au 8 juillet 1132, la place tient toujours. On négocie alors un accord, bien caractéristique de ce temps où les hostilités sont intermittentes, entrecoupées d’épousailles : une nièce de Raoul, fille de sa sœur et du Sire de Beaugency, est donnée à Enguerran II 139 ; marieur, l’oncle maternel prépare ou appuie une revendication en seigneurie féodale (elle se manifeste explicitement en 1167, au moins sur Marle et Vervins 140). La place de La Fère relève, elle, de l’évêque Barthélemy de Laon, cousin de Raoul de Vermandois : sachant comment ce lien lignager a plus tard compromis un prélat apparemment pur et dur 141, on est fondé à présumer ici sa complicité dans l’opération contre La Fère. Il manque à cet épisode, connu seulement grâce au Continuateur prémontré de la Sigebert de Gembloux, d’être décrit par Suger : on ne sait trop quel était l’objectif du roi. Ne cédait-il pas à l’influence d’un lobby opposé à l’abbé de Saint-Denis (avec rupture ouverte en 1137) ? D’où le silence de ce dernier… 85Cette longue séquence événementielle se termine en 1138, avec plusieurs actes de Barthélemy de Laon relatant des « dons » aux églises — en fait, des compositions équilibrées. 86De tout ce qui vient d’être raconté, on peut tirer plusieurs constatations :
La teneur seigneuriale
La malfaisance de Thomas n’était pas complète, même du point de vue des églises : il favorisait celles de sa Seigneurie, « fondant » Prémontré, accordant une immunité à Nogent, et faisant des « dons » qui nous retiendront plus loin 148. D’autre part, il a participé à la Première Croisade, brutablement certes (c’est un massacreur de Juifs en compagnie du terrible comte allemand Emichon de Leiningen, autre personnage de légende), mais héroïquement aussi : la Chanson d’Antioche en porte la trace ; et la Conquête de Jérusalem élabore une véritable légende dorée, à usage du monde chevaleresque. Ce dossier contrasté témoigne d’une grande autonomie de la culture laïque. Guibert de Nogent, dans son histoire de la Croisade, baptisée depuis Gesta Dei per Francos, décide de passer sous silence les exploits de ceux qui se sont déshonorés par leurs crimes, une fois revenus . Mais l’Église n’est pas encore en mesure d’imposer une véritable damnatio memorie. N’était Suger et sa postérité dans l’historiographie de Saint-Denis, il ne serait demeuré de Thomas que l’image de celui qui entre premier à Jérusalem, et fait invoquer sous son nom dans un préambule de charte l’autre cité à laquelle il aspire, la Jérusalem céleste 150. 88Suger et Guibert n’ont donc pas vaincu les jongleurs. Mais l’image qu’ils nous donnent de Thomas mérite un examen attentif, parce qu’elle révèle, quel que soit son caractère partial, tout un aspect fondamental des rapports sociaux que masquent les formules stéréotypées des chartes.
L’abbé de Saint-Denis est avant tout un idéologue et un polémiste. En homme de gouvernement, il articule sa condamnation de beaucoup de domini sur la notion de tyrannie. A ses yeux, des hommes comme ceux-là sont un modèle royal inversé : ils provoquent des guerres, en profitent pour se livrer au pillage, confondent les pauvres et détruisent les églises, tandis qu’un roi garantit la paix et la prospérité des catégories sociales sans défense. L’imprécation vient souvent relayer cette argumentation et une belle diatribe inaugure le deuxième des trois passages que la Vita Ludovici Grossi consacre à Thomas de Marle. Le Sire est de ces « esprits malins » qui « jettent de l’huile sur le feu » ; à sa troisième intervention, le roi « de sa forte main l’éteignit bientôt comme un tison fumant ». Mais quiconque use du feu périra par lui : lorsque brûle Nouvion, « ce château avait l’air d’être détruit par le feu de l’enfer ».
De fait, très clairement caractérisés par Suger comme siège de la puissance des adversaires du roi, les châteaux ont leurs légendes noires, tel celui de La Roche-Guyon qui communique avec le monde souterrain infernal. De Crécy-sur-Serre, Thomas a fait « un lit de dragons et une caverne de larrons » . Et il établit en effet le contact avec Satan :
« Le diable lui étant favorable, parce que la prospérité des sots habituellement les perd, il avait jusque-là ravagé et dévoré (le pays) comme un loup furieux » .
Dans l’animalisation de Thomas, plusieurs fois comparé à un loup, entrent à la fois les idées de malfaisance, de cruauté (il ne reste aucun sentiment d’humanité), et celle de la rage de l’insensé. La perte du sens explique seule que Thomas aime mieux massacrer ses sujets en Laonnois et en Amiénois plutôt que de les perdre. Face à lui, comme l’indique le Livre de la Sagesse, tout l’univers combat avec le roi .
Insensé et inhumain, tel est Thomas, tel le révèle sa mort, en novembre 1130. Pris et blessé, il se refuse encore à rendre les marchands pour lesquels est intervenu l’ost royal. On le presse cependant de se confesser et de recevoir le viatique ; et « quand le corps du Seigneur fut apporté par la main du prêtre dans la chambre où demeurait le malheureux, ce fut comme si le Seigneur Jésus ne souffrait en aucune façon de pénétrer cette misérable enveloppe d’un homme qui ne se repentait pas ; à peine l’homme dressa-t-il le cou, qu’il le laissa retomber brisé, et exhala son souffle hideux sans avoir touché à la divine Eucharistie » . Il y a dans le récit de Suger d’autres exemples de males morts, d’hommes violents et sans frein (comte de Flandre, sire de Chaumont). Elles illustrent bien la « moralité » de l’histoire à laquelle l’abbé est attaché et qu’il nourrit d’une lecture de la Bible. Plus qu’il ne les tire d’une « culture populaire », c’est à partir du Livre Saint et du bestiaire symbolique familier à un clerc de l’époque romane qu’il élabore ses métaphores. Mais celles-ci sont aisément transmissibles, le cas échéant, aux petites gens dont l’ancien prieur de Toury avait été proche et pour lesquels « Au loup ! » devait mieux passer que « Contre nous de la tyrannie ! » .
Il serait tout de même injuste de ne pas reconnaître aux clercs le mérite de défendre, au-delà de leurs intérêts particuliers, l’humanitas dont parle Suger. Et Guibert de Nogent, lui, n’avait pas à se plaindre directement de Thomas. Il l’appelle cependant, avec sincérité, « de tous ceux que j’ai connus, l’homme le plus malfaisant de cette époque » 157 et décrit les « crimes contre l’humanité » commis par le triste Sire. Il ne faut pas en éluder, comme le fait J.-F. Benton, l’évidence . Nous ne voulons pas trouver là l’effet de certains fantasmes propres à Guibert, avec le plaisir qu’il aurait à décrire et amplifier des supplices sexuels. Coupant des pieds, crevant des yeux, Thomas de Marle reprend certains gestes de justice barbare du haut Moyen Age, mais c’est sans mesure qu’il inscrit sur le corps des hommes la marque de son glaive, de l’instrument de sa domination de guerrier. En effet ses atrocités supposent souvent l’usage de l’épée et relèvent presque toutes du percement de la chair et des os : meurtre d’un rustre en lui enfonçant dans la bouche sa lance qui ressort par l’anus, coupage des pieds d’un prisonnier, crevaison des yeux à dix hommes qui en meurent le jour même, coup d’épée à un ermite innocent, percement du cou des captifs qu’il enchaîne pour les faire marcher ensemble ; même la pendaison par les testicules revient à une perforation, car elles se décrochent sous le poids du corps, laissant ouvert un orifice par où s’échappent les entrailles. La crémation n’intervient qu’une fois (liquidation dans une église de prisonniers en trop mauvais état) ; et une fois aussi, on trouve le broyage des pieds et des testicules, doublé d’une fustigation .
Pour Guibert, la cruauté de Thomas est « si inouïe dans notre siècle que d’aucuns, pourtant réputés cruels, semblent plus timides lorsqu’ils tuent des têtes de bétail que lui lorsqu’il tue des hommes. Non seulement il les exécute par un coup d’épée, simplement à coup sûr, comme c’est l’habitude, mais il torture leur chair par d’horribles supplices ». D’autre part, il manie la dérision : ainsi à l’égard de cet ermite qu’il abat en disant : « Reçois cela en l’honneur de saint Martin ! » ; ou envers l’homme auquel il crie en lui coupant les pieds : « Allez, va, je vais te faire marcher, moi ! » 161. Cruauté des paroles, qui font partie — on l’a vu — des armes habituelles de l’aristocratie.
Chez Thomas de Marle, Guibert relève moins une bestialité en puissance que deux défauts trop humains qu’il reproche à beaucoup de ses contemporains. La cupidité d’abord : « il déambulait en-dessous d’eux, et comme il ne pouvait leur extorquer ce qu’ils ne possédaient pas, il leur fouettait le corps sans mesure jusqu’à ce qu’ils lui promettent ce qui lui plaisait ou qu’ils meurent dans les tourments » 162. Et avec la cupidité, vont les excès sexuels : dès le début de sa carrière, Thomas acquiert la puissance en rançonnant les pèlerins et en concluant des mariages incestueux. Plus tard, lorsque Guibert établit un parallèle entre Thomas et Sibylle, sa marâtre et ennemie jurée, il les décrit comme également cruels et débauchés et conclut : « Telles furent leurs mœurs à tous deux ; bien qu’ils ne se soient pas épargné les œuvres de Vénus, ils ne s’en trouvaient que d’autant plus cruels, quand l’occasion s’en présentait. De même qu’elle ne s’en tint jamais aux règles du mariage, de même ses épouses à lui ne pouvaient empêcher la concurrence que leur faisaient les putains ou les autres femmes ». C’est ce corps mal dominé, poussé à la luxure, à l’usage des richesses et à la violence, qui est à la source du péché.
Reprenant parfois la lettre et souvent l’esprit des indications de Guibert et de Suger, leur contemporain l’archidiacre Henri de Huntingdon (vers 1084-vers 1154) fournit un témoignage indirect d’autant plus intéressant qu’il semble indépendant du leur (sauf peut-être en ce qui concerne la « male mort » qui pourrait venir de Suger) et puiser à cette « floating popular talk » qu’envisage comme une de ses sources importantes son éditeur Th. Arnold . L’Epistola ad Walterum de contemptu mundi incite à se consoler de la vieillesse en considérant la vanité des choses, et répartit en six chapitres les malheurs de personnalités illustres. On voit tourner, comme chez Suger, la roue de fortune ; et pour la catégorie des hommes de grand renom (magni nominis), Thomas de Marle et Robert de Bellême sont deux cas de félicité acquise par les pires crimes, mais passagère : 97« Le grand prince (princeps) qui exerçait son principat près de Laon, en Gaule, était grand par le nom, car supérieur par le crime. Ennemi des églises avoisinantes, il les rattachait toutes à son fisc, et s’il tenait quelqu’un en captivité par force ou par ruse, celui-là n’avait pas tort de dire : « Les douleurs de l’Enfer m’environnent » (Psaumes, 17,4). Le meurtre était son plaisir et sa gloire. Contre l’usage, il mit en prison une comtesse : de jour, il lui infligeait, en homme cruel et faux, des entraves et des supplices pour lui extorquer de l’argent, et de nuit il la couvrait de stupre pour la tourner en dérision. Chaque nuit, on la transportait de sa prison au lit du très cruel Thomas et chaque jour, on la ramenait du lit à la prison. Lui pouvait parler à quelqu’un pacifiquement, et au même moment, non sans sourire, le transpercer de son épée. Il portait plus souvent l’épée nue dans son armure qu’il ne la mettait au fourreau. Tous le craignaient, et lui témoignaient respect et soumission. La rumeur de toute la Gaule l’entourait. De jour en jour s’accroissaient ses biens, ses trésors, sa domesticité.
Veut-on entendre ce que fut la fin de ce scélérat ? Frappé mortellement par l’épée, il refusa la pénitence, et détourna la tête du corps du Seigneur ; il périt donc de telle sorte que Ton pût dire : « Cette mort a convenu à ta vie » (Amours d’Ovide, II, 10) » .
La « rumeur de la Gaule » passait facilement la Manche, vu les liens assez constants entre Laon et l’ensemble anglo-normand. Les passages de Guibert ont pu à la fois l’influencer et la répercuter (première place du Sire de Marle au palmarès du crime, plaisir pris au meurtre et dérision, lien entre cupidité et débauche, sont autant de similitudes avec Henri de Huntingdon). Risquons même une hypothèse : la comtesse de l’exemplum 166 ne serait-elle pas une transposition du personnage de Sibylle de Coucy, qui chez Henri subit seulement ce que chez Guibert (et « dans la réalité ») elle commettait parallèlement à Thomas ? Mais peu importe la « clef » de cette femme de la légende, comtesse et couverte de stupre : à coup sûr le récit s’organise ici autour de schèmes folkloriques : l’opposition du jour et de la nuit est valorisée et dramatisée, et une femme venue d’on ne sait où donne accès à des trésors, sa présence décrite comme une captivité coïncide avec le temps de la prospérité de Thomas… Elle est une Mélusine martyrisée, il est un proche parent de Barbe-Bleue. Et derrière la « moralité » du récit se cache une indéniable fascination .
Complexe par ses sources, puisqu’il oblige à envisager une interaction des témoignages écrits et des formes orales, l’exemplum de Henri de Huntingdon ne l’est donc pas moins par sa portée. Une même ambivalence se retrouve indiquée par la remarque d’Orderic Vital (inspirateur de l’archidiacre anglais, ou le recoupant) à propos des Anglais et Gallois qui, avant de connaître Robert de Bellême, « en les entendant, riaient de ses jeux féroces comme d’une fable » .
Les similitudes entre ce dernier et Thomas de Marle ont quelque chose de structural. Ils ont pu être particulièrement cruels, mais incontestablement la postérité leur a fait porter le poids de l’infamie jetée sur toute une génération de domini 169 : ceux qui ont encore le comportement « archaïque » de leurs ancêtres en matière d’accumulation des femmes et des richesses, et face auxquels se construisent les modèles ecclésiastiques du douzième siècle. Reste à savoir dans quelle mesure les exactions des seigneurs banaux, « rois au petit pied » ne se retrouvent pas aussi au plus haut niveau, du fait des rois eux-mêmes .
L’« exécrable férocité des Coucy » représentés par Thomas est-elle nouvelle ? Dans une large mesure, c’est l’originalité de l’abbé de Nogent de nous dire, parce qu’il est un pionnier de l’éveil de la conscience 171 et qu’il a une horreur intense de cette violence vue de près, ce que d’autres sources taisent. Par lui se révèle à nous tout un pan de la société médiévale, qui nous fait horreur. Il y a une sorte de gratuité dans la cruauté de Thomas de Marle, notamment lorsqu’elle se donne cours, comme en Amiénois, sur « un reste de peuple de sexes et d’âges mélangés » 172. Mais peut-être aussi cette terreur seigneuriale, qui s’exerce aussi bien sur les routes lors de chevauchées qu’à l’intérieur des châteaux, à l’encontre de captifs, a-t-elle une fonction : elle intervient à un moment d’affrontement entre milites et hommes 173 ; les seconds ne sont pas totalement désarmés, l’Église et le roi peuvent les mobiliser. Il faut les terroriser : c’est l’un des fondements de la seigneurie banale. Le droit de Thomas103 Faut-il, malgré tout, réhabiliter Thomas de Marle, ou du moins tenter de le comprendre ? La sagacité critique de certains auteurs, depuis le seizième siècle, s’y est essayée. 104François de L’Alouëte, en 1577, après avoir noté à propos de Suger que l’Église du douzième siècle inventait des histoires de diables pour faire peur aux nobles, comprend mieux les desseins du Sire :
« Combien que du commencement il ait guerroyé les gens d’Église qui lui vouloient ôter ce qu’il avoit de la succession de ses prédécesseurs, il a bien montré puis après que c’étoit plustost par la malice et occasion du tems, que de sa nature, et par nécessité en laquelle il étoit réduit de défendre le sien : laquelle, comme dit Euripide, rend ordinairement les gens plus insolens et audacieus »174.
Les mêmes arguments sont invoqués en 1822 par J.-F.-L. Devisme, auteur d’une Histoire de la ville de Laon ; qui pourtant n’a peut-être pas connu directement le livre de L’Alouëte. Pour lui aussi, Thomas défendait « un ordre de choses que l’on regardait comme légitime » 175 contre un roi jaloux du titre de « seigneur par la grâce de Dieu » pris par ce baron ; en tant que tel, Thomas aurait eu d’ailleurs le droit de faire la guerre au roi. Surtout, il a eu contre lui les prédécesseurs de la Congrégation : c’est un esprit fort, « par cette sagacité qui lui montrait, sous le véritable point de vue, les entreprises du Clergé sur la juridiction séculière » . D’où la haine des prêtres qui le déconsidérèrent par des arguments « spécieux » et « uniformes ». « Guibert est un écrivain crédule et acharné contre toute la maison de Coucy. Les crimes, qu’il impute à Thomas, sont d’une atrocité absurde et incroyable. On dirait qu’ils ont servi de modèle au conte de la Barbe-Bleue » (Devisme, pourtant, ignore Henri de Huntingdon). De plus, l’abbé de Nogent est un ingrat, car l’auteur a trouvé la charte de Thomas en faveur de son monastère — en fait, elle est postérieure au De vita sua. Suger est partial aussi, mais excusable puisqu’il défend une grande cause, celle de la monarchie. Contre lui, Devisme invente un droit des Barons (outre la guerre au roi, Thomas avait le droit d’étendre son titre d’avoué ou d’être jugé par ses pairs).
106 L’apport nouveau de cet auteur est surtout dans sa thématique du Moyen Age barbare. Ne pouvant éviter la cruauté de Thomas, il dit qu’« on doit pardonner des vices qui appartiennent aux mœurs grossières de l’âge où il a vécu » et qu’en regard il avait de grandes qualités qui lui auraient valu « un beau nom dans les siècles civilisés » 178. Un historien médiéval non clérical aurait pu nous vanter ses « faits d’armes en Asie » (c’est pour nous le rôle dévolu à la Conquête de Jérusalem), sa soumission à l’Église dans le cas de la répudiation de sa seconde épouse, et enfin son rôle de législateur (Devisme lui attribue la loi de Vervins). N’est-il pas d’ailleurs justifié par les chartes qui montrent sa bonne intelligence avec le « sage Barthelemi » ? 107Avec cette dernière remarque, on touche, nous semble-t-il, à l’obstacle épistémologique qui retient ces auteurs astucieux (quoique trop prompts à transposer sur le passé les querelles de leur temps) : ils personnalisent et moralisent trop les débats du douzième siècle, lisant les sources au « premier degré ». Pour l’historien d’aujourd’hui, au contraire, prédomine le sentiment d’un écran que les stéréotypes dressent entre nous et ce que fut réellement, personnellement, Thomas de Marle. Il n’intervient donc que comme « type sociologique », à propos duquel on note de significatives disparités, selon le type de source.
108 Quant au terme de baron, il n’a pas un sens absolu, mais plutôt relatif à telle ou telle unité politique ; mais de fait, rétrospectivement, les juristes de saint Louis verront en Thomas un Baron du royaume et débattront dès avant 1259 pour savoir auquel de ses deux fils la Baronnie a été transmise : pour eux, un Baron a normalement la garde des églises et le privilège d’être jugé par ses pairs, enfin le droit de guerre, mais pas en exclusivité et pas contre le roi 179. Toutefois, il est important de souligner le caractère régalien du droit de Thomas et de méditer sur la coexistence du don et de la rapine. C’est de là que partira notre effort de compréhension.
Un examen des dons faits aux églises par les Sires de Coucy montre le contraste évident entre la libéralité apparente des trois premiers représentants de la lignée et le refroidissement de la charité chez leurs successeurs. Entre Enguerran 1er, le « très libéral », et Enguerran II, le « règne » de Thomas n’est pas non plus sans générosité. Mais dans toute cette époque, la contrepartie de la largesse est la fréquence des usurpations — qui tendent au contraire par la suite à diminuer en même temps qu’elle. Ravir et offrir sont, comme l’a écrit G. Duby, les deux « attitudes mentales » complémentaires de l’aristocratie du haut Moyen Age ; et il ne s’agit pas forcément d’attitudes envers des partenaires différents. En ce temps où le geste et la parole priment l’écrit, les transactions ont moins de stabilité : on défait rituellement une donation, on reprend sa parole, alors que la charte se veut quelque chose de plus définitif. Après avoir contribué à fonder Nogent (1059), Aubry de Coucy lui reprend une part de ce qu’il a donné : l’autel de Coucy-la-Ville, confié au clerc Jean . C’est une rapine, une usurpation, aux yeux des églises. Les premiers Sires ont-ils donc la versatilité que l’on prête trop souvent à des hommes d’avant l’écriture ?
A notre avis, ce thème n’a pas plus de raison d’être que celui, souvent connexe, de l’« anarchie » du onzième siècle — appelée, qui plus est, « féodale » ! Les reprises opérées par les Sires ont une rationalité : elle réside dans le fait que le donateur garde un droit de regard sur ce qu’il a conféré ; ainsi n’a-t-on pas perdu le souvenir du caractère fiscal des terres données aux églises par les rois du haut Moyen Age (Coucy en est lui-même en bel exemple). Henri de Huntingdon fournit la clef du comportement de Thomas envers les églises par le vocabulaire qu’il emploie pour l’introduire : « il les avait ramenées (redegerat) toutes dans son fisc » : exerçant donc un droit de reprise, para-féodal et quasi-régalien. Car il est un « princeps (…) principans » 182 et pour lui, le fisc apparaît inaliénable ; si des parts en sont détachées, ce ne peut être qu’à titre provisoire, pour rétribuer un service. Il n’entend pas exactement spolier les églises, mais procéder à des réaffectations non sans affirmer davantage ses droits et donc, c’est bien clair, conserver une meilleure part des profits. Pour bien apprécier ce qu’est « le fisc » en question, il faut raisonner à la fois sur les églises anciennes et sur les églises de fondation contemporaine de la seigneurie banale :
Comme lui, ils encourent une « damnation », dès qu’une culture juridique renaissante avive chez les clercs le sens de la propriété ecclésiastique. Charles Martel avait été damné a posteriori ; sans grand retentissement, Enguerran Ier pratiquement absous ; Thomas, lui, s’expose au feu de la grande génération grégorienne. Commencé en 1101, le combat dure jusqu’en 1138. Le Sire est énergique et brutal, à n’en pas douter, mais les exigences des clercs ont aussi un caractère inédit. Dans leur forme même, les actes de Barthélemy de Laon aux années 1130 sont hautement significatifs de ce propos nouveau : ils introduisent l’idée selon laquelle les dons aux églises sont irrévocables. Le droit ecclésiastique ne se discute pas, mais s’impose ; le prélat, tant en 1131 qu’en 1138, manifeste sa réticence face aux tractations compositoires, face aux traditionnelles réciprocités matérielles et symboliques 186.
113 Affaire d’échanges elle aussi, la pratique matrimoniale est l’objet, à la même époque, de l’affrontement le plus brutal entre « morale des prêtres » et « morale des guerriers ». G. Duby l’a montré : les uns comme les autres ont été amenés à durcir leurs positions au cours du onzième siècle. La « réforme grégorienne » vise à placer les églises dans un « lieu » socio-politique plus délimité, mieux séparé du monde laïc — ce qui n’implique toutefois nulle brisure radicale des liens avec l’aristocratie.
La voix des clercs ne s’élève en général que pour la défense de leurs propres revenus, de leur part du butin en quelque sorte. Mais pour quelques-uns, le début du douzième siècle est un moment d’ouverture assez exceptionnel : le sens du peuple chrétien le plus large est présent dans les exégèses d’Anselme de Laon 188, proche de Guibert de Nogent ; et la nature du témoignage de ce dernier est — nous l’avons dit — beaucoup plus exceptionnelle que les faits rapportés. Du pouvoir régalien du haut Moyen Age, Thomas a en effet la plupart des attributs ; le problème est de savoir s’il en fait un usage vraiment dévoyé, ou révélateur d’une brutalité fondamentale. III — LES COUCY ET LEUR DESTIN115 En 1130, le sort des enfants de Thomas est suffisamment lié aux groupes de milites castri qui siègent à Coucy, La Fère, Marle et Boves, pour qu’il soit impossible de les évincer. Après deux années où les quatre garnisons souscrivent ensemble des actes faits par Milesende et Enguerran avec l’accord de son frère Robert, la partitio fratrum s’accomplit. Cette division était-elle évitable ? a-t-elle été voulue de l’intérieur du lignage ? ou imposée par le roi et le comte de Vermandois ? Elle consacre à coup sûr l’échec du dessein plus princier de Thomas de Marle, s’il y en eut jamais un. Elle place les Coucy face à leur nouveau destin de simples Sires. Comment celui-ci est-il assumé par Enguerran II et Raoul Ier ? Enguerran II et ses fils
Division de l’héritage et adoubement d’Enguerran ont lieu en 1132-3, ainsi que la desponsatio d’Ade. Les noces sont accomplies en 1138 au plus tard 189, l’âge du Sire étant alors de vingt ans au minimum — puisque nous l’avons évalué à quinze en 1133 190. Il nous manque les sources narratives qui permettraient de le connaître de plus près — et c’est d’ailleurs un trait commun avec tous ses descendants, à propos desquels, malgré des séries de chartes beaucoup plus denses, on ne trouve guère de notations prises sur le vif, comme celles qui émaillaient le récit de Guibert de Nogent sur Enguerran Ier et Thomas Marle. De celui-ci par exemple, nous parvenaient les cruelles invectives ; de ses successeurs, aucune parole n’est consignée.
Nous avions laissé l’histoire de la Seigneurie à l’année 1138, marquée par une pacification durable des rapports avec les églises, au prix de concession que l’on devine équilibrées. Revenu de Jérusalem avant Pâques 1140 , Enguerran ne joue pas un rôle politique dans le royaume qui puisse susciter les indications sur lui. Sa seule intervention notable à l’extérieur de la terre prouve seulement son importance en Soissonnais et son aptitude à figurer comme fidéjusseur, après les comtes de Flandre et de Hainaut et avant les Sires de Breteuil et de Roye, lorsqu’Ives de Nesle, à la fin de 1140 ou au début de 1141, obtient le comté de Soissons en la curia de l’évêque et au prix de l’hommage-lige192. Il prend en juin 1147, pour la seconde fois, le chemin de la Terre Sainte, avec Louis VII et la Deuxième Croisade 193. Il n’en revient pas.
Suit un hiatus de treize ans, pendant lequel il n’y a pas de Sire de Coucy, La Fère et Marle en action, et pas d’activité particulière, en compensation, des châtelains ou de quelque autre. Il est impossible de dire qui a gouverné « la terre » avant sa prise en mains par Raoul Ier (1160). Celui-ci était-il l’aîné des deux fils d’Enguerran II ? C’est son frère qui porte le prénom paternel, ce qui serait au bas Moyen Age, Ph. Contamine nous l’enseigne, un signe presque certain d’aînesse ; mais la règle ne s’applique pas avec la même rigueur pendant notre période, et le prénom de Raoul est hérité d’une mère plus noble (arrière-petite-fille du capétien Henri Ier). Par un acte de 1142 qui nous signale le passage de Barthélemy de Laon à Coucy pour le baptême d’Enguerran, nous avons — à une unité près ? — la date de naissance de celui-ci . Elle ne donne aucun argument pour fixer celle de Raoul. Elle nous permet seulement de calculer qu’Enguerran avait douze ans environ en 1154 quand l’oncle Robert de Boves a tenté de déshériter ses neveux. Robert de Torigny, abbé du Mont-Saint-Michel, ne donne aucun détail sur cette tentative intéressante de réunification des possessions de Thomas de Marle, qu’il est seul à signaler et qui prend place dans un moment de fragilité nouvelle du Vermandois : le comte Raoul est mort en 1152 et ne peut donc protéger ses petits-neveux. Ives de Nesle, comte de Soissons et gardien des héritiers de Raoul, et le roi lui-même, ont-ils pris à cœur eux-mêmes de contrecarrer Robert de Boves ? Les victimes potentielles étaient les deux frères, solidairement.
Avant 1165 (et même peut-être avant 1160), un chevalier de Coucy, Pierre de Fressancourt, a tenu des wionages de l’Ailette (comprenons : une part) en fief d’Enguerran « l’enfant, fils d’Enguerran, Sire de Coucy » 196. Cette appellation de puer paraît à l’obituaire de Prémontré, mais sans le titre de dominus ; il n’a pas en effet d’anniversaire propre, mais une simple mention en même temps que son père 197. Son profil est celui d’un jeune homme mort prématurément. Il mériterait pourtant un numéro d’ordre dans la succession des Sires de Coucy, en tant que coseigneur avec Raoul Ier.
Cette hypothèse sur Enguerran l’enfant est la seule possible. La survie, dans l’ombre, d’un cadet sacrifié aux intérêts du lignage est improbable ; nos devanciers l’ont envisagée au nom d’arguments peu convaincants. La fondation de son anniversaire à Saint-Denis en 1174 par un Raoul Ier qui l’appelle dominus meus peut intervenir longtemps après son décès, à l’instar de celle faite en 1168 pour Enguerran II à Nazareth . Aucune laudatio aux actes de son frère, inaugurés en 1160 et constituant d’emblée une série très dense, n’intervient jamais. Inséré par A. Luchaire dans son catalogue des actes de Louis VII, celui qui évoque « Enguerran de Coucy » en 1164 est un faux manifeste . Enfin, le neveu et la nièce qu’a Raoul Ier aux années 1180 peuvent être les enfants de sa sœur, Milesende III, ou des parents plus éloignés, comme l’extension du domaine de la parenté couvert par le terme de nepos permet souvent de l’envisager. 121Le problème successoral s’est donc réglé par la mort de l’un des deux fils. En 1160, marié à Agnès de Hainaut, Raoul Ier tient toute la terre paternelle parce qu’il est le survivant. Quant à la lacune documentaire des années 1150, elle ne cache manifestement aucune rupture importante. On peut examiner de part et d’autre, avec les mêmes critères d’appréciation, les premiers éléments d’une série intéressante, enfin commencée : les actes émis par les Sires de Coucy. Le Sire de Coucy par lui-même ?
A partir de 1139 paraissent régulièrement des actes portant la suscription d’Enguerran II et munis de son sceau (celui-ci ne nous est pas parvenu, mais il est cité dans les eschatocoles). Thomas de Coucy en avait émis un, en faveur de Nogent 201 ; son fils en livre onze à notre attention. L’objet le plus courant en est l’exemption de wionage (neuf cas, dont trois où elle s’accompagne d’un autre don). Il ne s’agit pas d’actes rédigés pleinement sous son contrôle ; deux indices en témoignent : la percée de la troisième personne au protocole final (deux cas) et l’usage en matière de titulature. Celle-ci dépend de l’église destinataire : ainsi les actes pour des sanctuaires du diocèse de Laon portent-ils, tout comme ceux de l’évêque, le simple nom d’« Enguerran de La Fère » (trois cas) ou « de Marle » (un cas) ; il n’y a de dominus et il n’est de Coucy que s’il s’agit d’églises d’autres diocèses — encore n’est-ce pas une règle positive, mais un usage attesté dans quatre cas sur les six. Ourscamp reçoit confirmation et libéralité d’un « Dei gratia dominus de Couciaco » (1140 et 1143) 202. Le titre de Sire de Coucy est aussi celui qu’Enguerran se donne en 1146 dans une lettre à l’évêque et au chapitre cathédral de Soissons .
Les actes de cette série sont généralement brefs, mais six d’entre eux (la moitié) comportent tout de même un préambule ; et deux d’entre eux ont une souscription de chancellerie qui nous révèle l’intervention d’un chapelain, Baudouin : en 1146, et en 1148 dans un acte que nous croyons de rédaction différée 204. Il utilise en ces deux occurrences des expressions inhabituelles dans les documents d’archives, plus proches du langage de l’hagiographe ; mais le profil de ce clerc n’est pas autrement précis.
Les onze actes d’Enguerran II sont en minorité par rapport aux vingt-quatre de Barthélemy de Laon qui nous renseignent sur lui. Avec Raoul Ier (1160-1190), la proportion s’inverse : soixante-deux actes sur les soixante-et-onze réunis dans notre corpus sont à son nom. A l’instar d’Enguerran II, et comme il est normal, il utilise comme « chancelier » son chapelain maître Pierre (plus souvent décoré de ce second titre). C’est dans des actes concernant les wionages (en 1166, une constitution de rente sur eux, en 1170, une exemption ) que paraît d’abord sa main ; elle se retrouve dans un acte de 1173, dans lequel Raoul Ier relate une composition faite par son « conseil » de Sire 206. Ailleurs, Pierre est un simple souscripteur : ainsi dans le grand acte de 1178 pour Prémontré , qui paraît rédigé par l’église elle-même. Cet homme est le type même du prêtre domestique de ce temps ; en 1207, on le voit donner à Prémontré, certainement parce qu’il en est à ses legs testamentaires, sa rente de vingt livres sur les wionages de Coucy, pour l’âme de son seigneur.
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