La Guerre des écrivains,
1940-1953 de Gisèle Sapiro Fayard - Histoire de la pensée 1999 / 33.59 €- 220.01 ffr. / 807 pages ISBN : 2-213-60211-5 Le Pouvoir dans les lettres françaises Les pages du Silence de la mer de Vercors, la photographie des écrivains français sur le quai d'une gare parisienne au retour du congrès des écrivains à Weimar, ou encore le procès de Maurras en 1945 sont autant d'instantanés du comportement des écrivains français sous l'occupation allemande. C'est à éclaircir leur comportement que Gisèle Sapiro s'est attachée dans un volumineux ouvrage dont, indiquons-le d'emblée, on ne saurait assez recommander la lecture. La Guerre des écrivains, 1940-1953, est issue d'une thèse de doctorat en sociologie, préparée sous la direction de Pierre Bourdieu et soutenue en 1994 à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Saluons au passage l'effort méritoire des éditions Fayard qui prennent le risque de publier ainsi un travail de recherche sans le dépouiller de son appareil scientifique et critique. Tout au long de ce livre est posée la question rémanente des liens entre littérature et politique. Bien qu'elle ait été abordée de nombreuses fois, cette problématique à laquelle littéraires et historiens sont régulièrement confrontés, est loin d'être épuisée. Trop souvent, ce type de questionnement donne lieu à des ouvrages monographiques n'offrant qu'une vue parcellaire d'une question qui interroge pourtant en profondeur l'histoire culturelle et politique de la France. Il en va bien autrement de la Guerre des écrivains, dont l'ambition est de rendre compte des relations entre littérature et politique par le biais d'une étude du champ littéraire entre 1940 et 1945. Pour ce faire, l'auteur a fondé son analyse sur des sources extrêmement abondantes et variées et sur une bibliographie impeccable. Une des qualités de cet ouvrage est de pouvoir donner lieu à deux types de lecture : en effet, les sociologues formés à l'école de Bourdieu y retrouveront une trame théorique parfaitement orthodoxe, largement inspirée par les Règles de l'art, mais la prouesse de l'auteur est d'avoir rendu l'ensemble de son ouvrage parfaitement accessible à des lecteurs formés aux méthodes d'autres disciplines. A juste titre, Gisèle Sapiro se revendique d'une "histoire structurale" (p.13) qui a l'ambition d'englober à la fois une histoire sociale des écrivains, une étude des thèmes et des formes littéraires reposant sur l'étude des textes (ouvrages, articles de revues, correspondances publiées ou inédites), et enfin sur une remarquable analyse des "institutions littéraires" (A. Viala), trop souvent négligées par des recherches qui prennent au pied de la lettre le discours des écrivains, privilégiant ainsi l'individualisme des littérateurs. De ce point de vue, la méthode employée par l'auteur est parfaitement convaincante et remarquablement efficace. Afin de justifier l'étude privilégiée des quatre grandes institutions littéraires qui constituent l'un des objets importants de son travail - l'Académie française, l'Académie Goncourt, la Nouvelle Revue française, le Comité National des écrivains -, Gisèle Sapiro effectue un retour en arrière sur le fonctionnement de la vie littéraire depuis les années 1920 et montre comment les trois premières instances sont parvenues progressivement à régir assez puissamment la vie littéraire. De même, le cadre chronologique initial est débordé en aval l'ouvrage s'arrêtant en 1953, date de la seconde et dernière loi d'amnistie. L'étude sociale s'appuie sur l'analyse d'un échantillon de 185 écrivains représentatifs des différents pôles littéraires et idéologiques du champ littéraire à cette époque. Sur les origines sociales et géographiques, mais aussi sur la formation scolaire et universitaire, l'étude statistique que l'on peut comparer aux chiffres tirés de la thèse de Rémy Ponton, qui n'est malheureusement pas intégralement publiée (Le Champ littéraire en France de 1865 à 1905. Recrutement des écrivains, structure des carrières et production des oeuvres, EHESS, 1977), est éclairante sur l'évolution du profil socio-culturel des écrivains sur un siècle. Refusant tout déterminisme y compris social, l'auteur montre parfaitement que certaines prises de position littéraires ou politiques sont en grande partie explicables par la place occupée dans le champ littéraire. Il faut souligner que l'auteur ne s'est pas enfermée dans une étude des groupes et des institutions littéraires qui aurait pu être réductrice, mais que ses conclusions sur les effets imposés par le champ aux écrivains sont corroborés par de longues et précises études portant sur des personnages emblématiques comme Henry Bordeaux, Louis Aragon, Jean Paulhan et François Mauriac. Ces passages qui font le lien entre la dimension explicative de l'approche structurale et la richesse informative d'une étude monographique donnent une grande valeur à la démarche de l'auteur. L'intérêt de la période de l'Occupation réside dans le fait qu'elle constitue pour les écrivains une période de crise tout à fait particulière. Ceux-ci sont soumis à de multiples contraintes, techniques -contingentement du papier, division en deux zones- , et politiques -dimension idéologique forte du pouvoir, censure vichyste et allemande (toutes deux souvent divergentes voire opposées). Dans un contexte général de surpolitisation générale de la production littéraire, deux franges de jeunes écrivains vont essayer de remettre en cause l'autorité dominante des aînés contrôlant les instances de consécration classiques, l'Académie française, l'Académie Goncourt et la Nouvelle Revue française. Les écrivains collaborationistes vont d'abord tenter de s'imposer entre 1940 et 1943, en vain, dans la Nouvelle Revue française, profondément remaniée par Drieu La Rochelle. Puis, ce sera l'autre tentative, d'une idéologie radicalement opposée, de la part de la jeune génération résistante structurée autour du Comité national des écrivains et des Lettres françaises. Cette tentative aussi échouera très rapidement. En définitive, l'auteur montre que la guerre, crise pourtant majeure dans le siècle ne modifia pas les règles du jeu littéraire. L'Académie française (sauvée presque malgré elle par Georges Duhamel et François Mauriac) et l'Académie Goncourt demeurèrent à leur place et purent conserver leur influence dans leur sphère respective, la première sans varier dans ses choix idéologiques, la seconde au prix de quelques accommodements à la Libération. Seule, la NRF disparut, mais son magistère fut occupé rapidement par les Temps modernes, au prix d'un réajustement des relations entre littérature et politique par rapport à l'avant-guerre. A cet égard, le pouvoir de Sartre et de sa revue publiée par Gallimard doit bien plus aux nouvelles circonstances imposées par la guerre froide en France qu'à la période de l'Occupation. Quelques années seulement après la Libération, on constata l'échec politique de la résistance : le grand livre de Gisèle Sapiro complète ce diagnostic en analysant l'échec de la résistance littéraire. Il est également une belle étude historique sur la puissance et l'inertie des structures socio-culturelles qui parvinrent à subsister. Ce livre demeurera surtout comme une contribution majeure à une compréhension globale du fonctionnement de la vie littéraire au XXè siècle. Sébastien Laurent ( Mis en ligne le 04/07/2000 ) |
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