L'ETRANGE HISTOIRE
de la CHAUSSEE BRUNEHAUT
                             
Il n'est personne qui ne connaisse les
lignes les plus apparentes de l'histoire de la reine Brunehaut ; histoire
pleine de sang, qui ajoute encore à l'horreur d'une des époques les plus
cruelles et les plus fertiles en affreux épisodes. La fille d'Athanagilde,
roi wisigoth d'Espagne, femme de Sigebert d'Austrasie, vit son époux
assassiné en 575, à Vitry-en-Artois. Exilée à Rouen par ses ennemis Chilpéric
et Frédégonde, elle y rencontra Mérovée, fils de Chilpéric, lui sembla si
étrangement belle qu'elle s'en fit épouser. La sombre fureur de ses
beaux-parents s'acharna sur le jeune ménage ; Mérovée, tonsuré, fut séparé de
sa femme qui s'enfuit à Metz. Bientôt Chilpéric meurt, assassiné lui aussi et
les ennemis de Brunehaut assurent que cette femme violente avait armé la main
qui avait donné la mort à son beau père. Les années passent et Brunehaut
règne sur l'Austrasie et la Bourgogne. La rage s'empare alors de Frédégonde ;
les armées des deux reines se rencontrent entre Laon et Soissons, Brunehaut
est vaincue, mais Frédégonde ne survit guère à sa victoire. Et Brunehaut, qui
se croit trop tôt triomphatrice, se débarrasse de ses ennemis, les leudes
austrasiens : le duc Wintris est mis à mort et la colère soulevée par ce
crime , oblige la Reine à s'enfuir en Bourgogne, auprès de son fils Thierry.
Encore des meurtres et même en 607 la lapidation de saint Didier, évêque de
Vienne, qui ose condamner les excès de Thierry. Celui-ci lutte contre son
frère Théodebert : vaincu, il est mis à mort. Clotaire, enfin, à la demande
des leudes d'Austrasie et de Bourgogne, intervient et s'empare de la vieille
reine de quatre-vingt ans. Il met un terme atroce à cette existence
aventureuse ; après l'avoir fait promener sur un chameau, Brunehaut liée par
les cheveux, par un bras et par ,un pied à un cheval sauvage est déchiquetée
dans une course épouvantable, dont les siècles, n'ont pas fait oublier
l'inconcevable horreur.
On a, depuis quelques années, laissé de côté beaucoup des accusations que des
chroniqueurs sans sincérité avaient accumulé sur sa mémoire. On s'est souvenu
que si le poète Fortunat avait loué sa grâce et sa beauté, saint Grégoire de
Tours l'avait dépeinte comme un modèle de vertu, que saint Grégoire le Grand
la cite comme une pieuse reine, une mère chrétienne, une femme pleine de
vertu. Le témoignage haineux du chroniqueur Frédégaire peut-il faire oublier
ces affirmations solennelles ? C'est ce que les historiens d'aujourd'hui
n'admettent plus.
Mais la voix populaire ne s'attarde pas à Fortunat ou Grégoire de Tours et le
souvenir de cette reine suppliciée s'est attaché à des ouvrages que les gens
du passé trouvaient hors de la possibilité des moyens humains. Parmi les
réalisations surprenantes, les hommes du moyen-âge n'en voyaient pas de plus
étranges que les routes si anciennes, si droites que nul être humain ne
semblait avoir pu les mener seul à bien. I1 y fallait une intervention
surnaturelle. C'est le diable, racontait-on, à moins que ce ne soit Wotan,
assurait-on en pays germanique; les Anglais, moins païens, y voyaient la main
miraculeuse de l'impératrice sainte Hélène.
Près de Spa, un Pavé du Diable avait été fait en une nuit par le démon ; dans
les Ardennes, c'est encore le diable qui réussit un établissement de route en
trois jours. Le diable ou Brunehaut, c'est tout un, nous assure Jean
d'Outremeuse, en 1398 : « en l'an 526, commença à faire la reine Brunehaut
moult de merveille par nécromancie, et fit une chaussée toute pavée de
pierres du royaume, d'Austrasie jusqu'au royaume de France et de Neustrie,
jusqu'en Aquitaine et en Bourgogne... Et tout cela fut fait en une nuit, et
le fit faire par les esprits malins, comme Virgile faisait en son temps.
Cette chaussée sert toujours, nous la nommons chaussée Brunehaut». On
renchérit bientôt et ce ne furent plus que magie et routes « miraculeuses »
comme disait Guichardin au XVIe siècle.
On pourrait croire ainsi le mystère éclairci et déjà Godefroid Kurth le
pensait, dans ses « Etudes franques ». Mais un érudit Belge, M. Vannérus,
reprit récemment la question. II porta sur une carte les routes - très
nombreuses qui portent depuis le moyen-âge le nom de Brunehaut. Le résultat
fut étonnant : toutes ces chaussées sont en pays de langue romane et les plus
anciennes mentions se rencontrent en Artois et en Picardie. C'est à Douriez
en 1205 que ce nom apparaît pour la première fois ; en 1242 à Saint-Léger ;
en 1248 à Domart-en-Ponthieu ; jusqu'en 1260 la région semble avoir le
monopole. Il y a là quelque chose de singulier. La reine Brunehaut n'a jamais
régné sur nos provinces et c'est pourtant là que sa popularité semble la
mieux établie. Quelle raison trouver à cette singularité ? Camille Jullian
avait pensé découvrir l'explication : " C'est une fantaisie d'érudit, de
poète ou d'écolâtre, postérieure à la renaissance carolingienne et sans le
moindre rapport avec la réalité, la Reine franque n'ayant jamais rien fait
pour les routes." Rien n'est plus vraisemblable.
Peut-on aller plus loin, deviner pourquoi « c'est précisément en Picardie et
dans l'Artois que le nom de chaussée Brunehaut apparaît en premier lieu, et
en l'an 1205, à l'époque même où, en terre germanique, s'élaborait la chanson
des Nibelungen ? » La poésie semble répondre à cette question. Lisons Huon de
Bordeaux, écrit au début du Mlle siècle. Aubéron se proclame le fils de Jules
César < qui fit faire les chemins . Dans le poème d'Aubéron ajouté à l'autre c'est encore Jules
César qui construit les routes ; mais il n'est plus seul ; sa mère y concourt
et on a la stupéfaction de découvrir que la mère de Jules César est
précisément Brunehaut
Assurément il ne faudrait pas apprendre son Histoire dans Aubéron, mais comme
il est intéressant de voir une chanson de geste donner une origine à une
tradition populaire ! Bien plus les éditeurs de Huon de Bordeaux ont remarqué
que l'auteur parle souvent et sans grande raison de Saint-Omer, qui doit être
son lieu d'origine.
Ainsi l'Artois aurait été le berceau de l'étrange et persistante tradition
qui, partie de chez nous, s'est répandue à travers la Wallonie. Elle semble
avoir parfois traversé la frontière germanique. Il se produit encore une
étrange confusion, qu'un auteur danois, Shütte, semble avoir bien établie
Brunehaut et Brunehild ne font qu'une seule et même personne et Sigebert et
Siegfried se confondent involontairement. D'autres routes sont mises sur le
compte de Krimhild. Ainsi les légendes populaires ont-elles, dans un
singulier mélange, donné une reine et une walkyrie presque aussi imaginaires
l'une que l'autre comme créatrice de ces routes droites et déjà si parfaites
qui unissaient les villes du Nord de la Gaule dès les temps les plus
lointains de notre brumeuse préhistoire .
|