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Raoul le Grand.

 

 

Pour certains , l'entrée dans le douzième siècle est à marquer d' une pierre blanche car apparaît pour la première fois la mention de " nation picarde".

Les provincialistes extrapolent par analogie l'existence d'un peuple unifié par l'histoire et la culture et   prêt pour le sacrifice suprême. Ce peuple serait celui qui  nous connaissons aujourd'hui par son parler et sa région.

 

La réalité s'avère fort éloignée car dépendaient de cette nation les ressortissants de Liège, Maastricht, Amiens, Saint-Quentin, Noyon, Laon, Arras, Tournai mais non  les Lillois, ni les Compiégnois, ni les habitants de Beauvais. Elle mérite toutefois considération car c'est le haut  degré de civilisation de ce périmètre qui se trouve honoré.

 

La diffusion de la charrue à socs asymétriques, le collier de trait pour les chevaux, l'assolement triennal ont sculpté nos terroirs et rythmé les années depuis cette date et sans grande modification jusqu' aux années cinquante du vingtième siècle.

 

Les abbayes de la région imprégnées du souvenir des moines irlandais et des exploits carolingiens  garderont mémoire de récits légendaires et imaginaires de personnages qui sont souvent présentés comme issus de Haute Bretagne, voire de Grande Bretagne. Tristan et Yseut, le roi Arthur, Lancelot du Lac et la saga du Graal doivent leur merveilleuse existence à un moine érudit de l'abbaye de Saint-Quentin qui rassembla et fit la première rédaction de l'épopée. Ceci n'est guère pour étonner quand on entend le nom même des héros. Ils sont français ou à tout le moins francisés de longue date.

 

Ces deux composantes de   la vie du comté alors que notre récit n'atteint que la fin des années mille, soulignent la faible distance qui nous séparent de ces temps. L'agriculture est toujours notre richesse et retient par son humus millénaire plus de corbeaux que nulle part ailleurs. Les récits de l'épopée celte inondent nos téléviseurs comme tout les écrans de la terre et nos enfants croient confusément en l'existence de héros dont rares sont ceux qui  savent qu'ils sont aussi issus de chez nous.

 

Deux personnages très modernes vont aussi passer prés de chez nous en ces temps : l'un est mal connu bien que fondateur de l'Abbaye de Prémontré et l'autre plus puisqu'il forma avec Héloïse un des premiers couples mythiques : le philosophe Abélard .

 

Laon, ancienne capitale d'Empire abritait à l'ombre de son évêché une école épiscopale dont les origines remontaient à Charlemagne et qui avait connu des fortunes diverses.  Parce que sa librairie, pillée autant que faire se peut par l'administration parisienne, fut absolument prodigieuse, plusieurs ouvrages attestent de l'éclat de l'école : le zéro y apparaît, la musique y est pour la première fois écrite( écriture messine de l'époque de l'évêque Drogon de Metz) bien avant l'écriture grégorienne .

Aux alentours de 1100, un de ses écolâtres ( la distinction élèves/enseignants dénaturera l'école plus tard) du nom d'Anselme de Laon fut l'inventeur du zéro et se lança dans un débat qui divisa les "penseurs": la querelle est connue sous le nom de querelle des nominalistes et des réalistes : comme le zéro, une idée est un concept qui peut n'exister que dans l'esprit........

 

La pensée pouvait traiter de choses imperceptibles et virtuelles. Anselme l'avait pressenti et plus tard Abelard l'amoureux osera défendre l'affirmation . La thèse de ce dernier complète celle d'Anselme et est connue sous le nom de conceptualisme : les idées générales existent comme des conceptions de l'esprit mais ne font pas partie du monde réel. Ce merveilleux philosophe et théologien, après les martyrs de la chrétienté, fut un des premiers persécutés de la science. En 1121 à Soissons , il fut condamné et excommunié pour la première fois. En 1140, à nouveau, le synode auquel participa Saint Bernard de Cîteaux le condamna et l'excommunia pour une seconde fois. On sait parce qu'il a écrit lui même sa vie, que son existence fut difficile et pourtant Abélard trouva des protecteurs pendant ses  vingt années de galère. Ce monde n'était pas monolithique car les Universités étaient nées. Regrettons à nouveau que la terre picarde n'en hébergeât pas. La "nation picarde" n'existait, en effet, qu'au sein de ces nouvelles entités qui regroupaient en nations les étudiants de chaque grande région.

 

L'école de Laon manqua donc l'occasion de se muer en Université,  alors qu'elle était célèbre pour les matières enseignées : le grec, la musique, la médecine, les mathématiques et quand Abélard y séjourna, la théologie.

Elle assurait à l'évêque une réputation d'ouverture intellectuelle et attirait les esprits audacieux.

Parmi ceux ci, Norbert était un visionnaire, il s'était violemment opposé aux velléités de l'empereur germanique Henri II depuis Canossa jusqu' au concile de Worms . Là même, il sera encore plus papiste que ses confrères. Il fut préférable qu'il s'éloignât un peu. Parce qu'il connaissait la réputation de notre évêque Barthélemy, il  le sollicita pour venir installer une abbaye et fonder une communauté sur les terres épiscopales. C'est ainsi qu'il fonda l'abbaye et l'ordre de Prémontré en 1121. Là, formé sous la règle de Saint Benoît, de jeunes ecclésiastiques, vont être préparés à l'apostolat dit paroissial. En équipe de deux, ces missionnaires seront affectés aux petites communes rurales et dans les bas quartiers des villes naissantes.

 

L'ordre des Prémontrés existe toujours et a survécu aux siècles.

 

Il innovait par le respect des vertus de l'Eglise et l'ardeur missionnaire. Ces principes mettaient en péril les rentes des abbés ; l'abbaye fut plus tard récupéré par les managers et le recrutement de défenseurs du bas peuple freiné. L'idée dut s'exiler . Pourtant, quand, un dimanche matin, viendront sonner à votre porte deux jeunes  Mormons à vélo, en cravate et chemise blanche , repensez à Norbert de Prémontré !

 

Cette époque de diffusion profonde de la foi a laissé pour la postérité un témoignage indiscutable. Aux sources de l'Escaut, se trouve aujourd'hui le village de Bony. Alors que tous nos villages étaient fichés, ce n'était encore qu'une terre en friche qu 'un serviteur du mayeur de Saint-Quentin demanda pour s'y retirer du monde et s'y livrer à une vie de retraite religieuse. Garemberg vécut là en état d'absolue pauvreté mais accueillant tous les errants et les malheureux voulant se joindre à lui. Sa communauté devint vite importante mais n'avait pas de prêtre. Parmi les premiers sortis de Prémontré, un jeune prêtre accepta de vivre avec cette communauté misérable. Un village naquit ainsi, avec la charité de nos seigneurs qui n'imposèrent qu' un cens de 12 sous par an pour toutes les terres occupées. Les terres furent labourées, une église construite, une maison de religieuses qui fut transférée plus tard à Macquincourt, Bony devenait pierre vivante.

Garembert ne prétendait pas à l'état de clerc défini par le pape Grégoire et par le concile de Latran, et ne fut pas admissible à la canonisation mais fut reconnu bienheureux.

 

Comme Abélard et comme Norbert, Garembert préfigurait une nouvelle race d'hommes, celle d'individus qui seuls, par l' effet de leur seule volonté et action, concrétiseront des idées nouvelles.

Dans ce monde, où la spiritualité commençait à agir, et où les communes se constituaient, justement pour pouvoir agir, c'est-à-dire ester comme dit toujours le langage juridique aujourd'hui, Raoul le grand ou le Borgne chercha à servir au mieux son sol et donc, ce qui revenait au même, son image et sa gloire.

 

Il était fort et bien mis de sa personne et cousin de Louis le Gros, lui aussi de bonne mine, et roi de France. La distinction de Roi était passablement écornée. Philippe Ier avait expérimenté que son onction ne lui évitait pas l'excommunication alors que ses frasques n'étaient pas que dictées par l'amour des belles. Godefroy de Bouillon qui en 1099 avait pris Jérusalem s'était vu proposé le titre de Roi de Jérusalem , l'avait refusé, au grand soulagement des barons et des évêques, se contentant de titre de protecteur du Saint Sépulcre  

 

Etre Roi n'ouvrait plus de crédit et Louis n'était qu'un seigneur d'une principauté très réduite de Senlis à Orléans et coincée de toutes parts, mais c'était sans compter sur Raoul du Vermandois, Capétien par son père et Carolingien par sa mère, dont le domaine était beaucoup plus vaste, comprenant Crépy en Valois, Noyon, Péronne, Saint-Quentin et jusqu'aux terres d'empire du Nord .

 

En 1111, un vassal du roi de France, Hugues le beau, seigneur de Puiset et lointain cousin de la mère de Raoul du Vermandois se met à rançonner le comté de Chartres. Raoul n'est encore qu'un jeune homme de vingt ans et, avec ses troupes, participe aux escarmouches. A la prise du château de Livry qui verrouille le contournement de Paris, il perd un oeil mais est vainqueur. Hugues sera fait prisonnier et le premier récalcitrant sera éliminé.

 

Le service que venait de rendre le Vermandois à la France méritait une contrepartie.

 

Le départ des croisés laissaient des fiefs en certaines mains peu scrupuleuses. Ainsi Enguerrand de Boves devint Seigneur de Coucy en l'usurpant à son seigneur Albéric, puis épousa Alde, qui lui apporta Marle . De Marle à Coucy en passant par La Fère, Laon et les forêts de Saint-Gobain, le domaine formait une pénétrante dans l'axe Saint-Quentin, Péronne et Meaux, Orléans . Thomas dit de Marle car le château de Coucy n'existait pas encore et parce que c'est au château de sa mère  qu'il fut élevé, fit partie de la première croisade de 1096 qui après Byzance et Antioche reprit Jérusalem, la ville sainte. Comme Hugues du Vermandois, il revint au pays frustré de ne pas avoir reçu de principauté et déçu du peu de profits d'une si longue expédition.  A son retour, il commencera par  " tuer " son père et attaqua une terre d'église de l'évêque d'Amiens vers Roye sur Matz.

 En cette "occasion", il fit périr trente hommes . Comme en cette même époque , Simon du Vermandois, évêque de Noyon commençait l'édification d'Ourscamps confié à l'ordre de Cîteaux, il fallait que cette cruauté cesse au plus vite . En 1114, il sera excommunié par un concile de Beauvais et toutes ses terres sur le comté d'Amiens lui seront confisquées.

 

Dans ce climat de compétition vers les bonnes places et en raison des ponctions monétaires occasionnées par les croisades, l'arbitre suprême, la majesté royale manquait terriblement de moyens et ses plus proches soutiens les évêques lui accordèrent un très important coup de main.

 

En 1111, fut instituée la " communauté populaire", rassemblant en milices armées, les serfs d'église, les curés et les clercs  sous  les bannières paroissiales. La piétaille n'avait pas l'élégance et la technique des chevaliers mais les forgerons, bénis par le clergé,   adapteront les lances, les casques et allègeront les épées pour ces soldats d'un nouveau type. C'était une pierre de plus dans le jardin des grands féodaux insoumis et orgueilleux.

 

Thomas de Marle, mis au ban de l'église et de la chevalerie, chercha appui et finance. Laon, cité phare de l'Occident, n'était pas qu'un temple de connaissances et de lumières. Les conflits d'idées s'exprimaient comme ailleurs. La simonie qui perturbait l'église avait, en la personne de l'évêque de Laon, Gaudry, successeur de Barthélemy,  un partisan acharné. C'était un allié tout trouvé. De plus, les habitants de la ville n'étaient pas insensibles aux propos audacieux des nouveaux intellectuels. Ils se révoltèrent, une première fois, en  1115, contre tous les grands : seigneur cruel, évêque simoniaque, prévôt corrompu. Le roi et les communautés populaires vinrent mettre de l'ordre, mais il fallu attendre 1117 pour que le pouvoir concède une charte de libertés aux habitants. Cette paix était nécessaire car Louis le Gros voulait consolider de manière magistrale son pouvoir royal. L'empereur germanique Henri V exerçait une pression intolérable sur la France minuscule où son roi vivait prisonnier. Il n'avait même pas pu être couronné à Reims et l'empereur venait de rappeler ostensiblement son pouvoir sur la Champagne. Le roi convoqua ses fidèles dont Raoul du Vermandois comptait parmi les meilleurs et les milices populaires à Saint- Denis . Avec l'oriflamme de Saint-Denis et les bannières provinciales, la troupe attaqua l'Empereur sur les coteaux de Champagne au cri de "Mont-Joie Saint-Denis" exprimant en raccourci, la direction à suivre, la conduite à tenir et le signe de ralliement. La victoire sur l'empereur consacra le cri qui devint une formule magique pour les soldats combattants sous la bannière fleur de lysée.

 

Thomas de Marle, réfugié dans son château de Coucy, restait à éliminer pour éradiquer les vassaux insoumis. La bataille eut lieu en 1130. Les troupes royales, Raoul du Vermandois, Odon II de Ham dit Pied-de-loup  entreprirent le siège. On dit que c'est Raoul qui blessa gravement Thomas. La charité imposait de ne pas achever un chevalier, il fut fait prisonnier et acheminé à l'école de médecine de Laon. La médecine du temps se chargea d'abréger sa survie.

 

Le seigneur du Vermandois, qui résidait le plus souvent à Péronne et souvent à Crépy en Valois, n'avait plus grand chose à craindre et son roi non plus. Les normands, les Flamands, et beaucoup d'autres puissances attendaient sans doute leur heure mais Louis avait nommé Raoul comme sénéchal de France et les autres avaient vite  compris qu'il valait mieux se tenir coi.

L' aura royale reprenait des couleurs. Louis fit  venir le pape Innocent II pour sacrer son fils LouisVII le jeune. Innocent II séjourna à Crépy au château de Raoul. Il y rencontra donc l'épouse de notre seigneur, du moins sa dernière Adélaïde de Guyenne qui était la propre soeur du Roi. Le Vermandois était bien alors l'aimée des filles de France et lorsque le roi repartit en croisade, il confia son armée à Raoul, c'était bien la plus grande marque de confiance qu'il pouvait  donner à celui qui avait perdu un oeil pour lui.

Raoul et le roi Louis VI sont peu évoqués dans l'histoire officielle qui se contente d'insister sur la faiblesse de la France face aux puissances montantes que sont l'Angleterre, l'Allemagne et l'Espagne.

Mais s'appuyant sur une population cultivée, des milices populaires et une grande confiance dans la vaillance physique de ses chefs, la monarchie et la France n'étaient pas affaiblies. Innocent II, qui n'était pas naïf , l'avait pressenti . La France savait, comme le Phénix, renaître de ses cendres.

 

 

 

 

Raoul II et Philippe d'Alsace.

 

 

Deux siècles après  l'époque héroïque où Herbert II, sire du Vermandois séquestrait l'empereur Charles III, la famille avait des liens avec les plus grandes lignées de l'Europe. Les fils de ce seigneur avaient recueilli des terres proches , Troyes, Meaux, Chalons, Beaune, Amiens et Hugues, l'évêché de Reims. Ce prolifique seigneur, me direz-vous, devait avoir aussi des filles ?

Deux, en effet, vécurent. Alix épousa Arnoul Ier le Grand, Comte des Flandres qui gouverna cette importante province voisine de 918 à 964 et fut l'une des mères de cette importante lignée.

La seconde fille ne se maria pas au loin, non plus, mais opta pour les rives ensoleillées de la Loire. Elle épousa Thibaud Ier, comte de Tours, Blois et Chartres. . Sa descendance dut garder une nostalgie des provinces du septentrion et s'employa à remonter vers la Champagne au grand déplaisir du roi de France. Quoi qu'il en soit, son arrière petit fils Thibaud III récupéra la Champagne, tout en mariant son fils à la fille de Guillaume le conquérant. Leutrade figurait comme ancêtre vénérable pour la Champagne et l'Angleterre.

 

En regardant la carte, apparaît une géopolitique d'alliances complexes déjà très raffinée et assez équilibrée.

 

La puissance de la Champagne, ses liens avec l'Angleterre et plus tard avec la Navarre confirmaient une richesse bien connue de nos prédécesseurs. Plus nouvelle était celle des Flandres. Cette province humide, fangeuse et venteuse semblait profiter avec retard des premières abbayes riches  de Saint-Riquier,  Therouanne et Saint-Omer et commençait seulement à développer de manière intensive, l'élevage du mouton et de l'orge à bière. Ces productions de pays pauvre trouvèrent un socle propice lorsque, après Hastings et la conquête de l'Angleterre, les grandes voies commerciales se mirent à traverser ce  plat pays.

Pour réussir le décollage économique, les comtes des Flandres s'appuyèrent sur l'église, le commerce et l'artisanat. Le plus fameux de ces comtes fut Baudouin V de Lille. La métropole du Nord, capitale des Flandres pendant un millénaire fut , en effet, sa création. Il s'était rendu compte que son pays, tiré vers le Vermandois riche au sud-est, l'était aussi au nord-ouest par ses échanges vers l'Angleterre. Il craignait, à terme, la bipolarisation et imagina de construire sa capitale à mi chemin de ces deux aimants. Lille n'était qu'un marécage et Baudouin en fit don à une communauté ecclésiastique avec charge d'installer  un lieu de culte et une zone quasiment franche pour les négociants et artisans qui voudraient s'implanter. L'idée, on le sait, réussira et la province en sortira renforcée. Il y a même fort à parier que ce libéralisme d'entrepreneur d'état ait marqué de manière indélébile les populations flamandes au plan de l'audace commerciale et de l'esprit d'entreprise.

 

Les grands, dans le Vermandois, comme en Flandres, n'étaient pas que des vassaux insoumis et rebelles à l'autorité royale comme cherche à le faire croire l'histoire de France. Ce furent aussi des administrateurs attentifs et inspirés, souvent très appréciés du peuple.

Le visionnaire Baudoin de Lille eut deux enfants :  l'aîné hérita du Hainaut et du prénom qui sera porté six générations de suite et est devenu le prénom de prédilection de la monarchie belge, le cadet eut la Flandre et la  Frise  , cette province riveraine du "Vater Rhein" dont la partie la plus originale traverse la plaine d'Alsace.

 

 La liaison fluviale deviendra aussi familiale lorsque Robert Ier mariera sa fille Gertrude à Thierry d'Alsace qui deviendra comte des Flandres en 1128.

La famille d'Alsace comptait parmi les grandes références de la Chrétienté : Sainte Odile avait déjà son pèlerinage et était invoquée pour toutes les maladies des Yeux , Saint-Bruno, vers l'an mille, canonisé avait été pape sous le nom de Léon. Aussi Gertrude se confia à son mari en bonne chrétienne, sûre de la foi de son époux. Celui-ci fut, en effet, un époux modèle et le couple eut deux enfants: Philippe Ier dit d'Alsace et Marguerite d'Alsace.

Philippe , superbe parti, épousera la fille aînée de Raoul le grand, sénéchal du royaume, chef de l'armée. Le mariage eut certainement lieu à Péronne ou à Noyon et les réjouissances furent certainement nombreuses, même pour le petit peuple qui n'était jamais oublié dans les sacrements chrétiens.

 

Une ombre, cependant, obligea toute l'assistance à un peu de retenue, et la raison du peu de relation de l'évènement vient sans doute de là. Lors de son mariage, Elisabeth, bien que l'aînée ne pouvait que souffrir en silence de la maladie de son frère Raoul II. Affligé d'une maladie depuis son jeune âge, il végéta et mourut à 17 ans. L'historien Henri Martin, fils de Saint-Quentin rapporte que la ferme de Saint-Ladre, située au faubourg d'Isle est sise sur l'emplacement d'une léproserie, fondée vers l'époque de Raoul.

 

La lèpre faisait sa première apparition dans notre histoire peu marquée par les maladies jusque là. Les vieux dictionnaires prétendent qu'elle fit son apparition en France avec l'invasion romaine. La Gaule de l'époque était un vaste territoire que seuls des soldats de constitution robuste parvenaient à traverser au pas du légionnaire de ses régions sud jusqu'aux nôtres, aussi le fléau s'éteignit de lui-même sous les rigueurs du climat. Les croisades avaient été beaucoup plus perfides car les hommes et les chevaux ignoraient tout des risques des voyages lointains et parce qu'il ressortait du devoir de la chevalerie de ramener un malade, même agonisant, jusqu'à sa terre natale, la lèpre tuberculeuse arriva tout soudain sur les citoyens du 12ème siècle alors que le soldat romain, qui subissait les premières faiblesses, était laissé au bord du chemin avec un viatique pour revoir le soleil et y mourir.

Plusieurs sites à La Fère, Péronne, Noyon, Saint-Quentin, et même dans de petits villages  remémorent ce terrible fléau qui frappa fortement les populations et instilla dans les esprits que la terre sainte n'était pas si saine que cela. Un mouvement de solidarité naquit à la suite de cet avant-goût de peste qui avec l'épidémie terrible marqua un tournant dans l'histoire du monde. L'expression de " tournant de l'histoire" ne peut être utilisée qu' avec parcimonie car son contenu relève du subjectif, pourtant, dans cette avancée de l'humanité qui habitait dans nos maisons et chassait sur nos terres, un paramètre va changer : les purs peuvent revenir impurs, les francs rentrer souillés et affaiblis, nos bannières devenir des linceuls.

 

Le Roi Renaud de guerre revint..........

Alors que l'épopée carolingienne assimile la défaite de Roncevaux avec panache, aucun texte épique ne parlera d'Antioche et de Jérusalem.

 

Seule, la nation juive continuera à  souhaiter chaque année de se revoir à Sion. Les Chrétiens d'ici verront chaque jour les lépreux et se mettront bien en tête de passer au loin .... le plus possible.

Une très petite minorité, malgré la laideur, la puanteur et le péché, combattra le devoir d'exclusion de ces ci-devant croisés mis en croix par eux mêmes. Cette charité semblera se mettre en place très lentement. Et pourtant, dans les régions reculées du monde d'aujourd'hui où sévit encore cette maladie aisément guérissable, l'organisation la mieux structurée et la plus présente est bien l'Ordre des Chevaliers de Malte.

 

Les premières léproseries s'avèreront des mouroirs pour beaucoup  de détracteurs pendant de longs siècles d'obscurantisme. On peut aussi avoir une vision positive de ces premières tentatives de gestion de ce qu' il faut bien qualifier de vrai défi aux religions, aux sociétés, à tous et trouver admirable que la solidarité ouvrait spontanément des restos du coeur avec toit pour la nuit, à des époques que nos écoliers croient caractérisées par l'exploitation de seigneurs riches et en bonne santé sur des serfs, endettés et malades.

 

Raoul II ne décéda pas au terme d'une longue vie, d'excès et de méchancetés, il eut en partage la léproserie et connut la réclusion pour mourir à 17 ans.

 

C'est sa soeur ainée Elisabeth, qui récupéra la seigneurie de Péronne et du Vermandois et, étant marié au Flamand Philippe d'Alsace, ce dernier devint le chef de nos cités, terres et forêts, de nos églises et de nos châteaux.

 

Cette transition s'effectuait en l'an 1167. Elisabeth n'aura pas d'enfant et à sa mort, le fief revint à sa soeur Eléonore. Celle-ci sera aussi sans descendance, si bien que les descendants de Philippe d'Alsace revendiquèrent le Vermandois. Dans cette requête légitime, le propre filleul de Philippe d'Alsace avait des prétentions. Après tout, il tenait de son parrain son prénom Philippe et de l'origine de Saint-Quentin, son surnom, Auguste.

     

Philippe Auguste troublera un peu la dévolution entre les familles directes, en bafouant sans doute le respect qu'il devait à celui qui fut, pendant son enfance, son tuteur moral, mais il avait assimilé une leçon : le Roi a d'abord besoin d'une assise sûre, de soldats, d'agriculteurs, de chevaux, de blés, d'épées et des forteresses existantes. En annexant le Vermandois aux terres royales d'Ile de France, le roi commettait une félonie mais il n'aimait guère ses cousins flamands, ni personne et Philippe était  de la trempe de Jules César, calculateur et politique. Il achetait une région prospère en promettant simplement de maintenir les droits et privilèges des communes et communautés. La frontière avec les terres d'Empire, le fort de Péronne, celui d'Athies, les abbayes et le fisc annuel comportaient quelques atouts. La France assimilait notre comté qui devenait terre du Royaume et nous, ses habitants, prenions la nationalité françoise . Jusqu'à la Révolution, les rois de France respecteront les écrits d'avant. Six siècles durant , le charte de Saint-Quentin sera l'écrit constitutif des habitants de la commune, relisons-le ici dans sa version confirmative de Philippe Auguste :

 

I:- Sachent ceux présents et à venir que nous avons accordé et fait jurer en notre nom de garder et de maintenir inviolablement dès que le comté du Vermandois sera en notre possession, les us et coutumes dont les habitants de Saint-Quentin jouissaient du temps de Raoul et de ses prédécesseurs sans préjudice néanmoins de l'obéissance et délité qui nous est due comme souverain et du respect qui est dû à l'Eglise de Saint-Quentin comme épiscopale et à cause de sa juridiction de chrétienté.

 

II:-De même tous les pairs du Vermandois et grands personnages du Comté ont juré de l'observer, les clercs, sauf le privilège de leur ordre, les chevaliers, sauf le fidélité due au comte comme souverain.

 

III:- Les habitants de la commune ont la liberté de leurs biens ; aucune réclamation ne peut être faite si ce n'est par jugement des échevins...

 

VI:-La commune ne pourra exercer la justice hors de la banlieue, mais dans ses limites, elle l'exercera telle qu'elle le devra...

 

VII:- Si un étranger ayant commis un meurtre, un vol ou un rapt, se réfugie dans la ville, il pourra être arrêté par notre officier de justice en quelque lieu de la ville qu'il soit.

 

VIII:- Un étranger peut se faire incorporer dans la commune à moins qu'il ne soit de nos hommes ou serfs.

 

IX:- Nos francs hommes pourront s'établir dans la commune, sauf à payer, au seigneur abandonné, le droit personnel, ou par ceux qui ne sont pas attachés à la glèbe.

 

XI:- Un délit constaté et dont la plainte est faite en présence des mayeurs et jurés, entraîne la démolition de la maison du malfaiteur ou le rachat si les mayeurs et les échevins le veulent ; la rançon est employée à entretenir les fortifications de la ville.

 

XIV:- Si quelqu'un forfait à la commune, le mayeur peut le sommer de paraître en justice ; s'il ne se présente pas, il peut être banni ; et sa maison démolie, même dans la banlieue par les mayeurs et les gens de la ville.

 

XV:- Tout habitant peut être cité partout où il est rencontré seulement de jour. Si quelqu'un meurt, possédant quelque tenure, le mayeur et les jurés doivent mettre aussitôt les héritiers en possession ; ensuite, s'il y a procès, la cause sera débattue.

 

XVI:- Tous les procès doivent se terminer dans l'enceinte de la ville de Saint Quentin.

 

XXIV:-Il sera payé pour l'entretien des chaussées de la ville, une obole par voiture de 2 chevaux non ferrés, et un denier quand ils seront ferrés; le double pour une voiture de quatre chevaux.

 

XXV:- Un homme étranger est sauf de ce qu'il apporte; mais ce qu'il laisse appartient au seigneur délaissé pourvu qu'il en ait disposé comme il doit à son seigneur...

 

XXXVIII:- Au premier ordre, la commune se rendra à notre armée; ceux en armes ne seront tenus de comparaître en justice depuis l'ordre donné.

XlV:- Nous ne pouvons ordonner la refonte des monnaies sans le consentement du mayeur et des jurés.

LVII:-Nous ne pouvons mettre ni bans, ni assises de deniers sur les propriétés des bourgeois.

 

LIX:-Les gens de la ville peuvent moudre leur blé et cuire le pain où ils le veulent.

 

LX:-Le mayeur et les jurés peuvent, s'ils ont besoin d'argent pour la ville, lever un impôt sur les héritages et l'avoir des bourgeois et sur toutes les ventes et profits en ville.

Ce texte anticipe toutes les chartes qui fleuriront alentour : Reims en 1139, Amiens, Compiègne, Noyon et le Vermandois, dont la commune de Saint-Quentin devenait le phare en inaugurant l'ère nouvelle. Celle-ci a produit les cathédrales gothiques, les forts et châteaux et les joyaux de notre civilisation. Dans l'arrière plan de cette réussite, travaillaient les paysans depuis toujours, les clercs, maintenant astreints au célibat et à la pauvreté, des villageois soucieux de respect, des étrangers nombreux dont notre charte rappelle l'existence. L'homme n'accède pas, comme dans le mécanisme révolutionnaire, au pouvoir.

Il offre sa force de travail, se voit reconnaître les droits sur les fruits de ses entreprises et donne en gage, pour ses actions, sa maison.

Ce contrat qui donnait comme sécurité, pour tous, les propres biens de nos parents aura une singulière destinée puisque toutes les pierres dressées du pays seront jetées au sol  autant par des envahisseurs que par des alliés. Nos pères admettaient cette sanction au nom de la justice......... L'auraient- ils supportée de causes injustes ?

Bouvines, le XIIème Siècle.

 

S'étirant sur près d'un millénaire, le moyen-âge demeure toujours une pomme de discorde au sein de la communauté nationale. Encore aujourd'hui, le clivage politique se trace entre ceux qui, héritiers de  Jules Ferry, considèrent cette époque comme un long calvaire et les héritiers de Michelet qui y voit notre âge d'or. Quelque chose de notre culture baigne dans une appréciation inconsciente et déterminante, déchirant, à tout jamais, notre communauté en deux.

 

L'ignorance, comme le disait déjà Pascal, est la chose la mieux partagée car cette longue période recèle autant de sublime que d'infâme, autant d'admirable que de détestable et pourtant les présentations les plus objectives ne rallieront jamais les opinions des adeptes des deux camps. L'idéologie, qui est une manière dogmatique de parler de l'histoire semble, aussi, être née en ces temps obscurs et y avoir laissé son empreinte.

 

"Bon fut le siècle, au temps des anciens,

   on y trouvait foi, justice et amour

   croyance aussi, dont il reste bien peu;

   et si changé, perdu a sa valeur.

......

  De tout en tout se vont affaiblissant;

  la foi du siècle va tout défaillant ;

  Frêle est la vie, ne durera longtemps. "

 

Les premiers poèmes de la langue française portent aussi le sceau d'une certaine nostalgie historique. En ce milieu du douzième, ce texte annonce déjà cette sinistrose que certains croient être un mal moderne et hexagonal. Il porte  le poinçon de ce fond de morosité que les Celtes ont, paraît-il, légué aux habitants de notre pays mais révèle des préoccupations nouvelles.

Le consensus va s'étiolant et la coupure se dessine.

Les chevaliers, seigneurs, chrétiens d'observance et de façade, recherchent dans les querelles une justification à leur privilège de porter les armes. Les serfs accèdent au statut de manant qui n'est que la liberté de fuir, si les choses tournent mal. Rien de plus ne leur sera alloué par la religion du salut. L'Eglise, dans ce monde qui va construire le Mont-Saint-Michel, les cathédrales d'Amiens, Reims, Noyon, Soissons, Beauvais, Paris, Chartres, devient malade.

La vision du monde ne sera plus unanimiste. Le Gaulois, robuste, franc et paillard donnera une progéniture faite de pessimistes, frileux, épargnants, administrés  et aussi de sceptiques, pragmatiques, rebelles. Heureusement, l'héritage était colossal et  les trois cents fromages existaient déjà....... rendant le Français, à tout jamais, difficile à comprendre pour un étranger.

La France, n'existait pas encore, me direz-vous !

Le domaine royal, hérité par Louis VII, n'était qu'une langue étroite de terres allant de Noyon à Orléans, surnageant au dessus de domaines beaucoup plus étendus à la manière d'une île. Son père avait ferraillé ferme avec l'appui du comte du Vermandois, pour éloigner Marle et Puiset qui menaçaient Laon et Troyes. Louis VII, parce que l'Angleterre, la Normandie, l'Aquitaine sont devenues les provinces riches, est marié avant la mort de son père à Aliénor d'Aquitaine.

 

Pour la jeune fille, c'est presqu'une mésalliance. Le roi de France est un rustaud marié à une bordelaise. Paris est un cloaque alors que Saint-Emilion a été chanté par  le poète latin Ausone, et fournit le meilleur vin du monde et les esprits les plus subtils.

 

Ce sera le début tragique d'une saga infernale. Le mariage durera de 1137 à 1152, années pendant lesquelles le jeune roi aura plus à faire qu'à s'occuper de sa diablesse de femme. Mais Louis est un pieux, prompt à l'assaut mais pas bon au lit. Il combattra d'abord Etienne de Blois qui était le successeur de la couronne anglaise pour remettre la Normandie au duc d'Anjou, Henri Plantagenêts d'Angers. Puis, sur l'insistance de saint Bernard, il rejoindra la grande Croisade avec Conrad d'Allemagne. Ce qui aurait dû être une promenade en pays conquis, butera sur la perfidie des Grecs, pourtant chrétiens, et sur le constat d'adultère d'Aliénor, sans doute les chaleurs d'Orient ! Louis sera trop bon, car au concile de Beaugency sur Loire, il est pressé d'en finir avec cette galante et pour faire annuler son mariage plus rapidement, il accepte de restituer à la dame de Bordeaux ses comtés de Guyenne et Poitou, un bon quart du pays en somme.

 Ce divorce à l'amiable fut, vraisemblablement, forcé car la dame placera son existence postérieure sous le signe de la vengeance et de la haine féminine.


Elle épousera Henri II Plantagenêts et le servira fidèlement comme souveraine d'Angleterre toutes les fois qu'il faudra pour rabaisser le roitelet naïf. Dans cette lutte, ses propres enfants seront aussi retors qu'elle, ce qui fera la matière de nombreux romans anglais qui aiment, par dessus tout, les intrigues fourbes et perfides et du théâtre shakespearien dont l'objectif sera de démontrer la suprématie des Anglais sur leurs ennemis, quels que soient les moyens.

 

Louis aura finalement un fils d'Adèle de Champagne dont le parrain sera le seigneur du Vermandois. Philippe Auguste, à quinze ans, contre l'avis de sa mère, épouse une certaine Isabeau  du Hainault, âgée de treize ans . Philippe d'Alsace, son parrain, avait-il manigancé l'affaire ? Certainement, mais le filleul lié par tous les liens possibles ne sera pas docile longtemps. Philippe Auguste, selon une disposition fréquente, n'imitera pas son père et s'inspirera du souvenir de son aïeul : Louis le Gros. Comme lui, il partira petit et n'aura aucun  des gestes charitables de son père. Le peut-il, pris dans sa souricière, et pressé par le clergé à faire comme les autres un tour à Jérusalem ?

Son action sera toute pragmatique mais sans état d'âme. Le parrain, comte du Vermandois, est aussi son tuteur et le chef des armées..Pareille tutelle risquait de briser l'échine de la monarchie. Le Capétien connaît le talon d'Achille de Philippe d'Alsace : comte-pair de France, sans descendance. Vite, Philippe Auguste revendique le Vermandois et l'Artois et mobilise son ost, les milices religieuses et les communes, c'est que son assise militaire est large. Il encercle Paris avec toutes ses troupes. La manoeuvre est d'essence politique car Paris n'est pas hostile au roi mais les observateurs voient bien l' ultima ratio. La commune de Paris va tomber dans les mains du roi et grossir considérablement les effectifs armés. Aucun des féodaux alentour ne pourrait contrer la marée de la piétaille et  Philippe, l'Alsacien des Flandres, est trop proche du suzerain, de plus, il meurt opportunément en Palestine en 1191. Pour plier honorablement, une médiation menée par le roi d'Angleterre, Henri II Plantagenêts et le légat du pape reconnaît Bohain, Saint-Quentin et  Péronne et Ham au roi, son vivant durant. Mais, notre sire, Eléonore, dernière fille de Raoul mourra en 1214 sans enfant. Philippe Auguste annexera à cette date notre région au domaine royal sous administration d'un bailli. La terre à fisc tombait depuis 1191 à pic car notre petit roi voulait faire honneur à son rang. Faire la troisième croisade avec Richard coeur de Lion et Frédéric Barberousse était un challenge ruineux, bien qu'il ait fait précéder l'enrôlement d'un nouvel impôt : la dîme sarrazine. 

 

Le roi de France se sortira honorablement de la confrontation mais tirera mieux la leçon: les croisades ne servent à rien ; les Anglais comme les Allemands sont des fastueux alors que lui n'a que le moyen d'être vertueux et  habile.

 

En butte avec Richard au coeur de Lion, avec Jean sans terre, Baudouin des Flandres, l'empereur, tous seigneurs de larges contrées, l'art du roi de France sera de lutter sans arrêt mais sans provoquer la coalition des ennemis-confrères et de s'appuyer non sur ses vassaux mais principalement sur les milices religieuses et des cités libres. La multiplication des chartes a aussi ce petit côté pratique.

La vertu pratiquée préfigure la " raison d'Etat " et l' exercice de la monarchie au sens plein. Les tours du château de Péronne seront multipliées, la dîme très scrupuleusement perçue, les évêques français respectés. Lorsque Baudouin des Flandres envahira l'Artois, Philippe contre-attaquera mais comprendra vite qu'il vaut mieux céder et pactiser.

La seule vertu que ce roi n'aura pas, montre à quel point la tutelle de Rome importait dans ces temps. En 1199, Philippe II épouse Agnès, la fille du Duc de Moravie, après avoir répudié Gelberge, soeur du roi du Danemark. Fait sans respect des formes et des usages, le pape n'autorise pas le mariage et jette l'interdit sur le domaine royal. Tous les clercs se trouvent, dès lors, en situation d'insoumission: ni prière, ni dîme, ni messe, le roi est nu. La situation durera 8 mois et finalement, est-ce la raison ou le démon de midi ?, Philippe rappellera Gelberge à ses fonctions.

L'anguille royale saura aussi faire de l'extorsion de fonds sur la communauté juive, des marchandages avec les grands, mille petites et grandes vilenies et restera pourtant pour toujours le vainqueur de Bouvines.

A force de lutter contre tous séparément et de se mettre à dos l'arbitre suprême en robe papale blanche, Philippe le combattant attisera l'union sacrée de ses ennemis. Ainsi Jean Sans Terre coalisera  l'Empereur germanique Othon, le Comte de Boulogne, les Anglais et toutes les troupes fidèles aux Plantagenêts pour aider Baudouin des Flandres que le roi de France déteste cordialement pour avoir échoué contre lui dans sa première tentative en Artois. L'affrontement eut lieu à Bouvines  en 1214.

 

 La victoire, indécise jusqu'à la fin, et lieu de faits d'armes légendaires puisque l'étendard allemand y fut volé par les Français, constitue pour l'ensemble des historiens l'acte de naissance de la nation française.

 

 

Les troupes royales rassembleront les seigneurs et  leurs troupes mais surtout les milices communales et c'est bien d'elles que jaillira la force du triomphe. Or, les communes et les grandes abbayes disposant d'une troupe ne sont guère nombreuses dans le pays étriqué d'île de France. Orléans, Paris, Meaux, Rouen et une partie de la Normandie qui viennent de rallier  depuis peu le domaine, et dans cette liste pèseront , encore une fois, lourds Compiègne,Soissons, Laon, Reims et tout le Vermandois. Pour les habitants proches du lieu de bataille, la motivation était double: Philippe était leur seigneur, les coalisés se réclamaient de Charlemagne et de l'église de Rome mais oubliaient l' histoire.

La milice de Saint-uentin comprenait Gérard de la Truie, qui perça le cheval de l'empereur et Wallon de Montigny à qui fut confié l'oriflamme de Saint-Denis.  Bouvines n'aurait pas été possible sans cette foi inexplicable d'un peuple qui portait une espérance. Le roi récompensa la région en y mettant en prison le comte de Salisbury, frère du roi d'Angleterre, ce qui revenait à promettre à la ville et à son clergé, le revenu de la rançon attendue.

 

Le règne de Philippe Auguste ne finira pas avec la victoire de Bouvines mais nous ferons une halte en cette année 1214, après 34 années de règne et presqu'autant d'incorporation du Vermandois dans le domaine royal.

 

L'inventaire de ces quelques décennies confond tous  les économistes et les analystes: les cathédrales gothiques se mettront à pousser avec leurs clochers vertigineux et leurs rosaces admirables, un peu en contrebas, des beffrois symboliseront une structure nouvelle, à l'écart, les seigneurs soucieux d'efficacité seront moins audacieux en architecture mais placeront sur chaque butte un fort plus ou moins grossier mais toujours imprenable.

 

La littérature et la musique laisseront moins de traces visibles et pourtant formeront le véritable terreau de notre culture.

Cette évocation dithyrambique oublie qu'il a fallu parfois plus d'un siècle pour finir les gargouilles, les mâchicoulis, et les carillons des campaniles et que la France, à la disparition de Philippe Auguste, ne comptait que peu des monuments que nous admirons aujourd'hui, le dénombrement pourtant nous le prouve :  la majorité de ces oeuvres admirables germeront dans les esprits et se préfigureront dans la pierre en quelques courtes années.

 

Avec des croisades multiples, des batailles parfois féroces des grands, des problèmes insolubles de dévolution, les Francs vont devenir maçons et construire des merveilles, comme si tous les troubles du monde n'étaient rien que des motifs risibles à caricaturer dans les voussures de pierre et que la vie humaine au service de l'esprit donnait un sens à tout, jusqu'à la matière.

 

Il faut regarder les cathédrales en oubliant toutes les balivernes que les éducateurs et même les curés diffusent et toujours considérer le travail des bâtisseurs et le rôle de la pierre d'angle.

 

La plus profonde sagesse réside dans la boutade du graveur de pierre à qui l'on demandait ce qu'il faisait.

L'un répondit qu'il travaillait la pierre, l'autre, qu'il gagnait son pain et le dernier dit qu'il construisait une cathédrale !

 

Toutes nos vies hésitent entre ces trois options. Nos prédécesseurs nous donnent une réponse éclatante: ni le travail, ni l'argent ne sont des fins, jamais, nulle part !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les croisades, les Cathédrales, les écrivains, les sciences .

 

 Notre cheminement dans l'histoire est un exercice littéraire que le cinéma et l'imagerie virtuelle enrichissent pour peu que le lecteur fasse la plongée dans la

re-création du passé. En arrière-plan, les lignes du paysage sont les mêmes que celles que nous voyons tous les jours. Au premier-plan, à l'exception des silos, ce sont les églises qui invitent à l'entrée concrète dans les 12 et 13 èmes siècles. La majorité de ces bâtiments sont de reconstruction récente mais les volumes sont  proches  de ceux des bâtisses des siècles anciens. Rares sont les hommes qui justifient et défendent de tels édifices pour la société contemporaine ! Ce doit être un  pied de nez d' ancêtres espiègles, car, comme Nostradamus fera des prédictions ésotériques jusqu'à nos années de fin du 20ème siècle, les églises ne peuvent pas avoir été érigées pour un autre but que de nous intriguer encore et toujours.

A la basilique de Saint-Quentin, sur le sol, un labyrinthe force l'oeil à chercher l'issue d'un entrelacs inextricable. Les rosaces ne se retrouvent nulle part sur les façades des maisons à colombages, sur les beffrois et sur aucun palais latin ou grec.   

L'aventure de l'architecture est indissociable des croisades car elle donne à la spiritualité de l'époque une dimension verticale en compensation d'une dimension horizontale entravée.

Après la première croisade de Bernard l'Ermite, notre concitoyen picard, la seconde rassembla en 1147 le roi de France et l'empereur d'Allemagne. La troisième conduisit notre sire Philippe Auguste, Richard Coeur de Lion et Frédéric Barberousse , certes, à Jérusalem, mais aussi à se détester dès le retour.. En 1202, l'Empereur d'Allemagne partira avec ses seigneurs sous la pressante recommandation du pape qui veut éloigner Henri IV des tentations des investitures . En 1212, l'Europe centrale fraîchement christianisée se joindra au convoi.

Cette même année, partira de la Somme ou de l'Oise la croisade des enfants. Les légendes racontent que des enfants  partirent en bandes vers la terre sainte et furent pris par les barbaresques et vendus comme esclaves. Certains pensent que la cohorte se disloqua bien avant d'atteindre les côtes de la Méditerranée. La fin de cette pieuse aventure dut toutefois toucher les esprits car les énergies se démultiplieront sur notre sol non plus pour partir mais bien pour fixer Dieu chez nous.

Et Dieu est lumière...

Pour que les églises cessent d'être des forts obscurs, la lumière devra traverser la pierre et transpercer la muraille. La rosace s'imposait à l'architecte et petit à petit va entraîner un formidable pas en avant des bâtisseurs.

La première rosace apparut sur la basilique des rois à Saint Denis vers 1144. L'arc était encore en plein cintre, roman. Saint Rémi de Reims aura la sienne en 1162. A Noyon, la rosace apparaîtra en 1186,  à Laon en 1223, enfin à Notre Dame de Paris en 1245. La rosace ne figurait au départ que sur la façade mais l'effet magique l'attirera vite près du transept, de même qu'il faudra la placer toujours plus haut. L'histoire des cathédrales gothiques est bien celle d'un pari fou qui s'achèvera à Beauvais et à Strasbourg. Pour monter, la voûte deviendra ogive et l'arc gothique sera de plus en plus pointu.

Les cathédrales de France naîtront ainsi de l'exaltation des évêques, de la richesse des trésoreries des chapitres, et des risques du pèlerinage lointain. L'épopée du gothique à arc brisé commence à Chartres, Reims, Saint-Quentin , Amiens vers les années 1210. Les constructions dureront de 20 à 50 années. Celle de Beauvais  sera achevée en 1272, mais les parties hautes s'effondreront peu après ( 1284).

L' avertissement fut sévère et bien d'autres inquiétudes occupaient le monde et les évêchés.

La dynastie capétienne directe vivait ses dernières années et l'Eglise était atteinte d'un mal terrible, qui va la discréditer, depuis l'institution de l'inquisition en 1194.  Pourtant de ce siècle, commencé par le triomphe de nos milices à Bouvines et qui fera sortir de terre la basilique de Saint-Quentin, nous retiendrons cette journée de 1257, où Saint Louis viendra à Saint-Quentin inaugurer la collégiale que nous voyons encore aujourd'hui de toutes les buttes dominantes de la région. On dit qu'il séjourna plusieurs jours, heureux de pouvoir prier son saint patron. Mais quel était donc le saint patron d'un saint lui-même : Quentin, Clovis, Cassien ou Victorice ? Ces deux derniers furent transportés dans la crypte de la cathédrale, ce même jour. Clovis n'accéda pas à la canonisation qui fut accordée à Clotilde mais pour les rois de France, il était bien le saint patron et Saint- Quentin était le lieu mythique de la terre de France où ce fondateur, en passant, avait changé le monde avec l'aide de saint Médard et de saint Rémi.

Les rois n'entretenaient pas une vénération du passé en marge des bulles du Pape pour rien : la foi dans ses propres convictions est, plus que tout autre, l'apanage des peuples libres et des monarques éclairés.

 

La course au gigantisme  qui élèvera la voûte de 35 m à Paris, à 37.95 à Reims, 42.30 à Amiens et 48 à Beauvais gratifiera le Vermandois d'un très honorable 43 m, mais quels furent les vestiges des croisades, me direz-vous ?

 

Aujourd' hui encore, le pèlerinage du diocèse est à Liesse. On y vénère une statuette de vierge mauresque à l'origine douteuse. Sans mettre en question la foi des pèlerins, cette vénération ne s'explique que par le traumatisme subi par les chrétiens du temps et par une habile récupération de l'Eglise : sans mettre en danger les récoltes, les dîmes et décimes et toutes les corvées et taxes, Liesse se substituait à une promenade hasardeuse qui ne rapportait rien !

Parmi d'autres vestiges, nous mentionnons aussi le village de Frières-Faillouel. Frières est la forme françisée de fratrie et rappelle que le lieu fut crée par des frères pèlerins revenus au pays après de nombreuses années et souhaitant vivre en communauté. Leur maison deviendra un village.

 

Mais la Palestine et le ciel sont loin, alors que deux nouveaux dragons pointent le nez tout près. Ceux-là nous accompagneront maintenant en permanence : l'Angleterre et l'Allemagne.

 

Parce qu'elle fut notre première ennemie et parce  que la brouille fut une histoire de femme, la méfiance a toujours dominé dans les rapports entre les deux peuples. La "perfide Albion" sera toujours ce peuple incapable de parler notre langue, jaloux et joueur qui posera problème et placera Gisors aux portes de Paris . Après Aliénor d'Aquitaine qui changera de lit royal, Philippe Auguste et les milices du Vermandois tenaient par la victoire de Bouvines d'une part un droit de suite et, de l'autre, un otage en la personne du frère du roi. Sur le continent , les Plantagenets, c'est à dire Jean Sans Terre, puisque Richard Coeur de Lion est mort, avaient déjà essuyé une défaite en voulant conquérir le Poitou que Louis VIII le Lion encore prince héritier reprendra. Avec Bouvines, la coupe sera pleine et les barons anglais, las des querelles continentales demanderont la "grande Charte", copie dénaturée de celles des cités de chez nous. Les barons voulaient surtout ne pas avoir à traverser le "Chanel " pour des vétilles et revendiquaient, sur le continent, les fruits du pillage.

Mécontents, les barons appelleront Louis de France pour le faire Roi . En 1217, Louis a hâte de régner et il saute sur l'occasion comme sur  le premier bateau. Londres, les barons et les petites anglaises, à l'instar d'aujourd'hui, ne méritaient qu'une courte visite. Il repassa en France pour l'hiver et aussitôt, une révolution de palais réinstalla Henri III, fils de Jean Sans Terre. Aux premières tulipes, Louis repart conquérir sa couronne mais tombe dans un guet-apens.

Le jeune Henri III réfléchit : réclamer une rançon, c'est provoquer la France et déclarer la guerre que les barons ne veulent pas. Ne pas la réclamer, ne serait pas anglais ! Finalement, averti de la faiblesse des finances françaises, il accordera à Louis une prime de départ de 10000 marcs d'or. Louis le Lion acceptera le cadeau et quittera les rives insalubres de la Tamise. Dans le calcul du Français, il y avait  le projet tacite de renflouer la caisse pour reprendre les domaines des Plantagenet en France.

Des acquisitions d'abord,  Boulogne,  Montreuil, Clermont en Beauvaisis puis des batailles vont réapparaître : Chinon, Fougères, Saintes. A cette dernière, en 1242, le roi d'Angleterre va perdre son trésor et Louis IX faire  la bonne affaire. La fin de son règne sera, de ce fait, plus paisible. Il pourra inaugurer la collégiale de Saint-Quentin et y remercier son saint patron et finir son règne au pied de son chêne de Poissy. La trêve dura un peu plus longtemps que d'habitude et Saint Louis commencera l'édification de Carcassonne et multipliera les châteaux dans la province de Guyenne devenue vassale du roi de France.

 

L'Allemagne, n'avait de Reich que le nom. Othon avait été battu à Bouvines et le sentiment national, n'existant pas, n'en souffrit guère. L'évènement sonnera toutefois comme les cloches de l'angélus. Il était temps de s'éloigner des palais de marbre d'Italie où les querelles florentines et les cachotteries papales remplissaient  l'ordre du jour. Heureusement, les grandes familles électrices de la diète s'opposeront encore longtemps, mais déjà la "bulle d'or", qui sera de 1356 jusqu'en 1806 le texte de base de l'Empire allemand, naît dans les imaginations. Une grande famille de notre région y participera directement : la famille des Luxembourg.   

 

L'inventaire du monde laissait au royaume de France une carte maîtresse à jouer ; les seigneurs français tenaient les lieux saints, les anglais se repliaient sur leurs positions, les germains se cherchaient, le trésor français venaient de faire bonne fortune. La prospérité, fille de la paix pouvait frapper de sa baguette nos villes et nos campagnes. Les cathédrales repoussaient d'années en années les limites du possible. Deux éléments sont encore à mettre sur la liste, parce qu'ils expriment mieux que tout l'évolution des esprits : les oeuvres écrites et les découvertes des sciences.

 

Le mouvement des communes et les étudiants canalisaient un sang neuf et un esprit nouveau. Loin du pouvoir, l'expression populaire trouva dans le théâtre des places et des parvis son lieu de communication.

 

A la Fère, dotée d'une abbaye et depuis 1207 d'uns charte, accordée par Enguerrand de Coucy contre une rente perpétuelle annuelle de 100 livres parisis ( bien utile pour l'agrandissement du château) Jean de la Fère sera l'un des premiers romanciers français. Il est l'auteur du " riche homme et du ladre".

 Le thème même introduit tout Balzac, Dumas et une bonne moitié de la littérature américaine.

La première pièce de théâtre vraiment française est en picard et fut jouée à Arras en 1276. Sa lecture est un ravissement car tout le peuple de ce temps évolue, parle et bouge de la manière la plus authentique.

Le moine, intéressé par l'argent et porteur de reliques, le tavernier, le riquier, c'est-à-dire le riche, le médecin bien sûr ignare, le fou, les fées venues de l'époque celtique et le clerc Adam qui veut poursuivre ses études à Paris, les personnages vivent par eux mêmes et, ce n'est pas une savante construction dramatique qui structure le jeu théâtral. Ce n'en est que plus savoureux et merveilleux de fraîcheur.

 

N'entend-on pas, Gillot vantant la femme de Mathieu l'Anstier de " s'aider des ongles et des doigts contre le bailli du Vermandois " ! Et combien sont comiques les lamentations des clercs qui risquent de perdre leurs rentes s'ils se remarient ( la " bigamie" des clercs était toute théologique puisqu'ils étaient veufs. Ce qui était choquant, c'était qu'ils reprenaient toujours épouses parmi les plus jeunes beautés du pays.)

A la fin du " Jeu de la Feuillée", les dernières tirades sont écrites en picard. On ne s'étonnera donc pas que cette pièce n'ait jamais été enseignée dans les écoles de nos arrondissements où il serait plus vite compris et apprécié qu'au collège de France. Ce faisant, l'Education Nationale, nous prive de notre seule thérapie authentique: notre rire.

Ecoutons le moine de Jean Bodel né vers 1165 et mort lépreux vers 1210 annonçant l'heure de la séparation et la fin de la représentation.

 

" Je ne fach point de mon preu chi           (preu: profit)

    puis ke les gens en vont ensi

    n'il n'i a mais fors baisseletes               (baisseletes : filles)

    enfans et garconnallles. Or fai              (garconnailles : groupe de garçons)

    s'en irons; à Saint Nicolai

    commenche a sonner des cloketes ".

 

Dans l'oeuvre de Jean Bodel, il faut aussi mentionner son poème de " congé ", où il fait ses adieux à ses amis et leur demande de lui obtenir une place dans une léproserie. Le scribe s'effacait devant l'homme de lettres. Le trouvère s'adressait à l'humanité de manière personnelle et pathétique.

 

Avec Jean de la Fère et Jean Bodel, un esprit nouveau soufflait qui révèle, plus que tout, l' humanité de nos prédécesseurs du 13 ème ; pourtant le savoir en général, les sciences et les techniques demeuraient bien réduits.

Il était surtout confidentiel et mal vu à la cour. L'Eglise admettait que les corporations possédassent  des techniques architecturales, chimiques, sidérurgiques mais freinaient la synthèse et l'analyse scientifique.

La foi chrétienne n'avait pas encore atteint toutes les couches de la société, pouvait- on laisser s'infiltrer le doute?

 

Il viendra, malgré les préventions, quand même !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'inquisition, les Cathares, Valdo.

Saint Louis. L'Anjou et La Mafia.

 

  

L'histoire est une ligne droite en virage permanent que l'on aperçoit dans un rétroviseur, le nez plongé dans le guidon. La relater tient de l'exploit du pilote dont l'attention surveille autant le poids lourd à dépasser que le bolide encore minuscule qui se rapproche et déjà domine la chaussée. En ce treizième siècle que l'on retient souvent comme celui de saint Louis alors que son règne dura 44 ans, la religion et le moyen-âge sont présentés comme triomphants. Si tel avait été le cas, notre région aimée du roi aurait sans doute témoigné une plus  grande spiritualité religieuse au long des siècles, or le Vermandois sera encore largement considéré au XIX ème siècle et encore plus maintenant comme une terre de mission, largement déchristianisée.

Des évènements lointains et sous-estimés cependant  l'expliquent .

 

L'arianisme n'a, sans doute, qu' effleuré le Nord de la Seine  mais avait été dominant en Bourgogne, Auvergne et dans le Sud-Ouest de la France, laissant derrière lui un sentiment mitigé sur les dogmes de trinité divine et du Christ, fils de Dieu et Dieu lui-même. Le voisinage avec l'Islam et avec les communautés juives tant au Moyen-Orient qu'en Espagne sans remettre en cause la supériorité de la Chrétienté instilla des motifs de scepticisme chez beaucoup de lettrés comme chez les gens honnêtes et aussi  chez tous  les  nombreux révoltés par l'opulence de l'Eglise et par sa compromission avec le pouvoir.

L'origine du mouvement cathare est souvent placée dans une généalogie sulfureuse et hérétique très sophistiquée. Nous la placerons plus simplement au coeur même d'une société ouverte comme celle d'aujourd'hui où les sectes pullulent et en désarroi face à son avenir. La doctrine religieuse cathare s'inspire de certaines hérésies bien que  ces points soient encore controversés mais c'est surtout l'institution qui détonne: église sans hiérarchie qui rejette les ajouts de Rome et veut retrouver la pureté originelle, dogme qui place le péché  dans l'amour du monde et ose bénir la révolte, croyance dans le salut individuel.

Les temps n'étaient pas encore mûrs et la chrétienté,  relayée par la force des chevaliers bardés de fer de nos régions, ne cherchera pas à comprendre au delà du crime de lèse-majesté.

La répression dans laquelle nombre de grands chevaliers se salirent est tristement célèbre du côté de  Montségur, d'Albi,  Lavaur et de nombreuses cités du domaine des rois wisigoths ariens. Le pire, pourtant, dépasse l'atroce et l'arbitraire. L'esprit humain admet la violence brutale comme un résidu de l'humanité mais  ne tolérera jamais la torture des idées et des croyances. Or en 1184, un Pape italien, nommé après une décennie de décomposition de la papauté, recherche un moyen de réimposer sa présence et de conforter sa place devant l'empereur du Reich. Celui qui domine l'Allemagne s'appelle Frédéric Barberousse et est un germanique caractéristique : presqu' illettré, son modèle est bien sûr Charlemagne et ses droits sont à l'aune de ses forces.

L'entente de ces deux hommes donnera le pire des poisons de la Chrétienté: l'inquisition.

Les musulmans usaient efficacement d'une loi miséricordieuse pour les fidèles et des lois de la barbarie pour les autres. Pourquoi ne pas s'en inspirer ? Le châtiment corporel fut donc admis pour les hérétiques ainsi que pour ceux coupables de trahison.  Du châtiment à l'aveu forcé, il n'y a que ce fil ténu qui sépare la torture et la sanction.

Au départ, cette parodie de justice permettra des condamnations bénignes comme la flagellation  ou la sanction-pélerinage. Très vite s'ajouteront de réelles abominations: la confiscation des biens, la destruction des maisons, la mort sur le bûcher.

Cette dernière s'inspirait de la vieille lubie de la purification par le feu et punissait les coupables de relapses ; c'est-à-dire ceux qui reniaient une religion même fraîchement adoptée ou imposée. S'appuyant sur ces textes, quatre siècles plus tard, Jeanne d'Arc, qui n'était pas suspecte de désobéissance à Rome, pas plus que de sorcellerie, fût brulée vive à Rouen.

La répression sur les Cathares et sur les Albigeois sera l'ignominie qui provoquera des hauts le coeur chez nombre de croyants. Bientôt des esprits s'élèveront à Genève (Pierre Valdo vers 1200 ), en Angleterre( John Wyclif), à Prague (Jean Hus) pour sortir de l'Eglise de Rome et de son erreur.

 

Dans ce monde confronté à l'obéissance aux dogmes et à la justice, des voies divergentes creuseront des abîmes  profonds entre les peuples. L'Allemagne, l'Italie, l'Espagne opteront pour la justice expéditive. L'Angleterre, pour des histoires de femme, choisira de faire taire le défenseur de l'autorité du pape, Thomas Beckett, et s'orientera vers une justice pragmatique. La France eut, dans ce domaine aussi, une destinée moyenne. Saint Louis connaissait Frédéric Barberousse et les monarques d'Angleterre. Il n'ignorait pas que son aïeul Philippe Auguste s'était attiré les foudres de la papauté. Riche et bien considéré par ses voisins, Saint Louis se pencha sur la pratique de la justice. Malgré l'onction , le roi ne pouvait " dire le droit" infailliblement  ; Louis consultera les avis les plus éclairés du temps parmi lesquels Pierre de Fontaines, bailli du Vermandois et natif de la région, faisait autorité. Ce jurisconsulte ne pouvait s'être vu confiée la charge de notre région sans la compétence ni la confiance intime du souverain. Il utilisera, lui-même, le mot fort d'amitié  dans un écrit paru en 1253 intitulé "Conseil que Pierre de Fontaines donna à un ami ". Le roi ne s'estima pas outragé par l'outrecuidance d'un sujet qui osait lui donner un conseil d'ami ; le dialogue social et l'amitié se pratiquaient vraiment en ce siècle d'or......, aussi, en 1254, le roi chargera le Parlement de la mission auparavant régalienne de dire le droit. Le sire de Joinville, historien de la cour, dit de lui que le roi s'en servait pour " ouir les plaids de la porte, pour recevoir les requêtes et faire droits aux parties". A coté d'une fontaine de sagesse et au pied de son chêne, Louis IX créa ainsi la justice contradictoire où l'accusé avait droit à une défense . Il limita aussi les pouvoirs des baillis sur le domaine royal.

 

La canonisation de Saint Louis en 1297 consacrait un homme, bien imparfait à beaucoup d'égards,  un pays, le Royaume de France, encore petit sur la carte, et surtout un système : la primauté du droit.

 

Le monde ancien véhiculait encore des légendes tenaces qui reposaient, on peut le penser, sur des faits divers réels. Ainsi, la chronique rapporte qu'en ces siècles d'apogée, le village du Fayet fut le théâtre d'un acte de sauvagerie sordide. Rollon II, le seigneur du Fayet, avait fait un mariage envié avec Gabrielle de Vergy, belle pomme de l'Est bourguignon. De moindre culture qu'elle et plus intéressé par la chasse et la vie au grand air, Rollon sera trahi par la belle qui sera séduite par Raoul de Coucy, forte personnalité qui se moquait des rois et des princes et sera même un peu artiste, poète et musicien. Les temps n'étaient pas tout à fait prêt pour le Roman de la Rose. Rollon, dit-on, tua le prétendant, lui arracha le coeur et le fit manger à l'infidèle. Cinquante années après l'évènement, cela ne sera plus possible. La justice royale et la justice de l'Eglise se seront dotées de moyens qui permettront d'espérer en des lendemains meilleurs. Cet espoir perpétuel de l'humanité sera, à nouveau, ici comme ailleurs, déjoué par des périls nouveaux.

La volonté de bâtir une société juste au delà de la féodalité s'imposait chez nous comme une condition de progrès et d'avenir. Louis IX souhaitera vivement répandre cette semence de paix sur toutes les terres connues et sans chef.

 

C'est ainsi, que, sur les conseils du Pape, et des grands, il aidera son frère, le comte d'Anjou, à devenir Roi de Naples et des deux Siciles. En ce milieu du treizième siècle, ce domaine constituait la troisième perle des principautés françaises après le royaume, proprement dit, et les lieux saints.

Pour la même raison qui fera de franc le synonyme d'honnête, la mayonnaise française ne prendra pas dans le mezzogiorno. La volonté de justice sera vite le motif de rejet de cette monarchie par le petit peuple.

 

Encore, aujourd'hui, ces terres brûlées sont le domaine de l'ormetà, de la vendetta, du contrat sur les têtes et des parrains qui décident. Les juges continuent à y vivre sous escorte et en sursis. La " mafia " est, en effet, née, à cette époque, en réaction aux idées de Saint Louis et des monarques français. Mafia, ne l'oublions jamais, est la contraction du slogan qui apparaîtra pendant la domination française sur ces terres du sud : " Muerta alla Francia", mort à la France ! Dans le même temps donc où un pas significatif sera fait dans le bon sens, un rejet violent s'organisera ailleurs. Sans prôner de théorie de défense de la  mafia, cette leçon de l'histoire n'est pas mentionnée dans les manuels de philosophie; la seule justice, digne de ce nom, est celle comprise et légitimée par le peuple, théorisée par Diderot.

La présentation, plus généralement faite dans le "penser correct ", est  plus réductrice : les chevaliers français auraient "exploité " les habitants du pays ; les fameuses "Vêpres Siciliennes" commémorant les assassinats de 1283 où beaucoup de nos compatriotes moururent, ne seraient, dans ce contexte, que de la légitime défense contre des colonialistes. Si tel avait été le cas, la France ayant quitté depuis longtemps ces terres lointaines,  la mafia n'existerait plus depuis longtemps !

Organiser une  boucherie au choeur des églises et au moment des vêpres  était un message cynique, absolu et de  longue portée : aucun pouvoir ne saura contrecarrer sans danger la pieuvre et ses sbires, aucune justice ne soumettra la "loi du milieu" !

 

A ceux, nombreux, qui croient qu'il ne reste plus rien à faire sur terre, les déboires de la justice contre le banditisme organisé invite à un sérieux examen de conscience.

Les excès de pouvoir des petits juges, en cette fin de second millénaire, avec les "affaires" en France et " Manu pulite" en Italie ne sont-ils pas les résultantes amplifiées de trop d'années, qui font des siècles,  de complaisances, faiblesses et inerties ? 

 

L'Italie comme la Navarre ou la Poméranie peuvent paraître loin du Vermandois et pourtant la famille de Guise sera pendant plusieurs siècles toujours du côté de l'Italie; plusieurs villes de la région seront en Navarre,  quant à la Poméranie son heure arrivera.

 

 

Philippe le Bel.

 

A la canonisation de Saint Louis, Philippe le Bel était sur le trône depuis 12 ans avec le titre de Roi de France et de Navarre. Il régna encore dix sept ans. Ce roi était d'un nouveau type qui inaugurait ou préparait des temps inédits.

Son monde pourtant était, encore, à son avènement,  celui du Concile de Lyon.

En 1274, l'apothéose, atteinte à l'inauguration de la Collégiale de Saint-Quentin, avait pris  une dimension quasiment universelle. Saint Louis, certes était mort à Tunis d'une expédition malheureuse souhaitée par son frère, Charles d'Anjou qui pensait soumettre un voisin gênant de son royaume de Sicile. Cependant l'auréole du  roi français, "Fontaine de la Justice" rayonnait  toujours sur l'ensemble du monde connu.

Ainsi vinrent à Lyon : le pape Grégoire X, les représentants des royaumes de France, Angleterre, d'Aragon, de Sicile, de l'Empire d'Orient et même les mongols de Perse venus proposer une alliance contre le sultan turc.

La réunion de la société des nations n'avait pas grand chose à apporter à un monde qui vivait la paix au quotidien. L'Europe  se devait de célébrer une période bénie. Lorsque deux siècles, plus tard, les seigneurs féodaux ressentiront le besoin de consigner les " riches heures " de leurs châteaux, l'évocation ne sera qu' une enluminure nostalgique d'un passé révolu. La chevalerie n'aura plus de pouvoir, et la peste  et la famine décimeront les campagnes. Les "riches heures " demeurent toutefois de superbes tableaux d'un passé qui a vraiment existé..... au temps jadis.....dans le milieu du treizième siècle..

 

Le bonheur et la prospérité, dans notre livre de témoignage, ont la caractéristique constante de n'être jamais à l'heure. Commencées au quatorzième siècle, les "riches heures" montraient des campagnes prospères, des églises pleines, des chevaliers dévoués et fiers, et partout des bâtisses superbes, comme neuves. C'était bien une carte postale des douzième et treizième arrondissements, pieusement reconstituée pour les petits enfants qui ne connaissaient  qu'horreurs et désenchantements.

 

Le Vermandois, avec Péronne fortifiée, dont le château avait été rénové par Philippe Auguste, les abbayes de Homblières, Noyon, Péronne, Saint Quentin et sa collégiale,  les murailles de Coucy, Moy, Laon, Noyon la chantante, était un nid douillet sur lequel se reposait la France pour ses rentes et pour sa défense.

 

Nos voisins des Flandres et de l'Artois ne pouvaient espérer cathédrales aussi hautes, ni terres à blé aussi fécondes mais ils échappaient  aux ponctions royales directes. Comme la sécurité règnait, les échanges favorisèrent vite les zones qui détenaient un peu de disponibilités. L'Angleterre, les pays de la Hanse et les Flandres avaient dans la pêche du hareng et la fumaison du poisson une matière première, formidable génératrice de revenus. Harengs et morues n'étaient-ils pas  les aliments symboles de la chrétienté ? De plus, riches en sel et en protéines, ils assuraient des réserves alimentaires pour les longs hivers et les longs carêmes. Cette économie va rapidement en susciter une autre. Les hommes sont marins à plein temps, laissant aux femmes et aux enfants les salaisons et fumages. Que vont devenir les champs et les bêtes qui, depuis toujours, remplissaient l'emploi du temps de chaque jour de la vie ?

L'Angleterre fit ainsi la célébrité d'une petite île du large des Pays-Bas, où une variété de mammifères vivait, dans le plus total isolement, sans nécessiter d'entretien. Le mouton à poil long ( de l'île de Texel ) devint rapidement l'animal domestique de tout ce périmètre. Il fournissait la viande et une laine de qualité pour les vêtements. Avec le poisson, la laine devint ainsi le pondéreux le plus transporté. Il s'échangeait contre du bois et des céréales dont ces pays étaient chiches, mais aussi des épices et, petit à petit, des produits manufacturés. Les Flandres et l'Artois, depuis les déconvenues de nos expéditions lointaines faisaient figure d'Eldorado et ce, d'autant plus, que la fiscalité y était douce et légère......

La prospérité des rives de la mer du Nord pesa de manière importante sur notre histoire, car du concile de Lyon à " la grande peste ",  soixante années seulement séparent des sommets de félicité et des abysses de détresse.

L'éclat des provinces du Nord brillait d'autant plus fort et le coeur des Vermandois choisira secrètement,  depuis cette date, de regarder vers les beffrois. Le percepteur venait du Sud et les affaires se faisaient avec le Nord. Les filles du Sud apportaient aux mariages des terres et des intrigues. Celles du Nord mettaient dans la corbeille des ducats, du travail et une robuste santé. Insensiblement, le sentiment d'appartenance au domaine royal sera objectivement ressenti comme un désavantage.

 

L'arrivée de Philippe le Bel va accélérer ce processus. Lui-même est fils d'une princesse du Brabant et a épousé la reine de Navarre. Ces héritages et la faiblesse des autres monarques lui donnent une place enviée. Il a laissé, cependant, à la postérité l'image d'un roi, panier percé, fourbe, cruel, assoiffé d'argent et  beau. L'or n'est-elle pas la matière dans laquelle les rois gravaient les traits de leur visage ?

Avec Philippe le Bel, la monnaie faisait son entrée dans la panoplie des instruments du pouvoir régalien. Personne n'en connaissait, à dire vrai, ni les mécanismes, ni les effets pervers.

 

Philippe commença, comme tous les Golden Boys, très jeune. Dès son arrivée au pouvoir, il ordonna la baisse de la quotité d'or dans la monnaie imposée par le roi de France et qui avait donc cours forcé. Etait-ce l'examen des comptes des communes que Saint Louis avait imposé dès 1256 mais qui remontèrent avec des retards importants à Paris qui obligeait cette manipulation ? Vraisemblablement pas, car les communes ne réclamaient pas grand-chose même si nombreuses étaient celles qui se trouvaient déjà en virtuelle faillite. Philippe, par la dévaluation, visait plutôt les régions récemment rattachées au royaume et surtout les évêques et les abbés, insupportablement riches et oisifs.

Le premier à manifester fut l'évêque de Pamiers en Ariège. Riche des confiscations des biens des Cathares, des prélèvements sur les pélerins de Compostelle et des droits de douanes à l'import sur les marchandises venant des terres maures et juives d'Andalousie (l'orange était le plus rare et le plus cher des fruits connus), Bernard de Saisset, évêque, se retourna directement vers le pape et accusa le roi de faux-monnayage. Philippe le fait arrêter. Le pape Boniface VIII, lui aussi très près de ses pécunes, somme par la bulle " Ausculta fili ", au fils d'Auguste, de libérer le descendant des apôtres. Philippe lit la missive, la transforme en une boulette et la jette au feu, puis la remplace par un texte qui ne mentionne pas l'évêque de Pamiers, pas plus que la manipulation de la monnaie mais uniquement la " collation des bénéfices". Là-dessus, il convoque les Etats Généraux du royaume à Paris le 10 Avril 1302. Le Tiers Etat est au courant des finances communales, les seigneurs possédent le droit de justice, quasiment indexé sur le coût de la vie et des rentes exprimées en nature.

Que va dire le clergé ? Partout les ordres mendiants, des franciscains aux dominicains, appellent à la vertu de pauvreté.

 

Le clergé, de plus se défie des papes italiens. Philippe obtiendra gain de cause pour une cause immorale et perverse, ce qui lui tendra la perche pour des dévaluations en série. A ce jeu, il fera même chuter la papauté italienne et appauvrira la riche contrée voisine.

 

Pour de maigres motifs, Philippe, ayant " collationné des bénéfices" partit en guerre contre le prince des Flandres : Gui, riche et rebelle ( parce que riche). Il pénétra sur son domaine en 1300, le fit prisonnier  ainsi que ses barons. Gui décéda en  prison à Compiègne, sans que les affrontements ne cessassent . En 1304, les troupes françaises seront victorieuses à Mons en Puelle et le comte Robert, fils de Guy, se voit imposer le traité d'Athies de l'an 1305..

Ce traité mettra fin temporairement au conflit et sera aussitôt complété par une ordonnance obligeant le bailli de Paris à une autre manipulation monétaire. Athies, cité de Clotilde, Ragegonde et  Saint Thierry contribuait à flouer beaucoup d'épargnants, mais rétablissait aussi ses finances communales comme énormément de communes de France. Avec les rentrées inattendues d'argent, Philippe le Bel, vint en 1307 à Saint-Quentin où il séjourna avec la reine et toute la cour et fit renforcer toutes les fortifications.

La mécanique diabolique de la razzia était lancée et les Juifs et les Templiers tomberont bientôt sous les appétits voraces de ce monarque.

La politique de Philippe le Bel ne pouvait laisser indifférent et, à chaque spoliation, le parti gallican grossissait. Le pape, récusé par les Etats Généraux, veut reprendre ses troupes en main et convoque le synode des évêques français à Rome. Philippe réagit et reconvoque les Etats Généraux. Celui-ci choisira Guillaume Nogaret, ancien cathare, pour organiser un concile de toute la chrétienté et juger le pape. L'affaire était présentée comme la prétention d'une puissance étrangère sur des revenus nationaux. Machiavel n'était pas né mais avait déjà trouvé en Philippe son maître. Quant à Dante, il ironisait sur la divine comédie mais comprenait le risque d'une montée des nationalismes.

 

 

La mission de Nogaret fut facilitée par la rivalité des Colonna, famille ennemie du pape Boniface VIII et par la proximité du roi français des deux Siciles. Le Saint Père fut atteint d'une crise cardiaque, suite à une forte émotion comme on dit encore aujourd'hui dans ce pays où la mort arrive plus vite qu'ailleurs. (Nogaret l'aurait giflé, ce qui aurait provoqué la mort du pontife). Le nouveau Pape devenait sinon l'otage, du moins l'obligé de Philippe. Le séjour dans une ville aux pratiques malsaines était de moins en moins recommandable. Le pape vint s'installer à Avignon.

Philippe avait soumis à sa volonté :  la papauté et les provinces riches des Pays Bas. Il lui restait à traiter le problème de l'Angleterre.

 

A cette affaire grave, il sacrifia sa fille Isabelle de France qu'il maria au futur roi d'outre manche: Edouard II. C'était l'assurance de la paix pour l'avenir et la justification du prix payé par les Juifs, les Lombards et les Templiers à l'autel de la raison d'Etat. Hélas, Philippe était un roi maudit et le destin donnera un camouflet à ses oeuvres patiemment réalisées. La justice divine se plaçait du côté de Dante comme aux plus belles heures de la tragédie grecque. Petit-fils d'un saint vénéré, sa fin de règne sera occupée par de sordides histoires de femmes pécheresses. Le péché de chair atteindra les trois brus du roi. Comme feu Saint Louis avait assigné au parlement le soin de la justice royale, l'affaire cessait d'être privée pour devenir publique. Le droit canon et le droit civil ne plaisantaient pas sur le sujet et les brus furent mises dans l'impossibilité d'assurer une descendance aux Capétiens. En 1315, Philippe le Bel meurt.

Trente années après, la France sera vaincue à Crécy et trois années après cette défaite, la peste noire tuera plus qu'aucune guerre,  près du quart de la population du pays ! Les dévaluations et les jalousies pour les pays plus prospères ne représenteront que des pécadilles sur lesquelles toute l'humanité s'étonnera qu'elles aient pu être des pommes de discorde.

Avant cette plongée dans la tragédie, regardons une dernière fois nos belles campagnes, presqu'aussi peuplées qu'aujourd'hui, et nos villes fortes , abritées derrière de solides murailles, sûres d'elles-mêmes et immensément confiantes dans la justice royale.

 

 

Crécy. Luxembourg. La peste noire.

 

 

 " Philippe, avant peu, tu seras assigné à comparaître devant le tribunal de dieu.

    Maudit sois-tu et toute ta descendance !"

    La malédiction des Templiers, condamnés au bûcher, sortait du coeur de chevaliers qui avaient fait voeu d'Eglise et  n'avaient rien à se reprocher. N'étaient-ils pas pieux et dévoués, détenteur de legs laissés par les premiers et plus nobles chevaliers de la Chrétienté : Baudouin, Herbert, Frédéric, Saint Bernard même !

Ils seront les victimes expiatoires, sans doute innocentes. La volonté de puissance du roi français ne rencontra qu'une opposition fade de la part du pape et des évêques. L'argent serait-il devenu  maîtresse du monde ?

La nef des fous, la comédie divine, Machiavel et toutes les estampes lucifériennes reviennent en force pour tirer vers le bas notre civilisation.

Des causes plus objectives sont malheureusement intervenues. Vers 1315, les récoltes sont mauvaises et la famine frappe durement les cités qui ont poussé trop vite en Italie, comme en France. L'urbanisation n'en est guère frappée et Dante qui jettera un oeil pessimiste sur notre société n'entreverra pas le pire. Celle-ci frappa, au beau milieu du siècle, en 1350, et le tiers de la population française disparaîtra, victime de la peste noire. L'image de la mort ratissant avec une faux s'incrustait dans tous les esprits et sur de très nombreuses estampes. Le temps des cathédrales, des chartes et des libertés était bien révolu. La peste, c'était l'effroi d'un petit peuple d'artisans  qui avait nourri en effectif les milices communales. La France perdait largement plus que le tiers de sa puissance militaire. C'était une catastrophe pour un pays qui avait osé braver sous Philippe le Bel le monde entier !

Le " fatum "ne fait rarement les choses à moitié et ce sera  pire encore pour notre ambition nationale; la France venait de subir, deux années auparavant,  une autre défaite.

 

En mariant Isabelle de France au monarque anglais, Philippe le Bel s'était endormi dans une fausse sérénité car ses fils, trompés par des femmes volages, n'arriveront pas à avoir de descendance.

 

Philippe V le Long convoquera les Etats généraux en 1317 pour écarter les femmes du trône. Lui, puis son frère, chercheront à destabiliser les princes flamands sans apercevoir le risque de recours au voisin anglais. Or Edouard , le fils d'Isabelle de France, grandit et s'avère fin diplomate. Il soutient les Flamands contre les Français sans participer lui même et va se présenter en 1338 à la diète de Coblence sur les bords du Rhin pour obtenir les possessions du roi de France en terre d'Empire. Cette subtilité juridique qui nous échappe un peu aujourd'hui nous concernait tout particulièrement car l'Empire commençait aux limites nord du Vermandois : Cambrai, Arras reconnaissaient Edouard pour roi.

Poussé par les Flamands et nombre de nos concitoyens, Edouard pénétra en France en 1339 avec une armée qui avait tiré les leçons de Bouvines .

En face, le nouveau roi s'appelle Philippe VI de Valois et il attend l'Anglais sur la Somme au Ponthieu. Edouard  a de solides appuis dans les Flandres et contourne les positions françaises. Remontant l' Escaut, cette rivière bénie des envahisseurs du Nord, il attaque Saint-Quentin en 1339 et ravage le pays, la Fère  et Laon.

En 1340, les Etats du Vermandois déclarèrent ne pouvoir payer l'aide que le roi demandait un peu partout pour la défense du royaume !

 

Nos gens se méfiaient du nouveau roi, du Valois: l'activité de  Philippe de Valois ne s'était-elle pas bornée à  intriguer et à agglomérer les mécontentements des princes de sang et de la haute noblesse ?

Pour défendre la France, il s'appuiera surtout sur ce qu'il crut être le rempart de la chrétienté : la chevalerie et l'ost. L'affrontement eut lieu à Crécy en 1346. La noblesse française va perdre, sur cette terre picarde, une grande partie de ses illusions et beaucoup d'hommes. Les archers anglais faucheront l'élite guerrière avec une arme indigne de la chevalerie : l'arbalète. Autre surprise, la perfide Albion provoquera les Français dans un combat de nuit.

 

Parmi les Français, le duc Jean du Luxembourg, roi de Bohême, très âgé et aveugle tint sa promesse de chevalier et participa à la boucherie. Les Anglais, lorsqu'ils parlent des chevaliers français ont, encore aujourd'hui, une moue ironique. Bien que monarchistes et contempteurs de la noblesse, jamais ils ne comprendront les actes de bravoure qui exaltent notre sens de l'honneur: ceux du duc de Luxembourg et le célèbre

" Messieurs les Anglais, tirez les premiers !" ( Il faut remarquer quand-même que le code de la chevalerie, remis à l'honneur par les ordres chevaleresques de l'époque interdisait de reculer, ce qui dans un combat, quel qu'il soit, limite fort l'action).

 

Le duc du Luxembourg rentre par ce comportement chevaleresque dans notre histoire. La majorité de ses fiefs se trouvaient en terre d'empire: la Capelle, les Ardennes, Liège, Maastricht. La superficie du Luxembourg, que nous voyons sur nos cartes,  ferait sourire les anciens ducs. C'était une famille de première importance sur l'échiquier européen. Le pape Jean  XXII avait même oeuvré, une quinzaine d'années avant Crécy, pour faire reconnaître le droit du roi de France ( Charles IV le Bel, dernier fils régnant de Philippe l'aussi beau) qui était marié à l'héritière des Luxembourg, comme empereur d'Allemagne.

Le malheur s'étant vraiment acharné sur les rois maudits, celle-ci mourut d'une chute de cheval et, une nouvelle fois, la construction de l'Europe dut attendre.

La renommée des Luxembourg, dont les jardins et le palais abritent les amoureux du Quartier latin et le Sénat de la République,  doit beaucoup  à plusieurs cités du Vermandois et de ses régions voisines.  L'idée de Jean XXII n'obtint pas l'aval divin et notre région manquera son destin de lien entre les deux nations franques.

 

Après la mort de l'héritière du Luxembourg, après Crécy, relater l'histoire consiste en une énumération de péripéties sinistres et implacables. Qu'expliquer ? l'arrivée de la peste noire, les rois sans descendance, l'Anglais qui prête hommage , un jour et se délie, les Etats Généraux qui votent " la Grande Ordonnance" limitant les pouvoirs du Roi ( proche dans l'esprit de la charte anglaise qui interdit les impôts destinés aux combats outre-Manche. L'usage était bien de faire campagne en "prélevant sur la bête", c'est-à-dire sur le pays conquis.)

 

Le monde était un peu déréglé.

La France était en miettes. La papauté compta longtemps deux papes et, même un temps, trois ( le concile de Constance dura 4 années de 1414 à 1418, dates prémonitoires pour ramener la papauté à un seul représentant). L'Orient, autre bateau ivre, tombera sous le cimeterre des Turcs en 1453.

 

Mais, en ce début du quatorzième siècle, la dureté du temps n'est pas encore aperçue et  à chaque coup dur, il sera imaginé une parade. Contre la famine de 1319 et de 1320, le roi Philippe le Long permit l'établissement de la foire de Saint-Quentin, le 9 octobre, à la saint Denis, avec franchise et exemption de tous droits.

 

La braderie annuelle, où chacun peut vider son grenier, est chez nous plus ancienne que l'Amérique et prouve bien que nos ancêtres respectaient déjà la police municipale et le paiement des patentes et surtout avaient des objets à vendre en cas de besoin.

Pour autant, le contrôle de la police municipale était encore contesté. Le bailli du Vermandois et le procureur du roi avaient revendiqué en 1316 le droit d'exercice de la justice aux magistrats municipaux dans les faubourgs. Charles le Bel, époux de la belle du Luxembourg, rendit ce droit aux magistrats de la cité, moyennant 600 livres tournois de peine pécuniaire en 1322.

Philippe de Valois, plus que ses prédécesseurs, avait besoin de Saint-Quentin. Il restitua , par la charte de 1347, toutes les anciennes libertés, privilèges et franchises.

C'était aussi le prix de la reconnaissance de la validité de notre milice . En effet, vers 1340, peu après l'entrée d'Edouard III en France, le fils du roi, Jean II le Bon, n'avait-il pas pris pour garde de sa personne et de son navire destiné à traverser le détroit, les Arbalétriers et les Pavésiens de Saint-Quentin !

 

La fidélité de nos concitoyens ne manqua pas, non plus, après la défaite de Poitiers où le roi Jean et son fils furent faits prisonniers par le Prince Noir, allié de Charles le Mauvais, roi de Navarre.

En 1356, à l'initiative d'Etienne Marcel et de l'évêque de Laon, les Etats Généraux seront convoqués et le paiement de la rançon décidé. Toute la noblesse du Vermandois mais aussi les cités contribuèrent, malgré la vive opposition d'une forte minorité. Au petit peuple insolvable, il fut demandé de relever les remparts dans le but " de se maintenir plus étroitement encore dans le service de l'obéissance au roi".

 

En une époque où il ne semblait plus y avoir place pour l'espérance, la région s'appuyait sur sa foi qui soulève les montagnes et permet d'affronter le destin. Plusieurs Saints et Saintes vinrent illuminer ces temps sombres.

 

Parmi ceux-ci, Colette de Corbie nous est particulièrement proche. Contemplative, recluse, mais rayonnante dans sa communauté, elle redonnera vigueur aux communautés clarisses et posera les fondements de plusieurs couvents. L'histoire ne rapporte pas, à ma connaissance, quel fut son message mais les théologiens affirment qu'elle fut une des inspiratrices de Jeanne d'Arc ; la bergère illettrée qui entendait des voix. Saint Michel et Sainte Geneviève, à qui Clovis avait donné la Fère,  avaient parlé à Jeanne.  Elle  eut fort à craindre de l'accusation de sorcière. Heureusement que Colette,  Catherine de Sienne et Thomas Ekhart à Stasbourg avaient auparavant témoigné de la force de la voix de l' Esprit Saint. Jeanne ne sera finalement pas condamnée pour avoir entendu des voix.

La spiritualité, comme l'arôme du vin, restitue souvent mieux que les rapports de presse l'évolution profonde des sociétés. Derrière Jeanne et Colette, il faut, en effet, aussi mentionner Christine de Pisan. Sa place dans le monde des lettres de la seconde moitié du quatorzième siècle lui vaut d'être écrivain officiel ( Livre des faits et bonnes moeurs du sage Charles V), moraliste ( Livre des trois vertus) et une authentique femme courageuse( Epître sur le Roman de la Rose et le Dit de la Rose).

Dans cet ouvrage, Christine défend  la femme contre " l'aventure courtoise ", où l'amoureuse devait écorner le contrat de mariage . L'air du temps ne permettait sans doute plus les écarts des décennies précédentes mais l' Epître valait surtout parce que c'était une femme qui parlait d'elle-même, sous sa seule inspiration.

 

Son talent faisait merveille aussi dans les rondeaux. Ces petites poésies servaient le top cinquante d'alors et étaient fréquemment mis en musique. Guillaume de Machault compta parmi les compositeurs qui vivaient de cette musique fine et populaire.

 

 Ce natif d'un  village proche des sources de l'Aisne et de Reims devint, après un séjour chez le roi de Bohême, chanoine en cette ville de Champagne. La bohême, qui est toujours un mode de vie à consonance musicale, n'était pas limitée à Prague puisque son seigneur n'était autre que le duc du Luxembourg, fantastique personnage aveugle, combattant en armure et mourant sous la pluie des flèches, par fidélité au devoir de chevalerie. Il fut donc aussi le protecteur du  créateur de la musique polyphonique. Ce génie de la musique mérite une des premières places dans la mémoire de l'humanité. Il vécut de 1300 à 1377.

 

 

Si jamais les livres futurs permettaient de diffuser de la musique d'accompagnement, c'est Guillaume qui dirait ici, mieux que ces lignes, la joie et le plaisir de vivre sur ce sol où nos contemporains n' entonnent que des lamentations et complaintes ternes.      

 

Les temps troublés apportent également des idées fortes : les Etats Généraux de 1357 instaurèrent la monarchie parlementaire . Il n'en sera reparlé qu'avant la chute de la monarchie. L'institution donna l'image malencontreuse d'être une administration fiscale supplémentaire. La France en avait assez ! Personne ne s'inquiéta de ne pas en entendre parler !

Pratiquement, la même année, de l'autre côté du Rhin, la "Bulle d'Or" fixait la constitution de l'Empire, en prenant bien soin d'examiner ce que la France et l'Angleterre avaient à proposer. Les règles d'une monarchie élective s'appuyant sur une fédération donnaient un air de nation à un territoire vaste et composite: la reconnaissance s' effectuait avant la solidarité. La mécanique était complexe mais sage.

Chez nous, la solidarité existait depuis des lustres mais marchait à sens unique : la province avait payé et payerait.  Paris continuerait à profiter, sans aucune reconnaissance du ventre.

 

 

 

 

Le Vermandois au temps de Charles le Sage, des deux papes.

Vers la guerre de Cent Ans.

 

Sans que ce fut l'expression d'une volonté plus belliqueuse qu'ailleurs, la guerre de cent ans enserrera dans ses griffes notre province de son début jusqu'à sa fin et y développera misères et désolations en une proportion largement supérieure à la moyenne. Pendant ce siècle de conflit très localisé, le contemporain du 20ème siècle ne peut oublier que  le monde prit, en contrepoint avec cette querelle de clochers,  une toute autre dimension : vers la fin du treizième siècle, Marco Polo s'était aventuré jusqu'au coeur de la Chine et venait de rapporter quelques souvenirs qu'il évoquera dans la cellule humide d'une prison italienne . Au terme de la guerre de Cent Ans, l'Amérique sera découverte et les caravelles vogueront vers les extrémités de la terre. La France qui avait été toujours en première ligne quant aux grandes inventions et découvertes manquera à l'appel du large. Faute d' échappatoires, les conflits internes et larvés doubleront de violence.

Coincé entre les terres d'empire, la Flandre, l'Angleterre et la France, le Vermandois retrouva sa vocation d'origine de sacrifié, soit sous forme de champ de  batailles, soit sous la forme plus moderne de monnaie d'échange.

La terre devait encore tout supporter mais ce n'était pas sans cause que le Vermandois figurait, à nouveau, dans la sélection lugubre.

Herbert II avait été notre plus célèbre comte et avait placé ses enfants aux quatre coins de l'hexagone en miniature du pays d'alors. Leutrade, sa dernière fille, devint ainsi l'épouse de Thibaud de Champagne, premier comte de cet important domaine.

Lorsque Saint Louis, descendant de la famille du Vermandois, par la tante de Leutrade, Béatrice, règla le problème des Cathares et des Albigeois et s'intéressa à l'Aragon, le titre de Roi de Navarre retourna dans la lignée de Champagne. Philippe le Bel récupéra le titre et l'adjoignit au titre de roi de France en épousant Jeanne Ière. Elle fut la dernière reine-mère capétienne et, avec l'extinction des capétiens directs , c'est Louis, Comte d'Evreux et frère de Philippe le Bel qui prit cette couronne presqu'exotique.

Mais dans l'histoire des rois maudits, la fille du premier fils de Philippe le Bel, épousa le fils du comte d'Evreux, Philippe III. Le couple, contrairement à ses oncles, eut un fils : Charles le Mauvais, comte d'Evreux, de Champagne, Brie, Chartres et roi de Navarre. Outre ses possessions, seule sa grand-tante Isabelle de France était plus proche que lui du trône. Mais Isabelle avait été mariée à Edouard d'Angleterre et les pairs de France optèrent pour l'application de la loi salique qui écartait Charles le Mauvais et Edouard II puis III puis son fils le prince Noir, vainqueur de Crécy.

Un tournoi à deux ne peut durer longtemps. A trois, le Valois, le Prince Noir et le Mauvais, l'issue nécessite beaucoup plus de temps. Les trois personnages n'étaient que de vulgaires voyous mais affublés de titres de roi, parents, et possesseurs de fiefs riches. Dans l'arrière-plan, le peuple savait tout des duels fratricides commis sur son dos. Poussé par la famine et la crainte, il se souleva en Somme, Oise, Laon, Péronne, Montdidier. Ce furent les "Jacqueries", décrites comme sauvages. La localisation de ces soulèvements permet de penser que le Vermandois  fut douloureusement concerné. Nombre de  châteaux et chaumières partirent en fumée.

 

Sur la carte, les lieux de ces drames se superposent souvent avec des terres du Navarrais ou avec des terres proches de son domaine.

 

A cela, une explication s'impose. Lors de Etats Généraux de 1356 où Etienne Marcel et la noblesse accepta de payer la rançon de Poitiers au Prince Noir, la Picardie était représentée  par Robert le Coq, évêque de Laon, et Robert de Corbie. Ceux-ci s'opposèrent au paiement de la rançon et soutinrent Charles le Navarrais, Mauvais de surcroît.   

En Novembre 1357, celui-ci fut reçu en triomphateur à Amiens . .  alors qu'il sortait de prison pour un meurtre !  

Pendant deux années, les jacqueries auront des aspects d'escarmouches entre le parti des Navarrais et celui légitimistes des Valois. Charles le Mauvais dut même "évacuer" Robert le Coq, en difficulté à Laon, pour le nommer à l'évêché de Calahorra (en Navarre) . Mais  il serait simpliste de penser que seuls ces deux partis avaient des défenseurs dans la classe moyenne de nos cités et villages. La Flandre était trop proche et l'Angleterre trop prospère pour ne pas pouvoir fomenter des troubles. 

Le risque d'éclatement de la classe moyenne, prise entre la folie des familles règnantes et les jacqueries, amena les protagonistes à une accalmie. Une paix fut conclue avec le roi de Navarre à Pontoise en 1359 .

Edouard d'Angleterre, ayant palpé la rançon de Poitiers, déclara abandonner ses prétentions sur le royaume de France. Ce n'était pas tout, il mettait main basse sur la belle province de Guyenne, en faisant reconnaître l'incursion illégale du Prince Noir.

Vous pourriez penser que la liste était assez longue ! Il y avait encore une cerise sur le cake ! Jean II le Bon était rentré en France mais l'imprudent monarque avait dû laisser ses fils en otage. Il fallut repayer pour réunifier la famille royale.

 

Cette guerre était ruineuse et la France se saigna les veines. Sous Jean le Bon, on ne compta pas moins de 85 dévaluations de la monnaie, soit une perte de 70 % de sa valeur. Les jacqueries, puis la révolte à Paris où Etienne Marcel sera assassiné s'expliquent aussi dans ce contexte de crise profonde.

 

Comme l'histoire est aussi une théorie ondulatoire, il fallait une pause. Le traité de Brétigny, par lequel Edouard fit le geste de réduire ses prétentions,  peut aussi être interprété comme le constat que le pays revendiqué n'était  plus à même de nourrir la bête et ne valait plus la chandelle.

 

Epuisée, la France trouva en Charles V le Sage, un monarque attendu. Son règne de seize années ne connaîtra pas de grande tragédie. Plusieurs signes sympathiques éclairciront même l'athmosphère : Du Guesclin devient notre héros national en gagnant les coeurs fiers de Bretonnes et d'Espagnoles ; le fils du roi, Philippe de France, comte de Bourgogne épousa Marguerite des Flandres.

Une résurrection de la Lotharingie et une version primitive de l'axe Nord-Sud prenaient place durablement et mettaient le Vermandois dans la position d'un coin fiché dans le flanc d' un tronc de chêne puissant.

Les bienfaits de la paix coûtent souvent plus chers que les périodes troubles où les dettes quérables sont irrécupérables. Le pays se saigna à nouveau pour redresser ses finances et son crédit.

 

Le roi était, en son royaume, l'ultime bénéficiaire de chaque fait et geste de son bon peuple et  Charles V le Sage chercha, sentant venir ses derniers jours, le moyen de s'assurer le bon souvenir de ses contributeurs. Il accorda à Saint- Quentin de nouvelles franchises mais estima qu'il fallait une mesure plus générale.

 

La fiscalité, empilation désordonnée de droits, taxes, corvées, dîmes, décimes, excises, péages, retombait immanquablement sur les mêmes. Le monarque décida donc en 1380, la suppression du "fouage", l'impôt inique par excellence puisqu'il frappait forfaitairement tous les paysans sans considération de ressources, de cheptel, ni de surface, ainsi que les petits artisans. C'était l'impôt  per capita sur tous ceux qui n'avaient pour moyen de survivre que le travail de la terre ou celui de leurs mains. La suppression d'un impôt dans notre pays constitue un évènement rarissime et une décision plus pragmatique que théorique. Ici, les plus pauvres ont toujours pu payer ; réduire la charge, autant enlever le collier aux chiens, pourquoi tuer la poule aux oeufs d' or?

Sitôt Charles V le Sage, mort, son fils surnommé, par dérision pour son penchant pour d'autres activités, le "Bien Aimé" ressortira la hache de guerre et arrêtera la gabégie de son père: le fouage fut rétabli . Essayez de vous installer dans l'agriculture ou dans certains petits métiers et vous comprendrez le poids rémanent du "fouage" sur ces activités où l'endettement commence avant les semailles et où les taxes et impôts grèvent tout le fruit des récoltes ?

Les révoltes reprirent rapidement en Picardie . Les mayeurs de Saint-Quentin et de  Laon eurent quelques complaisances avec le petit peuple et laissèrent sans doute s'effectuer quelques "manifs" de mauvaise humeur . Ils furent promptement démis et les villes furent condamnées à des amendes. Cette sanction témoignait du mépris grandissant que les monarques valois vont entretenir avec leurs sujets de cette région nord. Ceux-ci deviennent suspects ! Le pays voisin est sous domination bourguignonne et la fiscalité est là-bas un panier de fleurs sympathiques,. Comment éviter la tentation du large, si ce n'est en renforçant la chaîne. Vers les années 1380, les troubles gagnèrent toute l'Europe. Les Flandres et la ville de Gand joueront un rôle de plaque tournante de la révolte. C'est de là aussi que vint ce mouvement mystérieux des  " Gens Intelligents ", dont la présence a été signalée à Saint-Quentin. En cette période sinistre, la secte n'empruntait pas les voies de la joie sur terre, loin de là. Son message confirmait l'âpreté des temps et donnait du grain à moudre à ceux qui étaient convaincus que seuls, les purs, solidaires, pourraient passer au travers .

L'anarchie du temps et des idées se mesure assez bien par le grand schisme de 1378, où la papauté disjoncta et eut deux papes.

L'affaire fut réglée plus tard mais les croyants comprirent qu' au delà d'informations tendancieuses et imprécises la maison n'étaient plus celle du  Dieu véritable. Les gens intelligents l'avaient compris comme un grand nombre d' européens.

 

La méfiance construit la division et chasse la monnaie.  Dans ce processus, la communauté juive, qui vivait paisiblement chez nous, s'avéra très exposée. La fin du règne de  Charles V le sage et l'arrivée du "bien aimé" amenèrent le peuple de Paris et des villes de France à tirer sur l'ambulance : les juifs, qui pratiquaient le colportage, la médecine et le crédit, n'avaient rien à voir avec les misères d'un pays malheureux mais en paix, furent mis à l'index et nombreux furent expulsés de leurs maisons. Le parlement, réuni sur ce sujet, fera réinstaller les Juifs avec l'appui des soldats et, par contre, laissera un peu filer le recouvrement du fouage des petits artisans de la capitale. Cette dérogation , une fois de plus, elle, n'arriva pas jusqu'à nos rives.

 

Le phénomène d'éclatement tua également le Vermandois.

 

A partir de ces années, ce qui constitue une entité géographique indiscutable et un chapitre de l'histoire du Pays, sera volontairement oublié.

L' hôtel de ville de Saint-Quentin, qui fut construit de 1330 à 1509 sous l'impulsion de Noël Collard,  en porte témoignage. Sur la façade, s'affichent six écussons :

                l'emblème des comtes de Moy( fretté), dont le magnifique château

                construit  vers la même époque n'est plus que souvenir,

               celui de la famille des de la Fons (Fonsomme) représentant trois hures, 

               celui de la ville représentant Saint- Quentin encadré de Fleurs de Lys,

               celui du Vermandois (échiqueté surmonté de lys),

               celui des familles d'Y (chevronné),

               celui des familles d'Origny ( dauphins adossés).

 

La ville ne fédérait alors plus qu'un terroir réduit. Les autres communes regardaient ailleurs et dépendaient de seigneurs rivaux sinon hostiles dont beaucoup ne juraient plus fidélité aux seules fleurs de lys !

Le Vermandois restera pourtant car le titre de comte demeurera et sera porté jusqu'au célèbre fils de Louis XIV, qui le porta sans que jamais personne ne vit son visage. C'était un titre appartenant à la famille royale et un de ses plus chers mais le siècle de la dislocation du monde transféra cette réalité concrète dans le domaine des esprits, des souvenirs et des songes prémonitoires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La guerre de Cent Ans.

Jeanne.

 

 

Le monde était devenu fou et l'épidémie eut son couronnement en 1392, lorsque le roi de France Charles VI fut, lui aussi, atteint. La psychiatrie séjournait encore dans les limbes et ce roi faible d'esprit, violent parfois, souvent lucide heureusement, était le roi consacré. Il  restera en vie, souverain,  jusqu'en 1422. Notre pays touchait le fond. 

 

Bernard Shaw a écrit que " ce n'est que sur le papier que l'humanité a été, jusqu'à présent, un modèle de courage, de sagesse, de vertu et de liaisons durables ".

Cette réalité indubitable, le français chevaleresque l'admet moins bien que l'anglais amoral et pragmatique. Et pourtant à la fin de la guerre de Cent ans, c'est un anglais qui contredira les écrits honteux et reconnaîtra la sainteté d'une jeune fille , modèle de courage et de vertu, par son seul témoignage. Cette affirmation verbale mettra quatre siècles pour être reconnue par l'Eglise. La vérité n'a pas toujours besoin des livres et l'humanité existe au delà des bibliothèques. Ce petit bout de femme, Jeanne d'Arc,  n'étonna pas qu'un anglais mais celui qui déclara: "nous avons brûlé une sainte !" parlait vrai malgré toute la folie de ceux qui se disent sages et savants.

 

L'histoire magnifique de Jeanne qui est indissociable de celle de la nation française connut sur notre sol une page déterminante. Nombreux sont ceux qui ont préféré l'occulter par crainte de malédictions apocalyptiques, comme si Dieu devait punir les faiseurs de saints !

 

Charles VI, dit le Bien Aimé, passa à Saint-Quentin avec sa charmante épouse, Isabeau de Bavière. Quoi de plus normal, la ville aimait et était aimée de son roi. La collégiale subissait régulièrement des agrandissements et ce passage fut commémoré par la pose d'un vitrail sur le côté nord et aujourd'hui disparu représentant le couple royal agenouillé à côté du martyr.

Les destructions n'ont pas fait regretter sa disparition et pourtant quelle leçon pour nos écoliers et pour nous-mêmes ! Quentin honorant un roi fou et sa femme qui bradera le pays !

 

Peu de temps après la visite, le processus meurtrier s'accéléra. Le roi d'Angleterre Edouard III est dépossédé de son trône par Henri IV, comte de Lancastre(ou Lanchester). Le frère du roi de France, le duc d'Orléans, est assassiné sur ordre du duc de Bourgogne, Jean Sans Peur . L'héritier du duc d'Orléans organise sa vengeance en rassemblant autour de lui les "armagnacs", ducs de Berry, Bourbon, Bretagne et connétable d'Albret. La folie du roi laisse la porte ouverte à une coalition bourguignonne, proche de la reine. L'Anglais, qui n'aime rien tant que la division sur le continent et estimant le pays suffisamment gras après 35 années d'une relative paix, va,  en 1415, descendre pour revendiquer à nouveau le trône de France. Le choc  eut lieu à Azincourt. Si la nation française est, dit-on, née à Bouvines, la nation anglaise est issue  de cette victoire. Shaekespeare va, en effet, la mettre en toile de fond de son oeuvre.  Tous les Anglais seront initiés à admirer en vers et avec des mots forts leurs seigneurs et le meilleur d'entre eux, leur roi : du féodal de souche française sans vergogne et pilleur sans scrupule, le dramaturge  fera un être humain,  torturé et pathétique.

 

Des 1700 prisonniers égorgés, il ne fut point parlé. Les  huit barons qui périrent dans la bataille glorifièrent la vaillance de l'agresseur. Les ducs d'Orléans et de Bourbon, qui furent faits prisonniers, témoignèrent de la magnanimité du prétendant au trône. Nombreux furent les seigneurs et simples soldats de la région qui trépassèrent à cette bataille funeste. Citons particulièrement Robert de Bar, comte de Marle, grand bouteillier de France, président de la chambre des comptes de Paris, seigneur de Ham ainsi que le Gaucher de Rouvroy, vicomte de Ham, sire de Coudun et chambellan de charles VI. La mort du premier, Robert de Bar, précipita le mariage de sa fille , Jeanne de Béthune, avec Jean du Luxembourg en 1418. Ce grand était aussi seigneur de Beaulieu et Beaurevoir, dont nous reparlerons bientôt.

 

La désinformation fut, il faut le dire, d'une remarquable efficacité car la monarchie anglaise gagna dans l'opinion une notabilité que les rois de France qui  n'oseront pas mettre en vers la défaite de leurs ennemis, n'atteindront jamais.

 

Azincourt fut un désastre logique, la France n'ayant pas d'âme ni de guide.

Les militaires situent aussi à Azincourt l'arrivée de la guerre moderne : Crécy marquait le glas de la chevalerie du fait de l'arrivée de l'arbalète, Azincourt inaugura les premiers coups de feu, preuve que Marco Polo n'était pas allé en Chine pour rien, (la bombarde était apparue peu avant)  et enterra définitivement le mode de combat venu de la chevalerie.  .

 

A  Azincourt, rien de  la haine entre  Armagnacs et  Bourguignons, les grands crus rivaux,  n'avait trouvé de motif d'apaisement . Quand Jean sans Peur fut assassiné en 1419 sur le pont de Montereau en présence du Dauphin, le fléau de la balance bascula. Le dauphin n'aurait-il pas commandité le meurtre ?

Les Bourguignons, entraînant Isabeau de Bavière et même le Parlement et le roi, pas vraiment lucide , ce jour-là, passent alliance avec l'Anglais. C'est le traité de Troyes dont les manuels racontent qu'il donnait la France à l'Angleterre. En effet, Henri V se voit donner  la couronne alors que Charles VI a des descendants directs. Ce traité n'était pas qu'un papier avec des rubans. L'Anglais épouserait Catherine de France et la plus grande partie du Vermandois passerait en son pouvoir . Il y avait une logique économique dans cette attribution car la région était, au fil du temps, devenue une région drapière et lainière dont le commerce allait surtout vers le Nord, mais de là à devenir anglaise !

Henri V resta cependant notre sire jusqu'en 1434.

 

Jeanne, entre temps, chevaucha en  prisonnière nos monts et valons.

Pour expliquer Jeanne d'Arc, il est fait souvent cas d'une intervention divine.

Que pouvait, en effet, comprendre une gardienne de moutons aux conflits sanglants  entre des familles de haute noblesse ?

Qu'est-ce qui poussa Jeanne à aller démasquer Charles VII qui n'était pas convaincu d'être l'héritier légitime du royaume, doutant qu'il était de la paternité de son père ?

Seul le message des difficultés du temps et le besoin de paix va la conduire infailliblement. Après le sacre du Roi Charles VII à Reims, ville éternellement fidèle, il fallait reprendre Paris et cette Picardie carolingienne qui avait scellé son engagement de soutien de la foi. La région était à l'image du pays. L'Anglais était souverain. Parmi les seigneurs , Péronne et Ham étaient dans le fief des Luxembourg. A l'Est, les Guise avaient une forte influence. Tous vivaient au gré des circonstances et d'alliances fluctuantes. Dans ce monde, deux personnages vont se rencontrer : Jeanne et Guillaume de Flavy. Ce dernier est de cette noblesse du Vermandois qui enregistra sa lignée après le capitulaire de Quierzy et les croisades.

Comme les Saint-Simon, les Moy, ceux d'Y et de Fonsomme, il sait que ses rentes seront rognées à perpétuité par des fermiers chafouins et une administration vampire. Son avancement social passe par le service armé en étant le brave des braves qui sera remarqué par le roi, ou par un beau mariage, ou encore par une " aubaine "  . Il est issu d'une lignée vaillante qui a suivi Herbert en Palestine, dont l' aïeul guerroya avec Charles V contre Jean le Mauvais, roi de Navarre au siège de Tournai en 1358. Son père a été Chevalier Teutonique et a combattu et évangélisé, par le fer, la pieuse Pologne.

 

Malgré l'ambition, Guillaume ne peut guère espérer mieux que cette charge de capitaine de Compiègne. L' Angleterre,  la Navarre et la Bourgogne, tous les ennemis de la France ne sont pas loin. Pour garder Compiègne, la troupe n'est pas insignifiante mais il s'agit surtout de guetteurs, lanciers, arbalétriers habitués à monter à l'assaut de nos châteaux forts et quelques chevaliers.

Jeanne arrive avec une troupe de près de deux mille hommes, commandée par des zélotes de la première heure: Xaintrailles, Ambrois de Loré, Jean Foucaut, Hugli de Kennedy ( écossais) et l' italien Baretta. Soissons vient d'être reprise. L'ennemi, sentant le danger, passe le pont de Choisy le Bac le 16 Mai et se place face à Compiègne le 20 Mai. L'armée anglaise se poste à Venette, les Picards des régions de Péronne, Bapaume, Thiérache s'installent à Clairoix et les Bourguignons à Coudun.

Guillaume tient la garnison, en grand péril, et Jeanne arrive, en partant à cinq heures du matin, le 23, de Soissons  avec 32 hommes d'armes, 43 arbalétriers, 20 archers, son chapelain, Poton de Xaintrailles et Baretta.

Guillaume et Jeanne décident dans la journée un coup de main pour enlever un avant-poste isolé à la tête de la chaussée de Margny et tenu par Baudot de Noyelles ( ville près de Lens, faisant partie du fief des Luxembourg).

L'opération commence à cinq heures du soir. L'incursion n'est pas attendue, mais, par hasard, Jean du Luxembourg (seigneur de Ham, Guise, Beaurevoir, entre autres) et le Seigneur de Créqui cheminent sur les falaises de Margny pour observer les défenses de Compiègne.  Dès six heures, ils font lever la garnison de Clairoix. Peu après, les Anglais de Venette font de même et coupent le repli. Les assaillants se trouvent bloqués. Jeanne est désarçonnée par un archer picard du nom de Wardonne. La nouvelle fut vite colportée à l'arrière.

Guillaume ordonna à ses troupes de ne pas sortir et fit, dit-on, fermer les portes. Dans les jours qui suivirent, il consolida la place mais n'engagea aucune manoeuvre pour récupérer la pucelle, son frère et ses compagnons.

 

Guillaume figure dans l'histoire pour ce non-évènement. Comme Charles le Mauvais, Judas, il est le partenaire indispensable de la tragédie. Soldat, brave, courageux, réaliste, il a pesé l'affaire et en a référé à La Trémoille qui commande l'armée.

Jeanne a fait sacrer le roi, Compiègne est assiégée, son village natal subit depuis trop d'années les contre-coups de pillages et d'exterminations absurdes. En face, Jean du Luxembourg devrait être son ami. Il est picard contre les Picards. Dans les régions du Nord, la fille a autant de droits que le fils. Les voix, qu'est-ce pour un terrien où le catholicisme est encore en germe ? non, Guillaume n'ira pas sauver la fille à cheval ; d'ailleurs que représente -t-elle ? La Trémoille devrait recevoir les ordres du roi pour intervenir. Il préfère attendre l'ordre qui ne viendra pas. Le Vermandois laissa Jeanne à son sort et fit fermer les portes. Encombrante, trop près de la ligne de front, elle sera amenée à Ham, puis à Beaurevoir ( dont le nom rappelle l'origine romaine qui jalonne la chaussée Brunehaut où se trouve encore une tour du château fort portant le nom de sa prisonnière).

 

Echappant un instant à l'attention de ses gardes, elle s'enfuira à pied et sera rattrapée à Nauroy en un lieu-dit " folemprise ", étymologiquement, ce sont ceux qui la reprenaient qui commettaient acte de folie !  Jean du Luxembourg attendait que le roi paie rançon et trouva vite la jeune fille très, très embarrassante. Elle fut donc vendue pour 10000 livres tournois aux Anglais. Prise à Compiègne, qui était dépendante de l'archevêché de Beauvais , c'est à Cauchon que revint le devoir d'instruire le procès. Beauvais, relevant de la juridiction de Rouen, le sort s'acharnait sur Jeanne. C'est au coeur du Pays normand que l'affaire sera traitée et l'anglais voulait la mort de Jeanne !

Le Vermandois fut la limite du parcours de la femme soldat, mais également la ligne de départ de la sainte. Le procès de Jeanne est une des plus belles pages de l'humanité. Toute la raison est du même côté. Elle n'est que faiblesse . Pire, affaiblie, elle accepte la communion en s'engageant à ne plus porter d'habit d'homme. L'eucharistie reçue, elle se ravise et comme les soldats anglais ont laissé là ses habits masculins, elle les passe pour respecter son voeu précédent de les porter tant que la libération de la France ne serait pas achevée.

 

Jeanne savait qu'elle devait mourir et qu'il fallait qu'elle meure. Les juges avaient écarté les accusations de sorcellerie et d'hérésie mais son acte la condamnait pour relaps à la sanction antique de l'inquisition cathare: le bûcher.

Les grands, les clercs, tous avaient raison. Guillaume aussi. Et par-dessus tout le monde, le soldat anglais, ce 30 mai 1431, qui dira " nous avons brûlé une sainte ".

Nombreuses sont les vieilles de nos villages qui savent encore sur quelle route Jeanne passa avec son escorte. Le point de savoir, où elle allait et pourquoi, est effacé des mémoires mais le passage de la sainte est toujours vivant. Il y eut, sans doute, des paysannes et des ribaudes qui osèrent sortir de leurs chaumines pour regarder le cortège  et s'étonner, à haute voix, des injustices, des trahisons et des violences faites à une femme,  qui courageusement défendait un monarque qui  régnait  encore sur le patelin, huit années auparavant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La paix de Jeanne. La Bourgogne. Blanche. Le connétable .

Castillon.

La fin du Moyen-âge.

 

La mort de Jeanne n'était qu'un fait divers et pourtant quelque chose avait changé. Le concile de Constance avait contribué à un peu de clarté dans l'église. Partout l'individu commence à exister. Guillaume de Flavy comme tous les habitants du Vermandois avait suivi les échos que la rumeur colportait sur cet étrange procès. Aucun "papier" n'existait encore pour diffuser les débats mais l'opinion publique révélait, déjà, et même par son silence, une indiscutable existence. Le pays, des deux côtés de la fracture politique, écoutait et manifestait dans cette attention une unité de fait. Les batailles cessèrent  une année durant et une trêve de quatre années prolongea cette période de grâce divine. Ce temps fut utile au roi de France qui se fera présenter une délégation venue de Saint-Quentin lui signifier sa fidélité en sa personne royale.

L'autre roi de France, Henri VI, roi d'Angleterre, après la mort de Jeanne ressentit l'appel du Saint Esprit. Sans l'onction, jamais le peuple ne le légitimerait. Aussi, le 16 Décembre 1431, il se présente à Notre Dame de Paris. La plupart des prélats du royaume étaient absents? N'était-ce pas en pleine période de chasse ? L'archevêque de Sens dont dépendait Paris s'était excusé. Finalement , c'est le cardinal d'Angleterre qui conféra l'onction, entouré des évêques de Paris, Beauvais, Noyon et du Chancelier Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, comte de saint Pol, Bapaume, Péronne . Le peuple assista et ne retint de la cérémonie que l' expression "tiens, un ange passe !" que nous utilisons encore pour faire parler le mutisme contre une approbation tacite . On ne dit rien ! L'ange passe, on n'en pense pas moins !

Dix huit années après, la guerre de cent ans était terminée.

En 1435, Charles VI et le Bourguignon Philippe le Bon s'entendent et signent le traité d'Arras. Le Vermandois, sauf Ham et les villes de l'Oise, devint bourguignon. C'était un contrat d'échange très moderne que nous connaissons en finance sous le terme de bail à réméré.

Philippe achetait l'usufruit du Vermandois moyennant 400 000 écus d'or, avec foi et hommage au roi de France qui se réservait le droit de rachat. Par cet arrangement complexe, Charles VII restait souverain et seigneur sans les charges et les bénéfices et pouvait racheter le fonds de commerce.

Pour les adeptes de la numérologie et des chiffres, le fonds de commerce de la région valait donc cette somme en 1435. A titre de comparaison, le bail représentait 40 fois le prix de vente de Jeanne d'Arc ;  l'activité de rançonnage était bien plus rentable que les autres, n'etait-ce pas conforme aux usages de la  chrétienté ?

 

L' exécution de Jeanne frappa l'humanité car il s' était agi d'une faute doublée d'un archaïsme. Une preuve en fut donnée par un fait divers qui se déroula une décennie après à Nesles.

Guillaume de Flavy, qui à défaut d'avoir sauvé la pucelle, avait gardé Compiègne, se trouva favorisé par l'affaiblissement des Anglais et la paix avec les Bourguignons. Cette situation méritait d'être rentabilisée. Guillaume organisa donc plusieurs expéditions parfaitement punitives sur Noyon qui avait été du côté du sire de Créqui. Avec ce petit pécule, il tenta une opération tout aussi cavalière en demandant la main de Blanche d'Overbreuc. Celle-ci portait le titre de vicomtesse d'Acy et avait 16 ans alors qu'il passait la quarantaine. Vicomtesse ! Il y avait un brin d'arnaque, là-dedans, que Guillaume avait flairé.

 

En effet, le précédent seigneur était mort sans héritier et la dévolution au père de Blanche était plus que suspecte, puisque de notoriété publique, il était arrivé désargenté de sa région d'origine proche du Boulonnais où l'anglais régnait maintenant.

Guillaume, en stratège machiavélique, épousait la fille, permettait au père de payer les frais, droits et impôts qui lui faisaient reconnaître la pleine propriété et récupérait le tout, par bon et valide mariage. La cérémonie eut lieu très solennellement à Compiègne en Avril 1436.

La pauvre Blanche, dont l'esprit était nourri des premiers sentiments de galanterie, de courtoisie et qui ne pouvait ignorer l'exemple de Jeanne, était livrée à un soudard, pingre( Blanche devait demander à l'intendant Simon d'Aubigny l'argent des quêtes et aumône) et coureur de jupes. Dans son infortune, elle trouva compassion auprès du barbier de Guillaume, Jean Boquillon et auprès d'un bâtard élevé à Flavy mais surtout l'amour auprès d' un jeune capitaine, Pierre de Louvain, commandant Noyon.

En février 1449, au château de Nesles où Blanche vivait cloîtrée, en entretenant une correspondance amoureuse avec Pierre, Guillaume vint la rejoindre dans ce château hérité de sa mère . Il sera étouffé sous un oreiller et saigné par Blanche et ses deux comparses.

 

L'affaire fit un bruit énorme et l'objet de nombreuses chroniques. Les Compiégnois poussaient un soupir de soulagement mais une femme qui était mère d'un enfant pouvait-elle commettre un crime au nom de l'amour ou du dégoût qui lui inspirait son époux ?

La justice d'alors se démarquait de l'arbitraire que saint Louis avait proscrit mais demeurait très primitive surtout en matière de moeurs et pourtant Blanche obtint rapidement une lettre de rémission, c'est-à-dire de sortie de prison. Son ami Pierre aurait payé ..... Les frères de Guillaume dont certains étaient du côté bourguignon et d'autre du côté français demandèrent l'appel du jugement au Parlement de Paris qui servait de recours suprême pour la noblesse. Celui-ci confirma et le Roi publia le 14/11/1540 la lettre de rémission finale qui permettait à Blanche d'épouser Pierre.

Il est resté une chanson de cette affaire car Pierre aussi fit un séjour en prison à cause ce cette affaire qui troubla beaucoup la petite noblesse.

- Je veux mon ami Pierre, tra la la la la la

  Je veux mon ami Pierre, celui qu'est en prison, celui qu'est en prison !

 

Jeanne était passée, innocente et sacrifiée. Blanche sera coupable et libérée. L'une comme l'autre, comme Christine de Pisan et Colette de Corbie, elles avaient fait sauter un verrou du destin de l'humanité. Cette étape historique confondante fut peu relatée et commentée sur le papier, l'humanité sortait grandie, discrètement. Il faut rappeler aussi à cette date carrefour, que c'est Isabelle la Catholique, reine d'Espagne qui imposera un certain Christophe Colomb, qui provoquait des risées dans toutes les cours misogynes d'Europe, pour une expédition impossible !

 

Dans l'histoire de France, nos concitoyens qui  tinrent  le  mauvais rôle font légion : Herbert, le Comte du Fayet, Guillaume de Flavy,  Jean du Luxembourg, ajoutons Isabeau de Bavière dont le portrait résista aux bris de verre jusqu'en à la grande guerre de 1914/18 à la collégiale de Saint-Quentin. Cette galerie rassemble nombre de personnages que Jules Ferry, Michelet et d'autres ont mis à l' index par  simplisme. Nous sommes  ainsi dissuadés très tôt d'exercer notre esprit critique et transmettons inconsciemment  ce qui est étymologiquement une malédiction. La nation n'aurait rien été sans nos ancêtres, personnages entiers et souvent courageux ! Au delà du bien et du mal, ils ont d'abord été des membres importants de la famille et leurs jugements ont été dictés par la terre, les liens de sang, la foi, les rapports de voisinage et indiscutablement un message pour leurs descendances .

 

L'évocation des considérations complexes qui ont présidé à des décisions condamnées n'a évidemment pas place dans les manuels ni dans l'opinion dominante.

Ainsi, trop souvent,  les condamnations précédent les jugements !

L'école de la République  voudrait bâtir, sur ces déformations, une société réconciliée. La construction, qui en résulte, édifiée sur du sable, plonge l'humanité dans un malaise  ressenti confusément et tragiquement.

Vérité en deçà des Pyrénées, Mensonge au delà, dit- on, pour mettre en garde des concitoyens souvent chauvins et ignorants.  Peu soupçonnent que cette chaîne de montagnes puisse  se dresser à cent kilomètres du centre du pays et le fracturer  !

Parce que c'est un problème politique actuel, il nous faut parler ici de notre concitoyen Gabriel Hanotaux, natif de Beaurevoir qui, au début du vingtième siècle, a écrit l'" Histoire de La Nation Française ". Diplomate de profession, mais surtout homme politique très engagé, Hanotaux savait mieux que personne que la paix se construit sur des différences , sur l'amour des hommes et sur le pluralisme, et pourtant  son oeuvre porte la marque indélébile d'une époque qui endoctrine encore nos universités . L'histoire  devait justifier la politique, pas seulement en théorie mais aussi pour asseoir une majorité au parlement de la troisième République. Dans ce contexte, ce natif de Beaurevoir, député de l'Aisne, ministre, n'imaginait pas qu' il ait pu agir comme un agent inconscient de la " KulturKampf " qui détruira sa maison et son village. Il ne s'était pas trompé pourtant et son analyse était juste;  la faute reviendrait plutôt à ces lecteurs, exégètes et aux professeurs !

 

Vers le milieu de notre chronique sur l'histoire du Vermandois et alors qu'entre en scène un autre personnage passionnant car il fut le bâtisseur du fort de Ham, notre cri de révolte est bien un appel au révisionnisme historique permanent.

La démocratie ne saurait survivre sans une perpétuelle remise en cause, l'honneur des peuples, affirmons le clairement, pas plus !

 

Cette philippique tombe, par mégarde, à la fin du moyen-âge alors que chaque page et chaque fait justifierait  semblable plaidoyer !

 

 

Par ce détour philosophique, il n'est cherché, ici,  qu'à exorciser une angoisse intime et  à montrer combien nos croyances sont sujettes à caution : le  moyen -âge, médiéval et obscur n'a jamais existé, pas plus que la France et la Nation et le conceptualisme d'Abélard demeure une grande question d'actualité ;  seules, néanmoins,  les décisions de nos ancêtres expriment concrètement une vérité respectable et significatrice et interpellent directement nos consciences.

Mais bref,  coupons court à ces jérémiades !

Jean du Luxembourg , qui tenait Guise et de nombreux fiefs, reçut,  par sa femme, Ham qui verrouillait les sources de la Somme et tenait la clef entre le Nord et l' Ile de France. Alors que son beau-père avait été du côté du parti armagnac, lui est du parti des Bourguignons et d'Isabeau. Du 18 Janvier 1428 jusqu'à 1440, ses possessions feront tache d'huile : Vendeuil, Annoy, Bruyère et Annoy dans le Laonnois, Flavy-le-Martel, Beaurevoir. Ces investissements sagement réalisés ne devaient rien au hasard. Jean du Luxembourg n'avait-il pas vendu Jeanne d'Arc pour une rançon de  10 000 Livres Tournois. Lorsque le traité d'Arras viendra clôturer certaines querelles, le roi de France et le Bourguignon prendront en compte les nombreuses acquisitions de Jean du Luxembourg dans l'appréciation du crédit-bail du Vermandois, car nul n'ignorait que Jean n'avait pas de descendant direct.

Mais le marché avait été traité et le roi de France n'avait pas encore les moyens, la seigneurie revint donc à Louis du Luxembourg, Comte de Saint Pol, Connétable de France, neveu de Jean  et héritier par son épouse du fief de Ham.

 

Il fut un des bâtisseurs du fort de Ham et ,comme souvent en ces temps,  se remaria, après le décès de son épouse, à une femme digne de son rang : pas moins que la soeur de la reine de France, Marie de Savoie.

La fonction de Connétable de France situait aussi ce seigneur important. Il n' était pas moins que le chef de l'armée, en une époque où l'art militaire subissait une véritable révolution.

 

 La cavalerie était quasiment morte à Crécy, la chevalerie venait d'être étrillée à Azincourt et l'ost avait disparu en 1439 par l'édit du " deux Novembre " qui créait l'armée française. Interdiction était faite aux seigneurs de lever des troupes privées. Les capitaines des compagnies recevront dorénavant leur commandement du Roi seul, et le Roi sera dorénavant le seul signataire de la solde.  Pour le financement de la troupe , une gentille taxe du nom de" Taille Permanente " faisait son apparition dans l'éventail des moyens de tonte du petit peuple.  Finis les pillages pour les guerriers, reconnus pourtant comme un droit par les combattants francs, haro sur l'ennemi qui ose vivre de cette manière !

Le Connétable devenait un personnage anachronique mais, comme souvent dans nos armées, les officiers supérieurs et le supérieur des supérieurs gardaient tous les privilèges du rang, tout le charisme du chef et la gloire du grade. Il faudra attendre Richelieu pour supprimer le poste et le titre du pacha suprême.

Jean du Luxembourg, Comte de Saint Pol, seigneur de Ham, La Fère, Beaurevoir, Vendeuil, Guise, voire Coucy etc.....non seulement portait le titre et assumait la fonction mais il était riche et puissant en plus... Le fort de Ham et les ruines des châteaux alentour attestent d'une puissance prodigieuse dont le dispositif est une énigme.

Vers où, ce réseau de forts était-il dirigé ? Bapaume Péronne,  Ham, Guise  verrouillent-ils la route Nord -Sud ou celle qui va d'Est en Ouest ?

Jean avait sans doute les moyens d'une ambition personnelle et des projets pour notre région.

Sa connaissance de l'art militaire et sa bravoure avait été démontrée lors de la bataille de Castillon, " Castillon la bataille " qui en 1453 chassait l'anglais de Guyenne et de Gascogne. Puis en 1465, à la bataille de Monthléry, ses actes ( et son mariage) lui vaudront le titre de connétable à la suite d'exploits guerriers.

 

Superbe et porteuse de bâtiments parmi les plus impressionnants  du monde occidental , notre région ne fit pas attention au moyen âge qui allait mourir.

Par un texte promulgué en 1438, le roi supprimait d'un trait de plume l'obligation des "annates" au pape et confirmait les dispositions "canoniques" du concile de Paris du début de la même année, c'est-à-dire la supériorité du concile sur le pape et l'indépendance du Roi pour les questions temporelles. Les finances de l'Eglise faisaient à nouveau l'objet d'une O.P.A sauvage pour la fortune unique du Roi. Il incarnait seul la nation et disposait de moyens pour la façonner. Gabriel Hanotaux jugera, en son temps, l'oeuvre achevée : la Nation française érigée pour toujours ! Malraux, au début de nos temps, affirmera la fragilité de cette supposition, "Civilisations, nous aussi savons que nous sommes mortelles ! "

Le Vermandois de la fin du moyen  âge pensait aussi que tout était bien et que sa force participait de celle d'une nation modèle, n'ayant  rien à craindre de personne. au monde !

 

Chez Charles Le Téméraire avec les bourguignons.

Le rachat du Vermandois.  Louis XI à Péronne.

La fin tragique de Jean du Luxembourg.

 

Le traité d'Arras avait réglé l'appartenance des villes de la Somme. Tous les riverains y chantaient désormais " et, je suis fier et je suis fi-er d'être bourguignon " avec l'accent picard et  du bout des lèvres. On parlait encore de la sympathie manifestée par la tante de Jean du Luxembourg et marraine du roi de France à la petite prisonnière du nom de Jeanne. Les rois de France , après tout, étaient tous natifs de familles du terroir et avaient conservé une réelle affection de la part du peuple  en dépit d'une  notoriété publique qui créditait le roi d'une situation de fortune bien inférieure à celle du Bourguignon. On le disait ouvertement désargenté .

Le Comte de Saint Pol et Philippe le Bon n'avaient pas vraiment cassé leur tirelire en achetant à réméré le Vermandois et les villes de la Somme et avaient encore assez d'écus pour éclabousser de fêtes et de magnificences tous leurs états. Philippe le Bon avait indiscutablement un sens des affaires qui faisait défaut à la monarchie française.

Comme la prospérité venait du commerce de la laine des régions flamandes, il instaurera l'ordre de la Toison d'Or. Dans cette distinction, Philippe pouvait incorporer tout à la fois les nobles vaillants( Louis du Luxembourg fut un des premiers chevaliers de l'ordre) mais aussi des tisserands et drapiers, capitaines d'industries, chevaliers nouveaux de temps nouveaux. La Bourgogne de Philippe se démarquait des pratiques du royaume et ouvrait la voie au commerce et à l'industrie. L'ouverture était judicieuse car les temps modernes venaient de commencer.

Notre région, devenue bourguignonne, continua à admirer l' entraînement des chevaliers bien que les forteresses démontrassent déjà l'inutilité des armes blanches et s'intéressa à d'autres activités. Le tissage, les colifichets, la broderie, la teinture, la passementerie, vont connaître rapidement un essor prodigieux. Ces techniques exigent aussi quelques connaissances de chimie et de physique dont les développements ultérieurs assureront une vocation industrielle à nos concitoyens.

Parmi les progrès du temps, il faut citer aussi les inventions des frères Bureau. Originaires de Reims, ces deux artisans transformeront le lourd canon et la bombarde en des armes légères et maniables. Expérimentées à Castillon la Bataille, puis à Monthléry, les gueules de feu nouvelles donneront à la France un avantage considérable pendant des siècles.

De la capture de Jeanne en 1430 à la victoire de Castillon en 1453 et jusqu' au second traité d'Arras en 1482, notre région vécut une période  de paix et de libertés économiques. Une grande partie des ornements de l' hôtel de ville de Saint-Quentin portent, dans leurs voussures et fleurs de pierre, témoignage  que le sculpteur était et mieux nourri et mieux payé vers l'achèvement du bâtiment.

Nous emprunterons l'autre indice de la bonté de ces décennies au théâtre et à la  pièce maîtresse de l'époque médiévale : La  Farce de Maistre Pierre Pathelin.Comme son auteur est resté méconnu, les professeurs restent un peu cois sur l'intérêt de sa lecture et pourtant la pièce porte merveilleusement l'empreinte du peuple des petites villes vers 1460.

 

On y trouve Guillemette, la douce et sage villageoise, le malin Pathelin, clerc et avocat de son état, c'est-à-dire deux fois du côté de la morale et le drapier. C'est ce personnage qui est nouveau dans la comédie.

Dans nos régions, il est vrai, les valeurs monétaires sont devenues courantes: l'écu, le parisis, le franc, le denier, les mesures diverses reviennent sous mille formes dans les disputes avec l'apparition nouvelle d'un sujet irrémédiablement drôle et oublié depuis longtemps: le crédit.

Le drapier: " Par le saint Soleil qui rayonne, je retournerai, qui qu'en grogne, chez cet avocat d'eau douce. Eh bien ! Comme il sait retirer les rentes que vos parents ou parentes auraient vendues ! Par Saint Pierre, il a mon drap, le filou ! je lui ai donné ici même. "

Il y a dans le langage de la pièce beaucoup de tournures qui ont inspiré le Capitaine Haddock et une synthèse particulièrement intéressante de la vision de l'époque.

En effet, Pathelin, pour tromper son monde, va, à la scène cinq, s'exprimer dans les langues de l'époque. La représentation théâtrale n'aurait, en toute vraisemblance, pas été comprise au delà des zones où le français cohabitait avec le limousin, le flamand, le normand, le breton, le lorrain, le latin et bien sûr le picard.

 

Le drapier: " Dea! Il s'en vint en tapinois

                       atout mon drap soubz son esselle.

Pathelin ( en picard)

                       Venez ens, doulce damiselle

                        et que veult cette crapaudaille ?

                        Alez en arrière, merdaille!......

                        Ca tost, le veuil devenir prestre.

                        Or çà, que le diable y puist estre

                        en cette vielle prestrerie

                        er fault il que prestre rie

                        quand il deust chanter sa messe !

Guillemette: Hélas ! hélas! L'heure apresse

                      qu'il fault son dernier sacrement

Le drapier :  Mais comment il parle proprement

                      Picart ? Dont vient tel cocarderie ?

Guillemette: Sa mère fust de Picardie

                      pour ce le parle maintenant . "

 

Ce monument du théâtre fut composé trente années après la fin de la guerre. Il révèle un réel dynamisme commercial et aussi les problèmes moraux de la prospérité. Pathelin, qui devrait être le bon, est un filou. Le drapier niais et ridiculisé porte à la catharsis les problèmes de la majorité des spectateurs. Guillemette représente pleinement la femme, joyeuse, indépendante et fine et est devenue l'héroïne éponyme de la jeune femme de France .

Derrière les tours du connétable, le Vermandois profita indiscutablement de l'éclaircie mais déjà les nuages noirs gonflaient dans le voisinage.

Le Gentil Roi Charles VII avait consolidé la cagnotte et s'était bien juré de ne plus connaître les affres d'une situation financière délicate. Très tôt, son fils Louis ,  comme c'est le cas fréquemment dans les familles où le père économe réfrène les caprices des enfants, s'opposa à l'autorité parentale. A 17 ans, il soutient " la Praguerie ", mouvement de la noblesse qui trouvait prétexte dans le mouvement protestant avant la lettre de Jean Hus à Prague pour garder le droit de lever des troupes seigneuriales ( Droit aboli par la Grande Ordonnance de 1439).

 

Puis il se ligua à l'Empereur d'Allemagne, exacerbé par la critique systématique des habitants d'une ville qui fera parler d'elle: Bâle. Arrivé à l'âge adulte, par son mariage avec Charlotte de Savoie , il devint le dauphin, régent de la province du Dauphiné et de ces belles montagnes.

Le futur Louis XI dévoila sa vraie nature. L'attirail royal comportait mille clauses fiscales et taxes nouvelles. Il lui fallait des moyens pour une politique à long terme.

 

Les exactions, spoliations, confiscations se fondaient sur une volonté souveraine et les victimes  à l'instar de Mandrin qui restera célèbre  " Nous étions vingt ou trente   brigands dans une bande.... La première volerie que je fis dans ma vie......" ne trouveront de compensation que dans l'illégalité.

Le roi même, son père, entendit les suppliques de ses sujets et envoya une troupe pour arrêter le dauphin. Celui ci  trouva refuge chez le duc de Bourgogne en Flandres.

Le 22 Juillet 1461, le roi meurt et Louis XI et Philippe le Bon font une courte chevauchée à Reims pour que l'onction royale oigne le front du frondeur.

 

Roi de France, Louis XI poursuivit les méthodes éprouvées par le Dauphin et devint le premier roi de France digne de ce nom. Le résultat vaudra à ce monarque une appréciation mitigée, trop faible avec son médecin, trop généreux avec ses serviteurs, fourbe c'est à dire très peu courageux, et très cruel. Les superlatifs ne manquent pas pour cet homme dont plusieurs caractéristiques affirment une vision des choses peu commune :

                      . Il détestait Paris

                      . A la fin de son règne, la taille atteignit quatre millions de livres,

                        somme jugée fabuleuse et excessive toujours deux siècles après.

                      . Il institua le Parlement de Bourgogne et celui de Bordeaux,

                      . Il mit en place le réseau des postes pour les déplacements,

                      . Il commença de dresser l'inventaire des coutumes de tout le royaume,

                      . Il n'accepta jamais qu'un ambassadeur musulman rentre en France.

Il y avait du bourguignon et beaucoup de français dans ce visionnaire. 

Son rôle, dans la destinée du Vermandois, est absolument capital et confirme, a contrario, qu'il ne pouvait y avoir de grand roi indifférent à notre province.

 

Dès 1464, moins de trois années après le sacre, Louis XI utilisa la clause de retour du traité d'Arras et rachetait le Vermandois, Amiens et Abbeville . Ponction bien sûr sur le dos du peuple et par la manipulation des mesures et des valeurs, diminution immédiate des rentes des privilégiés. Comme dans le Dauphiné, les grands se rebellèrent  et organisèrent  la ligue dite du " Bien Public", terme qui, depuis l'origine, est donc teinté de volonté de défense des droits acquis et de maintien des privilèges.

L'épisode de Monthléry intervint dans ce contexte et donna à Louis du Luxembourg l'occasion de se glorifier: mariage avec la soeur de la reine, rente de 24000 livres, titre de connétable et même insigne de l'ordre de Saint Michel institué par Louis XI pour contrebalancer par la spiritualité évangélique l'ordre matérialiste de la Toison d'or.

Tant de cadeaux méritaient une contrepartie. En effet, Louis du Luxembourg était un seigneur à double serment. D'un côté, il prêtait allégeance au roi et, pour un montant au moins équivalent, au prince bourguignon. Or ce puissant avait aussi quelques raisons de craindre un Vermandois redevenu principauté ou comté comme au temps où Herbert avait séquestré l'empereur. A Conflans, un pacte fut conclu : moyennant 200 000 écus à payer après la mort du frère du roi , Charles, Comte du Charolais, Berry, Guyenne,  Charles le Téméraire reprenait ses domaines. La note s'était donc alourdie pour Louis XI même si un petit crédit lui était alloué.

 

Un traité, comme la pluie  n'arrête pas le pèlerin, ne pouvait pas détourner le roi de son " bon-vouloir ".

Pour ce faire, il fallait fragiliser le Bourguignon et ramener Picardie et Artois au bercail. La Franche-Comté, l'Alsace suivraient naturellement.

Louis XI finança donc la révolte des Liégeois. Ceux-ci comme toutes les bourgeoisies montantes, instruites par Gutemberg et les financiers italiens, manifestaient de la mauvaise humeur.

 

Or le roi de France semblait aimer ces rebelles et soutenait ouvertement le mouvement. A l'occasion d'une entrevue que le roi faisait à sa belle-soeur, Marie de Savoie chez le connétable Louis du Luxembourg au château de Péronne, le duc de Bourgogne, grand souverain des lieux était là. Ce n'était plus Philippe le Bon mais un certain Charles le Téméraire, allié au frère du roi, le très turbulent comte du Berry et de Guyenne. Même, s'il s'agissait d'une visite de famille, la rudesse du château ne pouvait qu'être le cadre d'une explication tendue ; ce que la diplomatie qualifie habituellement,  par euphémisme, d'entrevue ou d'entretien chaleureux. Charles le Téméraire était le fils de Marie du Portugal et devait crier le plus fort ! Louis du Luxembourg était pris entre deux feux et surtout soucieux de ses domaines et de sa place sur l'échiquier européen. Par un concours de circonstances, il était même, par sa femme, devenu  l'oncle du roi d'Angleterre Edouard . Dans ce pugilat verbal dont l'épaisseur des murs ne laissa passer que des échos assourdis, le roi de France, perdit des points sinon la partie. Le peuple reçut l'information que le roi était tenu prisonnier et même menacé de mort. La désinformation et la guerre des communiqués existaient déjà. Par ce traité dit de Péronne, le roi de France donnait à son frère la Champagne et la Brie au lieu et place de la Normandie qu'il gardait et s'engageait à aller combattre, au côté de Charles Le Téméraire, les Liégeois qu'il avait ouvertement soutenus. L'affront semblait fait au roi de France mais le malin gagnait sur plusieurs tableaux :

                                *  la Normandie lui était acquise,

                                * la Champagne et la Brie allaient à son frère qu' il savait pouvoir

                                   réduire d'une manière ou d'une autre ( l'usage des "bonnes

                                   fillettes"était déjà connu à qui osait s'en servir).

                                * Les Liégeois battus auraient encore plus de raisons d'en

                                   vouloir à Charles le Téméraire

Sur le chemin du retour, Louis XI s'arrêta ostensiblement à Saint-Quentin et se montra largement au peuple. Rentré à Tours, il convoqua les Etats-Généraux et ordonna au duc de Bourgogne de comparaître. Le motif du contentieux était tout trouvé. Son frère n'étant plus comte de Normandie, la promesse des 200 000 écus était échue. Il ne fut tenu aucun compte des traités passés récemment et d'une éventuelle novation qui aurait rendu caduque ce vieil agrément. Le Téméraire refusa de se rendre devant ce tribunal subalterne. Le connétable de France, qui avait fait graver sa devise " Mon Mieult" sur la grosse du tour du château de Ham, fut donc commis à reprendre Saint-Quentin, ville royale. C'était du cent contre un, Louis du Luxembourg possédait tous les forts alentour et les Saint Quentinois qui avaient été influencés par le mouvement des "Gens Intelligents" des villes du Nord et de la révolte liégeoise souhaitaient le retour de l'ancienne charte accordée par Philippe Auguste. Nombreux étaient cependant les nouveaux riches qui appréciaient l'économie nouvelle. Il était prudent de prendre une forte troupe. Il fut compté 200 lances et un grand nombre d'arquebusiers. Toute la stratégie personnelle de Louis du Luxembourg avait été de reconstruire le Vermandois dans ses frontières naturelles et voilà qu'il pénétrait au coeur du dispositif.

Il chassa immédiatement le gouverneur  de la ville, le sire de Craon, militaire directement à la solde du roi. La logique le conduisait à se rapprocher du duc de Bourgogne, tout proche et défenseur des armées féodales et aussi de l'Anglais, fortement frustré et au fond prétendant légitime. Il demandait à ses voisins des soldats que ceux-ci recrutèrent sans problème. La soupe du connétable provenait d'une terre riche et le lard figurait à l'ordinaire.

 

Certainement que dans cette logique d'armement et d'ambition, Louis du Luxembourg sauta inconsciemment le rubicon qui sépare la défense passive de la sécurité active ou peut être que son message fut mal interprété. Les troupes anglaises paraissaient invitées à Saint-Quentin par l'oncle de leur souverain. Quel ne sera  leur étonnement d'être reçues à coup de canon !

 

Notre seigneur venait, sans doute,  de se rendre compte que ses alliances, qui lui avaient servi pendant cinq années à bâtir une terre promise, risquaient de l'entraîner trop loin. C'était, à tout prendre un acte de fidélité au roi qui remoralisait les citoyens de France qui trouveront une autre aide providentielle à Beauvais, grâce à Jeanne Hachette.

Louis avait placé son pays et son ambition au delà d'un carriérisme politique. En repoussant les soldats anglais, il s'aliénait Edouard IV et désavouait sa connivence tacite avec le duc de Bourgogne.

Charles le Téméraire et Louis XI avaient donné maints spectacles de querelles sérieuses avec effets de bluff, chantage et arnaque. Une opération pourtant les liait de manière peu connue: Charles VIII, fils du roi de france, n'avait -il pas été fiancé à huit ans avec Marie, fille du Téméraire!

Devant l'attitude de Louis du Luxembourg, le Bourguignon lâcha Edouard IV qui lâcha son oncle et signa avec Louis XI le traité de Pecquigny(29.8.1475) sur la Somme. Une trêve de sept années était stipulée et un gros chèque scellait le tout: 75000 écus et une rente annuelle de 50000 écus. L'Anglais partait en confiant ses places fortes au roi de France. Louis du Luxembourg écrivit à son neveu " Qu'il était ung lashe deshonnoré et povre roi d'avoir faict ledict traité avecque Loys, soubz ombre de promesses qu'il luy avait faictes, dont il ne lui tiendrait rien et s'en trouverait deçeu".

Ce courrier compromettant fut porté à la connaissance du roi de France par Jacques de Saint Pol, frère de Louis.

L'affaire fut aussi rapportée à Charles le Bourguignon. Louis du Luxembourg avait failli à des principes de chevalerie. Il n'avait provoqué aucun combat, jamais fait couler de sang inutilement et était resté loyal , pourtant il comprit vite la cabale et se reconnut dans une situation critique: " Il ne savait plus que faire, sinon de mourir en sa peau comme le renard " relata un historien.

La mort de sa femme avait fait tomber le seul rempart à la vengeance royale. Charles le Téméraire le fit arrêter et conduire à Paris. Le Parlement le condamna à mort. Il fut exécuté place de grève le 2 décembre 1475, non pas proprement mais improprement par un bourreau novice et fiévreux qui fera rouler la tête à vingt pas.

Il y a  des bavures même chez ceux dont les clients ne se plaignent jamais....

 

La cruauté de Louis XI atteignit son apogée contre Louis du Luxembourg. Le personnage peut pourtant être regardé comme sympathique . Il voulait construire et il a beaucoup fait pour cela. Il voulait un Vermandois  riche et heureux, ce qu'il réalisera presque. Comme Herbert, comme Guillaume, il n'osera pas aller au bout de ses actes, retenu sans doute par une main invisible qui a toujours dicté aux habitants du pays les voies du sacrifice.

 

Les manuels d'histoire détruisent complètement sa mémoire alors que même Louis XI eût certainement reconnu que son seul crime avait été d'écrire une lettre à son neveu pour le mettre en garde contre des traités, payables en écus frappés à l'effigie royale. Il n'eût pas toutefois discuté la sentence, c'était la sanction prescrite par l'ordre de Saint Michel. Ce code d'honneur est aujourd'hui occulté voire incompréhensible et les maîtres d'histoire se limitent à ressasser que le Comte de Saint Pol était un de ces grands seigneurs débauchés et désobéissants qui saignaient le petit peuple.

Il méritait plus d'humanité, ce que le petit bourreau fit involontairement en rendant témoignage que rien n'est  simple avant l'heure du jugement dernier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                        

                      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

       Marie de Bourgogne, de France ou d'Autriche

Marie du Luxembourg.

Thomas More et Erasme

La renaissance . Saint Simon.

 Luther.. Calvin.

 

Dans un chapitre précédent, évoquant la construction de l’ Hôtel de Ville, le blason de Moy était apparu sur le fronton de l’édifice. Il fallait nécessairement un homme derrière cet honneur et un haut fait ! Les plaisantins, qui amusent la galerie aujourd’hui, n’avaient en ces temps-là guère de photos dans les magazines. Il fallait du rude et du sérieux.

A l’époque où Louis XI, Louis du Luxembourg et Charles le Téméraire vivaient un psychodrame à Péronne avec menaces de mort, vins fins, interdiction de sortir et repas de famille, un voisin jaloux s’était approché de la frontière : les terres d’un autre personnage important commençaient près de la Thiérache. Il était empereur celui-là ! du Saint Empire germanique en plus !

Sa chevauchée dans les parages n’était pas le fruit du hasard. Il était comme ces chasseurs qui se placent à la lisière des propriétés où une grande battue est organisée. Si l’opportunité se présentait de pénétrer le domaine pour récupérer du gros gibier, l’affaire était à suivre.

Maximilien d’Autriche était sur ses terres et n’alla pas lui-même faire cette incursion. Les tribulations de la ville de Saint Quentin faisaient que ses habitants étaient français, avec un souverain bourguignon, un Connétable descendant d’une famille qui avait failli donner un empereur au Reich et dont des parents siégeaient parmi les grands électeurs. Au delà de ces considérations confuses et imprécises, Saint Quentin occupait la place centrale de l’ Europe des places fortes qu’elles soient de pierre, d’industries et de tourisme.

En commando, le seigneur de Montigny en Lorraine, Frédéric de Hornes essaya de surprendre en 1468 la ville avec une troupe de 1100 hommes . Entré par ruse à l’intérieur des remparts, il fut repéré et les habitants qui, comme des Suisses avaient leurs armes chez eux, les repoussèrent. Quel fut le rôle du Gouverneur de la place dans l’obscurité .... Toujours est-il qu’il garda son poste et que trois mois plus tard, alors qu’une troupe impériale  s’avançait de la ville, l’alerte fut à nouveau donnée, dans des conditions plus confortables cependant. Les impériaux comprirent et rebroussèrent chemin.

Le seigneur de Moy rentrait dans l’histoire pour avoir arrêté l’ Allemand.

Par un pied de nez de cette capricieuse, le Vermandois tombera dans l’escarcelle de l’empereur peu après, comme de coutume, sans aucune consultation populaire.

On se rappelle que Charles le Téméraire et le Roi de France rêvaient d’un beau mariage entre le dauphin Charles âgé de 8 ans et Marie de Bourgogne, seule héritière. Mais, bien avant la majorité canonique de la  princesse ( 13 ans), Charles Le Téméraire décède près de Nancy, en représaille de sa sévérité contre les Liègeois. Le projet échouera donc et Marie sera tout à coup moins intéressante qu’une princesse d’un pays de cocagne, avec des ports pour conquérir les Indes et rejoindre Christophe Colomb. Ce fut , une sorte de chassé-croisé, Charles épousera Anne de Bretagne, Marie, fiancée à Charles épousera Maximilien ( éconduit par Anne dans la  version française ). Du consentement de ces dames,  Paris deviendra la première ville bretonne et Saint Quentin et une grande partie du Vermandois devindront allemandes.

Les deux contrats de mariage n’étaient pas du même tonneau : Anne de Bretagne avait signé qu’ en cas de décès de son époux avant naissance d’un dauphin, elle épouserait son successeur, roi de France ! ni plus, ni moins !  Cette disposition donnera une autre Sainte à la France que nous citerons plus loin.

Marie, elle, ne s’engageait pas autant avec l’Allemagne. La région releva donc de Maximilien, le plus légalement du monde de 1477 à 1486. Marie de Bourgogne fit une chute de cheval mortelle en cette dernière année. Le Vermandois repassait en France. Le traité d’Arras avait réglé l’appartenance des villes de la Somme et les trois principales familles régnantes d’Europe  avaient à l’ordre du jour des voyages de noces. Un temps d’accalmies devait suivre un temps de troubles. Michelet qui écrit au 19 ième siècle, parlera de «  Colérique Picardie «  pendant les siècles de la fin du moyen-âge. Le mot est simplificateur et donc faux, mais la colère avait des motifs d’exister , nombreux et fondés. La jeune Marie de Bourgogne, seule fille du puissant et bouillant Charles le Téméraire, eut le temps de mettre au monde un fils : Philippe, dont la  destinée, elle aussi, rejoint sur l’Olympe celle des plus grands. Il épousera l’héritière d’Espagne, encore Aragon et Castille mais à l’aube de régner sur le nouveau monde.

Ce Philippe n’oubliera jamais ses attaches bourguignonnes et Saint Quentin et la tradition familiale rapportera fidèlement l’importance de notre région sur l’échiquier européen. Le plus puissant des rois Philippe II, reviendra chez nous plus tard, comme en pélerinage. 

A la suite de la fin tragique de Louis du Luxembourg , le domaine du plus grand seigneur du pays, Bohain, Beaurevoir, Ham, Flavy, Athies ne fut pas oté à sa famille. Une faute d’honneur méritait la mort mais pas l’expulsion, laquelle pénalise la parentèle plus que le fautif. Les domaines revinrent donc à sa

petite-fille Marie du Luxembourg, héritière du titre de Comtesse de Saint Pol et de tous les biens . Son premier mari fut le comte de Savoie, lequel était tout aussi son oncle et le beau-frère du feu Louis XI. Mais veuve jeune, elle s’installa tôt dans les demeures de sa jeunesse. Son second mari obtenait par  contrat une dot colossale tout à fait méritée par une bravoure rare. Le jeune François de Bourbon n’avait que 17 ans et venait juste de se glorifier lors de la Guerre d’Italie à Fornoue. Cette union célébrée le 8 octobre 1487 fut de courte durée car le jeune guerrier mourut de maladie le 12 octobre 1495. Marie, de cette date, resta veuve et jusqu’à sa mort le premier Avril 1548, soit pendant 53 ans, séjourna parmi les siens. Elle acquit ici le plus beau titre qu’aucune académie et aucune société philantropique ne délivrera jamais, celui de «  Mère des Pauvres « .

Ses oeuvres sont innombrables et son nom rarement évoqué. Ni rue , ni plaque ne perpétue le souvenir de celle qui fonda des léproseries, des « fiefs de charité « ( terres et domaines pourvus pour aider les plus pauvres: femmes battues, Juifs, bâtards, fuyards) et des sociétés paroissiales portant le nom d’un saint. La bonté se différencie du bien car elle n’a pas de traduction comptable.

Cette femme humble, attachée coeur et âme à ses bonnes cités de La Fère, Ham, Péronne était l’expression vivante d’une Europe en quête d’unité, de spiritualité et de charité. Sans remonter aux origines carolingiennes, la figure tutélaire du Prince Jean, mort à Crécy et roi de Bohême était toujours célébrée aux quatre coins des cours royales. De plus, parmi les cousins de Marie, deux figuraient parmi les princes électeurs d’Allemagne. La dynastie luxembourgeoise des Empereurs allemands dura presqu’un siècle, commençant par Charles IV, fils de Jean l’Aveugle en 1347, se poursuivant par Sigismond et Venceslas( à qui l’on doit la magnifiscence de Prague ) et subit le même sort que la branche française ; sans héritier mâle la branche française se retrouvera alliée aux Bourbons, la branche allemande avec Elisabeth, fille unique de Venceslas, épousera Albert de Habsbourg.

Dans cette imbrication des terres, titres, droits de guerre, de justice et de droit, le Vermandois n’avait guère à craindre de l’avenir : jamais un Bourbon, ni un Habsbourg n’aurait porté atteinte aux oeuvres de cette grande aïeule ; une guerre dévastatrice eût été une offense à l’honneur et au respect . Nos maisons, châteaux et églises se dresseraient encore face au ciel  et perpétueraient cette sagesse qui contient toute la politique de l’ancien régime:

«  Bella gerant alii, tu felix, Austria, nube « 

Les autres font la guerre, toi l’heureuse tu épouses » .

Le précepte  fut latinisé pour l’ Autriche où les Habsbourg régnèrent jusqu’à la guerre fatale, il aurait pu être décliné pour notre province si la Révolution et d’autres idées modernes n’étaient venus bannir les liens du sang et de l’histoire.

Mais que l’image d’un Vermandois, terre d’élection des amours qui firent l’Europe, serait motivante pour la jeunesse d’aujourd’hui !

Après la vérité, l’autre victime des guerres est bien l’enthousiasme !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                         

 

 

 

 

Jean CALVIN

 

 

 

 

 

 

 

 

Péronne et Saint Quentin

D'Orange Nassau et Saint Laurent.

 

 

Avec le Connétable Louis du Luxembourg, beau-frère du roi de France, qui avait, à l'ombre des forteresses de Ham , Péronne, Marle, Coucy, voulu régénérer une province du Vermandois élargie entre les presse-papiers des deux premières puissances du monde, disparaissait aussi la dernière tentative d'une armée féodale en France. Un peu à la mode suisse, le citoyen portait  alors par délégation des armes et s'entrainait toute la vie durant. Un fort sentiment de citoyenneté devait habiter la plus modeste chaumière et le simple soldat savait d'instinct pour qui et pour quoi il combattait.

L'interdiction des troupes armées autres que les troupes royales changea  complètement la donne : la vaillance ne compte plus et la force rustique de nos paysans ne suffit plus sur ce terrain de sport. Un mercenaire s'avère plus rentable. D'abord, il offre sa force de travail avec d'authentiques diplômes techniques. Suisses, Italiens, ils connaissent les dernières armes à feu. Ils s'enrôlent avec leurs armes d'ailleurs. De plus, en cas de défaite, par de rançon à payer !

                 L'armée royale va donc rapidement comme nombre d'armées européennes devenir une troupe bigarrée où les cadets de famille nobles à cheval commanderont à des brisquards étonnement aguerris et parfaitement insensibles. Une seule chose comptera pour ces derniers : la solde et la pinte.

Les guerres de la fin de l'ancien régime étaient par rapport à celles de la période antérieure affaires de pro et non plus d' amateurs : beaucoup plus de spectateurs avides de belles reproductions sur toiles mais beaucoup moins de chaleurs dans les tribunes et souvent des parties truquées ou sans véritable enjeu.

 

 Nos livres d'histoire n'éclairent guère sur la part de " désinformation", de  flatteries à l'opinion publique et sur le sentiment réel des combattants des conflits de cette époque. Louis XIV reconnaîtra dans ses mémoires son "faible" pour ces campagnes qui n'avaient pas d'autre objet que sa propre gloire. De ces quelques siècles de batailles de professionnels, la France retirera un encadrement militaire particulièrement capable  qui, sous le commandement de  Napoléon et avec l'adhésion du peuple retrouvée, soumettra l'Europe sans rencontrer de véritable obstacle........ à la hussarde, dira-t-on.

 

L'expression de " guerre en dentelles " vient aussi de cette époque où la vie de mercenaires ne comptaient pas, alors que, par contre,  le geste élégant du mouchoir de taffetas jeté négligemment par un capitaine chamarré, pour  donner l'ordre de la curée, donnait toute la valeur au combat .

L'esthétique sublimait la technique militaire et occultait le sang grâce aux ors des costumes . La carrière militaire confinait aux métiers d'art  . Ce raccourci condense dans le temps un phénomène qui dura près d'un siècle mais veut surtout éclairer la mutation profonde que va traverser l'opinion du peuple sur les gens en armes.

 

Après les manoeuvres habiles de Louis XI, qui n'aimait pas plus la guerre que les connétables, les guerres d'Italie emboîtèrent le pas à la"Paix Perpétuelle" signée avec les villes Suisses  par François Ier pour les aider à résister à ces Habsbourg, qui venaient de saisir la couronne impériale..

 

Ce traité Franco-Suisse permettait  un recrutement massif de jeunes mercenaires,  capitaines de guerre,  condottieres qui vont venir renforcer nos troupes en leur apportant une technicité et un panache inégalé en même temps qu'une fragilité totale : un mercenaire ne va-il pas toujours au plus offrant ?

Bien que présumé incorruptible, un Suisse a toujours le coeur en chocolat et fond à la première proposition chaleureuse !

Les rois de France avaient préféré une armée de parade et de chair à canon à coût modique  plutôt qu'une armée nationale et  avaient pris un risque sérieux ; affronter tous ceux, dont les coffres étaient mieux remplis en ducats, pièces et terres à céder, pouvaient  avoir des effets pervers immédiats. Ces particularités des conflits de ce temps se devaient d'être rappelées ici car l'opinion publique va en moins d'un siècle subir en matière militaire un retournement complet. La guerre ne sera plus l'affaire de tous, l'argent devient le commanditaire de la mort, l'espionnage et le débauchage deviennent des armes permanentes dans des guerres qui ne s'arrêtent plus.

Toutefois derrière le vacarme des combats, les cris et les terreurs, la férocité des combats sera  moins authentique et le petit peuple participera plutôt  comme supporters dans les tribunes que comme pilier dans la mêlée.

 

 

 

Alors qu' en 1486 , Louis le Connétable de Ham fut étêtée pour avoir tenté de donner une milice au Vermandois. En 1523, un de ses successeurs, Connétable également et parent éloigné du mari chéri de Marie du Luxembourg passera simplement à l'ennemi et viendra servir Charles Quint. Ce Charles III de Bourbon Monpensier combattit ainsi les Français sans état d'âme, n'était-il pas comme le gros des troupes un cadre polyvalent, apatride et à grosse valeur ajoutée !

 

A cette partie de bras de fer avec les mains fermées sur de grosses pièces d'or, les vaillants  rois français avaient le bras un peu court. Louis XII avait compris qu' il fallait assurer ses arriéres et était venu à Cambrai, terre d'empire pour y signer en 1508, un pacte avec l'empereur d'Allemagne Maximilien et obtenir un peu de tranquillité. François Ier n'eut plus droit à ce parrainage, aussi, la victoire de Marignan, dont il est inutile de préciser la date, n' empêcha pas en 1525 la défaite de Pavie. Marignan avait permis un séjour de quelques années dans les belles villes italiennes. Pavie remettait tout en question puisque François Ier tomba aux mains du connétable félon Bourbon . Fait prisonnier, sa libération fut payée, comme c'était l'usage au prix fort. Les Flandres et l'Artois ainsi que la Bourgogne passaient à Charles Quint. C'était le traité de Madrid qui donnait en prime le Milanais au vaillant Bourbon et obligeait les deux fils de François Ier à séjourner en otage à la cour d'Espagne.

L'humiliation de François fut telle que Calvin lui dédia son ouvrage principal dans l'espoir de le convertir : l'appui militaire inconditionnel des réformés était tout à fait susceptible de faire basculer le fléau de la balance et la proposition dut fortement embarrassée. Aussi pour démêler l'inextricable écheveau, il fut fait appel aux spécialistes des chaussettes à repriser. Marguerite de Bourgogne, grand mère de Charles Quint  était encore vivante et Louise de Savoie, mère de François Ier, aussi. Pour rapatrier les deux petits otages, les reines-mères se retrouvèrent à Cambrai où les bonbons sont bons, les laines superbes et les pays proches pleins de souvenirs divers.                                                                

Le second traité de Cambrai, appelé aussi " la paix des dames " reprisa le traité de Madrid et la France récupéra la Bourgogne, Boulogne-sur-Mer et les villes de la Somme, perdue depuis Pecquigny: Ham et Péronne redevenaient françaises.

Charles Quint qui portait un peu de sang de la famille du Luxembourg dans les veines faisaient un cadeau à son royal cousin en lui restituant le Vermandois mais il fallait bien obéir à grand mère !

Ce monarque si puissant était un fils de la Bourgogne où depuis toujours la mère possédait l'autorité suprême et présentait les caractéristiques de l'Européen idéal : né à Gand, il parlait aux hommes en Français, aux chevaux en Allemand et à Dieu en Espagnol.

Sa polyglotie reflétait naturellement l'esprit et la spécificité des peuples et sa cours ne trouvait pas motif d'orgueil et de fierté d'être nécessairement trilingue. N'était-ce pas l'article de base de la construction européenne ?

Ni l' Esperanto, ni l'Anglais qu'il pratiquait aussi, ne figuraient aux rang des idiomes de premier rang .

Depuis 1525, notre roi mangeait des couleuvres et de la soupe à la grimace dans un pays coincé entre l'Angleterre d'Henri VIII qui osera claquer la porte au nez du Pape pour des histoires de femmes et Charles Quint qui contrôlait le soleil  vingt quatre heures sur vingt quatre, ayant des domaines dans chaque fuseau horaire.

Comment sortir la tête de l'eau ?

Faute des moyens qui permettent d'acheter des armées, François Ier va entamer une politique audacieuse : les rois de France avaient été les suzerains protecteurs des croisades et lorsque le comté des chevaliers croisés s'effondrera, les amitiés nouées avec les fils du prophète placeront les catholiques d'Orient sous la protection des rois de France. Le pape Jean Paul II lors d'une homélie au Bourget avait troublé les fidèles par sa question : France, qu'as-tu fait de ta promesse ?

Il y avait, entre autre, aussi le rappel de nos engagements envers le Liban, le peuple Arménien  et les chrétiens des pays musulmans.

 

François Ier assumait, malgré les difficultés, cette obligation qui lui vaudra l'amitié  du grand Pacha Turc. Ce dernier revendiquait aussi une place au jeu de marelle de l'Europe. Ses troupes s'étaient infiltrés jusqu'en Hongrie et, partout en Méditerranée, sillonaient au gré des vents des corsaires habiles improprement  qualifiés de pirates barbaresques pour nos éditorialistes.

Puisque le Bourbon venait de recevoir le Milanais qui s'étendait alors jusqu'en Provence, François Ier recommanda aux pirates turques des débarquements sur notre côte d'Azur. Le stratagème fut-il organisé par le monarque français ou résulta-t-il du vieux droit d'aubaine sur tout ce qui traîne près des felouques?

 

 

L'annonce, en tout  cas, de pillages par les Turcs, frères de lait de chèvre des maures, se répandit dans toutes les chancelleries et la rumeur incrimina le roi de France. Comme il n'est prêté qu'aux riches, les troupes de mercenaires qui attendaient la couleuvrine au pieds et l'épée au fourreau, jugèrent l'insinuation suffisante pour aller ferrailler.

 

Les plus scandalisés et , qui sait, peut être même les fomenteurs de toute la cabale  furent les premiers calvinistes qui savaient déjà qu'il fallait se battre pour la vraie foi.

Cet arrière plan de rumeurs et d' insinuations, ainsi que de nombreux motifs inavouables offrir l'opportunité aux troupes du Comte de Nassau ( ascendant direct de Guillaume d'Orange qui fondera les Pays Bas comme puissance autonome) de fondre sur la belle ville de Péronne. C'était le 10 Août 1536. Les douceurs de la saison et la proximité de l'objectif donnaient à la campagne qui regroupait des Flamands, Allemands et des troupes du Hainaut, un air de promenade de santé.

 

Mais Péronne n'avait pas été  choisie comme l'une des places fortes principales de notre pays sans bonne raison. Non seulement, les bras de la Somme l'isolait au milieu de l'eau, mais la ville venait juste de recevoir de nouveaux remparts avec des échauguettes, des tours et des fortins. La bataille se commua en siège ponctué de nombreux tirs d'artillerie : un feu d'artifice somptueux avec quelques assauts en super cinémascope.

 

Les bourgeois et les paysans réfugiés à l'intérieur des fortifications prirent résolument le parti de se défendre contre des allégations invérifiables et partant suspects et , femmes et enfants, tous résistèrent .

 Malgré un tir approximatif mais soutenu d'artillerie, qui endommagea la Grosse Tour construite par Philippe Auguste, la ville résista 32 jours. Le 12 Septembre, les assaillants scrutèrent le ciel et jugèrent bon de rentrer.

L'acte patriotique des Péronnais stopa net les vélléités des  " ferrailleurs " du Nord.

François Ier remercia la ville et ses habitants en accordant une charte de libertés et autorisa l'ajout au blason de la cité d'une couronne fleurdelisée.

 

La ville prit également à cette date sa devise: " Urbs Nescia Vinci"

                                                                                Ville jamais vaincue.

L'Hôtel de ville s'orna d'une salamandre, qui était l'emblème de François Ier.

 

Toutes ces illustrations montraient la couleur à tous ceux qui seraient tentés de récidiver.

 

Cette défaite fera réfléchir les chefs malheureux. Le comte de Nassau se retirera sur ses terres où une histoire particulière était  en germe. Charles Quint, lui aussi, trouva la potion amère et décida de quitter le monde. Pourquoi donc continuer à se préoccuper de toutes ces provinces nordiques où la foi se désagrège et où des petites villes résistent au plus puissant des monarques de la terre ?

Charles Quint confia le Saint Empire à son frère et l'Espagne, l'Amérique  et toutes ses provinces bourguignonnes et flamandes à son fils Philippe II et se retira , au fond d'un monastère, pour entamer,  en espagnol, un dialogue muet avec l'Eternel.

Le jeune hidalgo  Philippe partait dans la vie avec un bel héritage, la bénédiction papale, un parrain empereur d'Allemagne et une femme rousse : Marie Tudor, la soeur du roi d'Angleterre. Sur la carte d' Europe, le domaine de François Ier faisait désordre au milieu des domaines de la famille, sans compter que ce pays vaniteux entretenait en son sein un mouvement hérétique qui fragilisait le pouvoir du tonton  Ferdinand, Kaiser du Reich. Une belle opération devait absolument  effacer l' affront de Péronne et sanctionner l'alliance de François avec Soleiman. Les Français, ressentant toute la pression du monde coalisé contre eux, retirèrent les troupes en campagne dans le Piémont avec l'aide de nos amis suisses pour renforcer la ligne de front de la Basse Champagne. Craignant pour Paris, François Ier signa un traité à Crépy en Laonnois  par lequel il abandonnait ses prétentions sur l'Italie en obtenant toutefois que le Milanais soit confié à Charles d'Orléans, fiancé à une infante d'Espagne. Ce dernier mourut précipitamment et le traité devint caduc. Il fallait en finir avec ce roitelet français  ! L'opération semblait toute indiquée puisque François Ier venait de trépasser laissant la place à Henri II. Ce fils cadet n'était pas destiné à régner mais la providence en disposait différemment et brouillait les cartes car il était marié à une Médicis. L'Italie du Nord  risquait, à nouveau, de tomber du mauvais côté, d'autant que Charles Quint venait de donner la gérance du monde à son fils Philippe II.

Le nouveau monarque se devait d'introduire son règne par un coup d'éclat. Ainsi, Philippe II et son armée, sous le commandement du duc de Savoie, partie très prenante dans la bouillabaisse milanaise, et renforcée d'éléments d'outre manche, mit le siège à Saint-Quentin en 1557.

Face à cette armada, Coligny, amiral et grand protestant , n'avait que quelques troupes aguerris et les manants et bourgeois de la ville. Lui même séjournait à Ham plus souvent qu'au chef-lieu.

 

Pour préparer le terrain du combat qui devait apporter gloire au nouveau roi d'Espagne, un ingénieur anglais serait venu près d'un an auparavant reconnaître les fortifications de la ville. Ce chapitre d'espionnage si courant et bénin dans l'art des batailles occupe une importance extrême dans l'histoire du Vermandois comme du monde.

L'artillerie de Péronne, vingt années auparavant, avait juste endommagé la tour de Philippe Auguste mais, trop imprécise, n'avait pas fait tomber les remparts et ouvert la ville. L'espion anglais avait été vu autour des fortifications, mais nos concitoyens crurent que ses balades sur les plateaux alentour, ne relevait que de l'entraînement quotidien au jogging. L'anglais, de fait,  avait tout repéré car il était, sans doute, un des tous premiers à avoir approfondi les travaux de Nicolas Tartaglia ( 1499.1557), mathématicien né à Brescia qui venait de divulguer les formules de la balistique.....

 

Nos citoyens ne pouvaient savoir ce qui les attendait. Courageusement ils se résolurent à s'opposer à l'envahisseur, en bouclant la ville. L'ennemi s'installa tout autour et le prince du Piémont qui subventionnait les recherches du mathématicien planta sa tente à Rocourt.  Gaspard de Coligny remontant de Ham put s'introduire dans la ville avec 200 à 300 hommes. Le gros des troupes fleurdelisées étaient encore loin avec 20000 hommes sous le commandement du maréchal de Montmorency.

La présence de l'amiral conforta les habitants et facilita l'organisation, avec les instances de la ville et une forte adhésion populaire, les défenses et les subsistances. Pour tenir, il fallait aussi faire de la  diversion. Une sera tentée au faubourg d'Isle et une autre le lendemain,  sans succès.  Deux compagnies vont être rapidement levées parmi les habitants du pays sachant porter les armes par Caulaincourt et le baron d'Amerval.

 

Le renfort tarde et aussitôt la position et les problèmes de la colonne sont vendus aux Flamo-anglo-espagnolo-bourguignons. Le gros de cette troupe sera  bloqué par des arquebusiers postés sur le chemin de Savy.  Le même jour, 12000 anglais viennent renforcer le dispositif, ce qui permet de concentrer la batterie d'artillerie sur le faubourg d'Isle et le bas de la ville..

 

Le péril devient imminent et il faut à nouveau une manoeuvre de diversion. Coligny supplie le Connétable de Montmorency de traverser la Somme au travers des marais de Rouvroy. L'infiltration furtive n'est pas encore enseignée dans les Etats-Majors et de Montmorency amènera ses cavaliers directement vers le Faubourg d'Isle, bien placée sous le feu précis de l'artillerie ennemie . Pendant ce cheminement, la cavalerie espagnoles profitera de la chaussée de Rouvroy pour traverser la Somme. On dit que le prince de Condé aurait fait savoir au Connétable que l'ennemi abordait son flanc gauche.

"- Avant que vous ne fûtes au monde, je commandais déjà les armées. Vous êtes trop jeune pour me dire ce que j'ai à faire ! "

répondit de Montmorency.

L'armée française avait aussi disposé quelques pièces d'artillerie en direction du Faubourg d'Isle pour faire une brèche dans le dispositif d'encerclement.

 

Et, les français attaquent ! Les soldats ennemies postées sont en apparence très vulnérables car pris en étau. Seulement, l'artillerie du duc de Piémont sitôt mis en branle s'avère d'une étourdissante efficacité sur tous les remparts même sur ceux qui sont de l'autre côté de son champ de tir tendu, alors que les boulets français se dirigent droit sur les mêmes remparts . Les fantassins ennemis attendront enfouis la charge de cavalerie qui n'aura pas lieu car la cavalerie espagnole attaquera sur le flanc. Non pas pour étriller les cavaliers français mais pour les fixer un temps, le temps pour l'artillerie de changer ses azimuts et de pilonner la cavalerie.

 

Le duc de Nevers arriva, avec ses fidèles, à contenir l'ennemi pour le contourner à Grugies, permettant au gros de nos troupes de battre en retraite sur Essigny.

La cavalerie était vaincue. C'était le 10 Août 1557.

 

Mais les assiégés demeuraient derrière des murailles encore présentes .

Très vaillamment, ils reprendront la tâche de consolider, remonter, réoccuper. Mais Philippe II, alerté par la belle victoire sur la cavalerie, arrive dès le lendemain de Cambrai. Cette venue avait valeur de commandement de se saisir de la ville !

 

Les boulets recommenceront de tomber avec  ce qu'il faut de précision pour effrayer  les habitants, ouvrir la murailles, briser autant que la puissance du feu et de la balistique le permettait. Toute la fine fleur du Vermandois sera exterminée, en compagnie du duc d'Enghien, du vicomte de Rennes, et de la quasi totalité de la noblesse picarde. Ceux qui gardèrent la vie, laissérent des gages, comme ce chevalier d'Amerval qui perdit sa virilité et sera, pour le bon plaisir de Henri IV, l'époux de sa favorite Gabrielle  . La ville, après la destruction froide des boulets, sera livrée au pillage et des incendies achèveront l'oeuvre funeste. Cinq cents bourgeois périrent dans la ville livrée au pillage et à la curée.  Quand Philippe II, après ses troupes, rentra dans Saint-Quentin, le jeune homme fut consterné.

 

Les abbayes étaient détruites, les églises avaient été profanées, les reliques des saints brisées et enlevées. L'indignation monta au front de jeune roi d'Espagne lorsqu'il aperçut l'église dédiée à Saint Laurent complètement détruite.

Ce champ de ruine devait porter gloire à la victoire de Philippe, le jour de la Saint Laurent !

Les morts de Saint Quentin, ne venaient-ils pas de revivre la fin volontaire de Laurent, impuissants sur le grill et sous le feu ?

 

Le règne du nouveau roi venait d'être béni par Dieu qui est toujours du côté des vainqueurs, et pourtant la foi de l'Espagnol fut ébranlée. Ainsi, en marquant sa brillante entrée dans la vie active par la construction du palais de l'Escurial qui est à l'Espagne ce que notre château de Versailles est pour nous, Philippe gravera dans la pierre son tourment : la gloire, certes, ce sont les grands qui la récolte mais le mérite ne revient -il pas à ceux qui paient leur résistance de leur vie ?

Notre région n'a aucune place dans les Panthéons de France mais nous pouvons être fiers d'avoir résisté à l'Espagnol car il a rendu à la vaillance de nos concitoyens le plus magnifique éloge qu' il soit possible de faire.

Un autre message fut transcrit dans la pierre que toute l'intelligentsia rangera parmi les croyances de l'obscurantisme religieux : Laurent, comme les martyrs de Saint-Quentin démontraient l'inutilité du perfectionnement des armes et des répressions. Même la balistique ne pouvait tuer l'âme !

 

 

Philippe arriva assez vite à la conclusion que la guerre, avec les moyens de l'armement nouveau, était d'un prix trop lourd pour le peuple. Comme la politique lui commandait, par ailleurs de se méfier des anglais et aussi des allemands qui grognaient dans son dos, Il préféra signer la paix de Cateau Cambrésis en 1559 par lequel la guerre d'Italie était arrêtée, les évêchés de Metz, Toul, Verdun donnés à la France, Saint-Quentin restituée et Calais acheté.

 

Pendant deux années, le chef-lieu fut donc sous total contrôle espagnol. L'aide pour rebâtir fut réelle mais insuffisante pour faire revenir une population qui venait de découvrir l'horreur de la guerre moderne.

Parmi les sacrifiés de cette bataille, il faut aussi parler des quarante garçons nobles, pris en otage et élevés à la cour espagnole, selon de vieilles traditions de guerre. La chronique espagnole raconte que ceux-ci se rendirent célèbres par leur bravoure aux "Indes ", il s'agit bien sûr de l'Amérique latine où de nombreuses familles entretiennent le souvenir de leur ascendance européenne?

 

La belle défense de la cité fut honorée par deux ouvrages sculptés:

 

                       *  par des vers latins gravés sur la façade de l'Hôtel de ville :

 

                    " Bellatrix, I, Roma ! tuos nunc objice muros !

                      Plus defensa manu, plus nostro hoec tincta cruore

                      Moenia laudis habent : Furit hostis et imminet urbi ;

                      Civis murus erat, satis est sihi civica virtus.

                      Urbs, memor audacis facti, dat marmore in ista

                      Pro patria coesos aeternum vivere cives. "

 

                     " Cesse de nous vanter tes murs et tes batailles,

                      Rome; viens admirer ces vaillantes murailles,

                      ces hardis citoyens qui, dans le Champ-de-Mars,

                      Servent à leurs cités d'invincibles remparts ;

                      Où la seule valeur, sans murs pour se défendre,

                      sait braver mille morts plutôt que de se rendre.

                      Leur ville, pour marquer qu'un grand coeur vit toujours,

                      Lorsque pour la Patrie, il immole ses jours,

                      Sur ce marbre parlant, une gloire immortelle ! "

 

* par un beau monument qui ornait la place centrale de Saint Quentin.
Ce n'était pas un monument pour les âmes simples, ni pour les adeptes des lendemains qui chantent, ni pour les partisans du pacifisme. Une municipalité de gauche où de droite l'a déplacé dans les années du socialisme. Remplacé par un grand vide, il n'invite plus les promeneurs ou les désoeuvrés à une puissante réflexion. Pourtant, à sa manière, cette statue a autant d'importance que l'Escurial qui est le monument le plus visité d'Espagne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                       

Le traité de Cateau-Cambrésis

Jeanne d'Albret

et Henri IV.

 

 

La victoire de Saint-Quentin, du fait des fumées des canons,  laissa un goût âcre et amer au fond de la gorge du jeune Philippe II. En remerciement, il combla d'honneur Philibert-Emmanuel de Savoie, lequel fit de même avec ses troupes, en oubliant toutefois de citer Tartaglia : l'auteur de "Quesiti et Inventioni Diverse" et père du tir efficace . Puis le roi d'Espagne jugea bon de stabiliser la ligne d'affrontement, tout en laissant aux Anglais le soin d'arrondir les terres d'Artois occupées, et se retira dans son palais de l'Escurial.

 

Du côté français, Henri II avait atteint 28 ans, lorsque survint la mort de son père, et avait  toujours été bercé de récits de victoires sur la terre italienne. La campagne fut si parfaite qu'Henri se retrouva affublé d'une compagne directement tirée de ce roman-photos : Catherine de Médicis. Dans le lit du roi de France veillaient donc l'agent recouvreur des banquiers florentins et la nièce des papes.  Singulière garde, qui mettait à l'abri à la cour tous les ultramontains et à l'écart des mondanités les gens du Nord de la Loire.

Le roi trouva, pour seule échappatoire, les bras de Diane de Poitiers, ce qui accrut encore le caractère acariâtre et l'humeur revêche de celle qui trônait au Palais du Louvre.

Une famille, pourtant, de notre voisinage va pénétrer dans le sérail : les Guise.

C'était la branche cadette des ducs de Lorraine, revendicant sa descendance du grand Charlemagne,  qui gardait le titre de Guise comme plus beau fleuron de son armorial. N'est-ce pas depuis toujours le verrou des sources de l'Oise et de la Sambre ? Passage obligé, dernier port de l'Oise, sa fortune s'était érigée sur une forme légalisée du grand banditisme : les droits d'embarquement, de débarquement, l'octroi et les droits de douanes.

La famille,  outre l'esprit propre à la situation du fief, avait subit l'influence de Naples et de la Sicile du fait de ses liens avec la famille d'Anjou. Elle va être au coeur des drames de notre pays, tant par la gravité des faits que par la manière peu chevaleresque de leurs exécutions. Une odeur de vêpres siciliennes, crimes sauvages et parfums d'encens, entourera leurs actes et donnera un aspect sinistre à la monarchie pendant presque quarante années.

L'entrée des Guise " en cour " fut le résultat du comportement courageux de Claude, Ier duc du nom , en Italie au côté de François Ier contre Charles Quint. Avec son frère Cardinal, il conforta la position de l'organisation mafieuse à la capitale.

François, le cadet, dit le balafré, à la suite d'une estafilade gagnée aux pieds des remparts de Boulogne se comporta valeureusement à la bataille de Calais en 1558. La prise de la ville, pied à terre des Anglais sur le continent , adossée à la mer et faisant front à de vastes zones marécageuses, ne pouvait être la victoire d'un soldat vaillant, seul. L'armée comprenait aussi, Coligny, le connétable  Anne de Montmorency, Antoine de Bourbon, tous guerriers chevronnés avec une réelle autorité sur les troupes, bien plus considérables que le jeune capitaine. Avant que d'accorder à l'un ou l'autre la paternité de la victoire, il importait pour le camp français de tirer les marrons du feu.  Henri II  présenta un projet de traité que les partis s'empressèrent d'accepter et de signer à Cateau-Cambrésis.

 

Ce village proche servit donc de cadre à la rencontre des envoyés Français et Espagnols. Il y fut conclu le retour de Saint-Quentin, Ham, Le Catelet à la France contre la cession de 98 places dites "considérables" et le versement de 500 000 écus aux Anglais pour Calais.

 

Le traité fut longtemps considéré comme désavantageux pour le pays par nos premiers historiens.

Le rapport des nombres, 3 contre 98, laisse croire à un marché de dupes et pourtant, il faut bien admettre que tels étaient les poids réels de ces trois cités pour le roi de France. Les places fortes cédées  en Milanais, Piémont, Montferrat, Corse,  n'avaient jamais eu et n'auraient jamais  l'importance de notre région dans la destinée du monde !

 

Peu de temps après, pour célébrer les retours de Calais et du Vermandois au domaine, le roi invite ses principaux chevaliers à une Jardin-partie,  loin de Paris, afin que la présence de Diane et les réjouissances gaillardes ne défraient pas trop une chronique malveillante et tatillonne.

Ces rencontres festives d'anciens combattants incluent, par tradition, un simulacre de tournoi des  grands chefs . Henri II est donc opposé au connétable, c'est l'ordre des choses.

 Et voilà que l'affaire tourne mal, malgré la différence d'âge qui devait mettre Henri dans sa quarantième année à l'abri des coups du vieillard, la lance du connétable traverse la visière du heaume royal et transperce.

Catherine de Médicis devient régente du jour au lendemain et, à la manière des Italiens qui changent de gouvernement tous les quinze jours, Catherine va bouleverser la cour et l'administration. Montmorency est renvoyé, Diane exilée, les affaires militaires sont confiées à François de Guise, et les affaires civiles à son frère Cardinal.

La nomination valait pour François le bénéfice de la récupération du titre de vainqueur de Calais, au grand dam d'Antoine de Bourbon, qui pensait avoir, aussi, mérité une récompense. Roi de Navarre, ayant servi courageusement et victorieusement à Calais, il escomptait la récupération de la Navarre espagnole. Après le traité qui l'avait spolié et, voyant le Balafré préféré, Antoine  nourrira un sentiment de frustration à l'encontre de l'Italienne, et même de la Papauté et rejoindra la religion de son épouse Jeanne d'Albret.

Jeanne et Antoine de Bourbon portaient les héritages de quatre des plus importantes familles de France :

                                 Jeanne avait mis dans la corbeille les fiefs d'Ariège, hérités du légendaire Gaston Phoebus, la Navarre avec un titre de roi  et ceux d'Albret en Aquitaine, Normandie, Avesnes, La Fère, Marle etc, etc ...

                                 Antoine était seigneur du Bourbonnais, de Vendôme, descendant d'un frère de Saint Louis et donc de sang royal, Son père, mort à Amiens, avait récupéré, par alliance les biens de la famille d'Alençon, et avait été gouverneur de Picardie. Son oncle François, devenu Comte de Saint-Pol, avait recueilli  les possessions de la famille du Luxembourg, si bien que nombreux furent les Bourbons nés à Ham. Son frère Louis, prince de Condé, époux d'Eléonore de Roye puis de Melle de Longueville  fut le chef militaire des protestants "Doux le péril pour Christ et patrie". 

Le regroupement de cartes maîtresses dans les mains du jeune couple ne pouvait que porter ombrage à l'autre clan qui tyrannisait les couloirs du Louvre et , au delà, toutes les allées du pouvoir. La reine et les Guise n'avaient décrété qu'une chose : détruire le couple.

Parler des Guise oblige à évoquer aussi les autres membres de la tribu : François le Balafré, le cardinal Charles, l'oncle Jean et Louis le célèbre " diplomate des bouteilles"et aussi Marie Stuart .

 

Singulière et attachante Marie qui, en France comme en Angleterre, portait tous les stigmates d'une victime désignée pour la tragédie grecque et qui mériterait le titre de citoyenne d'honneur de notre contrée. 

 

La ville de Saint-Quentin, de la mort de François II  en 1560 jusqu'à la décapitation  de la Reine d'Ecosse en 1587, contribua directement à ses revenus ; le roi avait, en effet, choisi sa bonne ville  pour constituer le douaire ( la pension de veuvage),  de la reine de France retournée sur son île.

 

Quel était, donc, le lien que unissait Marie Stuart et notre région ?

 

Pour accepter d'assurer la retraite de cette étrangère, il fallait que nos concitoyens se sentent très proches d'elle ! C'était, il est vrai,  un ferment de paix qui bloquait les hostilités entre les deux familles de Guise et de Bourbon. En effet, Marie était la fille du roi d'Ecosse et de Marie de Lorraine, elle même fille de Claude de Guise et d'Antoinette de Bourbon.

 

Cette dernière, fille de François de Bourbon et de Marie du Luxembourg , notre mère des pauvres, était née à Ham. Son portrait est toujours visible au Palais de Versailles. Le prénom de Marie se transmettait avec régularité dans la famille et Marie Stuart en fut doté.

Un équilibre semblait  devoir s'établir entre les deux grandes familles issues de nos cités rivales de Ham et Guise : les Guise tenait le Gouvernement et Antoine de Bourbon était le Lieutenant-Général du royaume. Mais le dauphin François II époux de Marie Stuart meurt en 1560, entraînant la prolongation de la régence pour attendre la majorité de Charles IX.

La perspective de récupérer la Navarre espagnole s'éloigne encore et Antoine prend ouvertement le parti des Huguenots dont Jeanne d'Albret, sa femme, est l'une des principales défenderesses. A l'instar des provinces allemandes où le principe " Cujus regio, ejus religio ", tel prince, telle religion, fait adhérer rapidement des populations entières à la nouvelle foi, la France voit le protestantisme multiplier ses paroisses et le nombre de ses ouailles en quelques décennies.

 

 Le concile de Trente, organisé par un pape père d'une importante progéniture, n'ayant pas condamné formellement les indulgences plénières vendues pour la construction de Saint Pierre de Rome, l'Eglise n'a pas encore récupérée un souffle nouveau et n'est pas arrivée à retenir en son cénacle : l'Angleterre, la Suisse, les Pays Bas et tout le Nord de l'Allemagne. La dernière circonstance aggravante vient de la nouvelle technologie de l'imprimerie ; comme la presse tourne exclusivement pour la nouvelle Eglise, toutes les élites des provinces rejoignent le mouvement.

Les abbés des provinces, nobles pour la plupart, voient se tarir rapidement  leurs revenus et concluent une alliance objective avec les troupes royales sous le commandement des Guise. Des exactions nombreuses ont lieu qui exaspèrent et choquent les consciences.

La conjuration d'Amboise en 1560, fut une des premières fractures profondes qui va déchirer le pays, pour longtemps. La vérité demeure incertaine dans cette affaire sanglante dont seule la couleur du sang a laissé des traces dans l'histoire. François II, Marie et la régente séjournaient à Blois. A Nantes, Georges Bari de la Renaudie, et une centaine de chevaliers huguenots conviennent de partir pour, devant les monarques, présenter une requête en destitution des Guise et  demander la nomination à  sa place du Prince de Condé, neveu d' Antoine de Bourbon. Entre temps, la cour part en Week-end à Amboise et la troupe, car il fallait aviser le Prince de Condé, prudemment éloigné du terrain d'opération mais prêt pour une cavalcade glorieuse, perd une journée et se fait repérer. Avant même d'atteindre le château, les conjurés sont passés à l'épée, puis seront pendus aux fenêtres du château, par pure bestialité.

 

L' histoire rapporte que de la Renaudie s'exprima ainsi après la lecture de la sentence qui l'obligeait à poser sa tête sur le billot pour crime de lèse-majesté:

 " Je suis innocent de ce crime, car je n'ai rien entrepris contre le roi, ni contre sa mère, ni contre son épouse et ses parents qui sont compris sous le crime de lèze-majesté. J'ai pris les armes contre les princes de Guise, qui sont étrangers, et qui usurpent l'administration publique contre les lois du royaume. Si c'est là un crime de lèze-majesté, il fallait premièrement les déclarer rois. C'est à ceux qui viendront après moi de prendre garde qu'ils n'affectent de le devenir ; car pour moi la mort me va délivrer de cette crainte."

Le sacrifice des pendus d'Amboise sera suivi de plus de 1200 exécutions dans les provinces de l'Ouest, Sud-Ouest ; essentiellement des nobles plus ou moins liés aux conjurés.

 

Dès Janvier 1561, une tentative de conciliation est organisée à Poissy entre protestants et  catholiques. Le colloque sera un échec, malgré le superbe tableau qui sera peint à l'occasion de cette réunion, nous laissant un portrait exact des acteurs de la tragédie, toute la cour de l'époque autour de la grande Catherine.

La fissure, née entre les grandes familles, va se prolonger au sein même du peuple en 1562, lorsque François de Guise va donner l'ordre à ses archers d'exterminer 60 Huguenots réunis dans une chaumière à  Wassy, près de Bar, pour la prière. La guerre civile est, dès lors, enclenchée.

 

Elle fut qualifiée de guerre de religion ! Par nature, un conflit au coeur de la même croyance exclut les dissidents du pardon qui  ne peut être accordé qu'à ceux qui restent, se soumettent et implorent. Si les guerres civiles sont  douloureuses et malheureuses , les guerres de religion font plus ; elles sont tragiques et impitoyables.

C'est une lutte sans merci, ni pitié qui va bientôt endolorir la Chrétienté, introduisant une combinaison qui mènera à la guerre totale : ni salut, ni pitié pour les ennemis de notre  idéologie. Nieztche en formulera l'équation bien avant l'expérimentation du vingtième siècle.

 

En France d'abord, puis en Allemagne avec la guerre de trente ans, l'horreur fit donc son apparition au sein d'un continent qui avait mille raisons, en ce seizième siècle, de profiter de la vie. Notre civilisation approchera la catastrophe pour des motifs de fond bien futiles: Catherine n'avait pas pardonné à Diane de Poitiers, Ham et Guise n'étaient pas arrivés à s'entendre !

Le poids de ces haines ordinaires pèsera, en final, bien plus que le problème des indulgences et de la virginité mais, pour la mobilisation des petits d'un côté comme de l'autre, il fallait un bel habillage servant d'alibi . Mettre Dieu de son côté, n'était-elle pas cette astuce utilisée depuis la nuit des temps pour convaincre le couard de devenir un héros ?

Les mouvements de troupes, qui engagèrent les Catholiques contre les Protestants et réciproquement, sillonèrent  toute le France et donc aussi notre sol. Les relater occuperait de longues pages : huit guerres successives, trente-six années de troubles continus à  décrire et d'énormes recherches à faire car les rares documents ont été détruits ou emportés au loin. De plus, l'exode des protestants plongera nombre de faits dans l'oubli.

 

Il est encore difficile d'apprécier avec exactitude les forces en présence. En Picardie, Coligny, le prince de Condé, la comtesse de Roye, la famille d'Hangest de Noyon, de nombreux échevins à Montdidier, Amiens, et la grande majorité  de la noblesse de robe sont connus pour avoir "épousé la réforme".

 

La vallée de l'Oise et ses nombreuses petites industries naissantes, la Fère, les villages de Beaurevoir, le Catelet, Annois, seront visités par des pasteurs formés à Genève. Protégés par des sauf-conduits venant des principaux personnages de la région, et n'ayant pour le culte besoin que d'une humble maisonnette, même au fond des bois, leur apostolat rassembla vite les plus entreprenants et les plus courageux.

 

 

Pour endiguer la marée, l'Edit de Tolérance, promulgué à Amboise en 1562, plaça quelques vannes et érigea des digues :  le roi tolérait.... mais seulement dans les familles nobles, sur les domaines des seigneurs ayant droit de haute-justice  et dans une ville par bailliage.

Déjà, le Vermandois dépassait la norme !

 

Cette caractéristique se doublera d'une décision d'une mère inquiète :  Jeanne d'Albret qui aime son mari picard pourrait le rejoindre avec le petit Henri  mais prend peur après l'abomination de Wassy et reste au château de Pau. Catherine de Médicis utilise d'ailleurs pour retenir Antoine au Nord de Paris un commando d' odalisques célèbres et Jeanne n'est pas de nature à s'abaisser devant un mari inconstant .

Placés aux premières loges du spectacle d'une haine ordinaire maquillée en combat sur l'Olympe, les habitants de Saint-Quentin prirent la mesure de la situation et firent preuve d'une sagesse exemplaire : dès 1562, les échevins expulsèrent les nombreux prédicants dépêchés par  Genève.

Certes, ceux ci ne s'éloignèrent guère mais durent se rabattre sur des communautés moins importantes. L'équilibre trouvée spontanément sera le salut des huguenots. En 1567, les chevauchés du Prince de Condé jusqu'à Paris se traduiront par des représailles matérielles multiples : d'innombrables temples brûlés et encore quelques prédicants remerciés mais sans versement de sang. Cinq années après, alors que la Saint Barthélémy déboucha sur un génocide ignoble dans de nombreuses villes de France, le Vermandois se distingua par son humanité et sa tolérance. Les protestants y seront épargnés.

La mesure de nos concitoyens dans le massacre organisé par les Guise venait aussi d'une claire vision de la situation : Coligny et son armée de soldats huguenots était sollicité par les flamands pour combattre ensemble les espagnols. Avec Charles IX, marié à Elisabeth d'Autriche, un royaume calviniste pouvait être aisément édifié dans cette province riche et contribué ainsi à redorer le blason de son promoteur .

 

Pour le Vermandois, entre le statu-quo espagnol ou un royaume nouveau aux frontières nord, le choix logique tint autant compte des risques intérieurs qu'extérieurs. Eliminer des concitoyens paisibles n'offrait décidément  aucune autre  perspective  que des représailles interminables du Sud ou du Nord, voire des deux à la fois !

Un autre personnage, dans ce monde complexe,  joua un rôle essentiel. On ne sera pas étonné d'apprendre que lui aussi naquit à Ham puisqu' il était le propre frère d'Antoine de Bourbon et donc oncle d'Henri IV. Il s'appelait Charles avec fonction de Cardinal, archevêque de Rouen. Beaucoup d'analystes  ont prétendu que c'était un falot influençable, utilisé par les Guise contre les intérêts de sa propre famille.

Pourtant, si la dynastie des Bourbons règne toujours, le Cardinal dut aussi apporter,  par des voies tortueuses et mystérieuses, une pierre à l'édifice final.

Catholique, par subsistance et aussi par conviction, Charles  n' adopta le parti des ultras et rejoignit la Ligue que longtemps après les massacres et  pour un motif plus simple: descendant de Saint Louis, de sang royal, parmi les premiers dans l'ordre de dévolution, l'idée d'un roi  qui ne serait pas catholique romain lui était insupportable.

 

En 1576, une nouvelle trêve, dite de Loche, venait d'autoriser le culte dans les villes closes et d'accorder des places supplémentaires aux réformés ; le prince de Condé récupérait ainsi sa place de gouverneur de Picardie qui revenait à sa famille et les places de sûreté qui en dépendaient. Le lobby protestant avait oeuvré pour faire de Péronne un place huguenote. Des rumeurs circulèrent même que Paris avait donné son  accord.

 

 Péronne a, alors, un gouverneur de place du nom de Jacques d'Humières, émule de Charles de Bourbon et descendant des seigneurs  de Monchy et Becquencourt, qui refuse de rendre la citadelle et appelle les nobles à une " sainte et catholique union ... pour établir la Loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d'iceluy sous la forme et manière de son Eglise catholique, apostolique et romaine. "

 

La ligue naît ainsi, à Péronne, sous l'inspiration que les places fortes ne peuvent appartenir qu'au  roi et non aux factions et sous l' influence aussi  de l'esprit de la contre réforme ; l'effectif est maigre au départ et il faudra attendre la mort en 1584 du duc d'Alençon, seul prétendant à la couronne mâle et catholique, pour qu' il grossisse et que la ligue dépasse les contours d'une "cosa nostra" mafieuse.

 

Les batailles d'avant cette date seront le plus souvent à l'avantage des huguenots.

 

Dans notre région, alors que catholiques et protestants discutaient à Nérac l'octroi de nouvelles places de sécurité, les Guise assiègèrent les troupes du Prince de Condé qui stationnait à La Fère. Ce dernier étant victorieux, il fallut recommencer l'année suivante. Ce siège est resté célèbre sous l'appellation de "siège de Velours" car Henri III profita de la proximité de Paris pour inviter ses " mignons" à venir voir la boucherie tout en parlant chiffons. La cour d'alors avait des airs de communauté "gay" qui accroissaient encore le mépris des austères confédérés.

 Les escarmouches partout continuent d'enflammer la pays du nord au midi et la haine conduit rapidement aux règlements de compte directs : le paroxysme fut atteint en 1588 à Blois avec l'assassinat des deux chefs haïs : le duc de Guise et le Cardinal de Lorraine .

 

Les délégués des villes picardes aux Etats généraux furent  suspectés et emprisonnés. Preuve que la Ligue n'était plus l'appareil des Guise, les picards rallieront en plus grand nombre le mouvement et seront à l'origine de la création des Etats de Picardie, ébauche d' une autonomie régionale. On dit que Saint-Quentin ne se rallia pas au mouvement, manifestant ainsi sa fidélité indéfectible au roi.

Cette incartade valut à la ville  une visite d'intimidation. Le gouverneur de Cambrai, proche des Espagnols et de la ligue s'empara de Bohain et Beaurevoir et fit barrer par ses soldats les chemins d'accès de Saint-Quentin vers les  villages voisins. A ce combat en chemins creux, Montluc de Cambrai perdit tant d'hommes qu'il préféra se retirer après trois semaines d'efforts inutiles.

 

La fidélité  de la bonne ville au Roi Henri III, malgré la tentation autonomiste des partisans du chef des armées Henri de Guise, fut certainement un élément déterminant dans la décision du roi de provoquer l'assassinat de deux parrains de la mafia.

 

 Sans ces deux personnages, la ligue n'était pas décapitée, bien que sérieusement amoindrie : le Cardinal de Bourbon maintenait  le mouvement, à sa disposition,  pour l'heure fatidique, laquelle approchait inexorablement.

 

Le cinéma cru et direct de notre temps a rendu concret , dans le film adapté du roman d'Alexandre Dumas : la Reine Margot, l'image du roi malade suant des gouttes de sang. La thérapie des saignées et la méfiance de la cour à l'endroit des médecins protestants et juifs accéléreront un processus fatal.

 

La monarchie, avec l'agonie d'Henri III, devait arriver,  vite, à son rendez-vous avec le destin. Bien que programmée par tous, l'issue fut anticipée par le coup de  poignard du moine Clément qui acheva le dernier des Valois.

Les Français apprirent la nouvelle avec consternation. Nul n'ignorait que, sans héritier direct, la dévolution risquait de prendre le chemin des dames ou alors la voie du protestantisme. La Ligue s'empressa donc de nommer roi, lors d'une réunion précipitée au Château de Péronne, le Cardinal de Bourbon, sous le titre royal de Charles X. On ajouta après par dérision: le roi de Péronne.

Dans cette course, le roi d'Espagne se rappela que sa fille Isabelle était petite-fille d'Henri II et donc en première place sur la liste.

Pour Henri IV, roi de Navarre, il fallait jouer serré. Il déclara que Paris , que ses troupes assiégeaient, valait "bien une messe", se convertit au catholicisme en présence de son oncle et  fit mettre immédiatement ce dernier  aux fers.

Ce fantastique retournement de situation ne dut rien à la génération spontanée. Le rôle de Charles de Bourbon fut certainement déterminant dans la décision de Henri, de même que la fidélité des habitants du Vermandois.

 

En effet, les milices du Vermandois, après avoir résisté au seigneur de Cambrai, Montluc vinrent naturellement aider le duc de Longueville, gouverneur de Picardie, en prise avec les ligueurs . Instruits par la bataille de Saint-Quentin, nos canonniers firent merveille et l'une des pièces recut le nom de Chasse-Ligue.

 

Avec de pareils soutiens, Henri IV pouvait entamer sa montée à Paris.

 

Rapidement le mayeur Louis Doligny de Saint-Quentin confirmera sa loyauté en levant une nouvelle milice pour le Duc de Longueville, fidèle du nouveau Roi Bourbon. Le commandement fut confié à d'Achery, ayant sous ses ordres de Saint Simon et de Chaulnes, seigneur du Vermandois.

 

Nos concitoyens ne tarderont pas à servir  et se comporteront très glorieusement à la Bataille d'Ivry. " Si vous perdez vos enseignes, ralliez vous à mon panache blanc". Tous les Français connaissent la harangue, peu voit derrière la formule  autre chose qu'un effet de chapeau. Il fallait à ces troupes venues de loin au Sud et de loin au Nord, parlant des langues différentes, incapables de reconnaître les flammes, drapeaux, blasons, un signe fort d'unité de commandement et de volonté.

Henri IV trouva sans doute bien anodins les mots utilisés pour la circonstance. Ceux-ci ont, pourtant,  ravi des générations et des générations et constituent toujours le cri de ralliement le plus fort de notre nation.

A nouvel affront et victoire, nouvelles représailles !

Le duc de Parme, avec ses troupes cantonnées vers Cambrai, pense pouvoir rééditer la victoire de la Saint Laurent et effacer le demi échec de Montluc, et pénètre alors  jusqu'à Neuville-Saint-Amant .

 Un minimum de bons sens faisait défaut à ce prince.

 

Depuis la mort des Guise, le rôle modérateur du Cardinal et la déclaration d'Henri que " Paris vaut bien une messe", la guerre de Religion venait d'être reléguée au statut de guerre civile ordinaire :  La France n'a donc plus de leçon à recevoir de personne et l'Espagnol/Italien devient " persona non grata ". Comme les milices sont loin, c'est d'Humières, père fondateur de la Ligue, qui déplacera ses troupes de Péronne pour arrêter l'intru qui fut longtemps son allié contre le parti Huguenot.

Les bateaux qui descendaient l'Oise et la Somme répandirent sur toutes les rives du pays de France la nouvelle de l'outrecuidance de l'étranger et, sans le dire, chacun comprit l'urgence d'en finir avec les divisions internes funestes et souvent idiotes.

 

Saint-Quentin et le Vermandois avaient servi les rois avec constance, courage et sagesse et méritaient, à nouveau, un témoignage de satisfaction. Sitôt souverain à Paris et roy consacré, il fit avaliser par le parlement de Paris, la "Loi Salique" qui est donc très récente dans nos textes officiels . Les gens de France, se souvenant encore des Anglais à Paris, et ne souhaitant pas du tout le retour de la guerre de cent ans, votèrent la loi avec une large unanimité. Ceci fait, le nouveau roi mit en tête de son ordre du jour de venir saluer ses  courageux miliciens afin de les récompenser pour leur  attachement et leur dévouement, 

 

L'escorte royale fut ainsi reçue le 5/12/1590.

 

Aux portes de la ville, le mayeur attendait le bon roi Henri pour lui remettre les clefs de la ville selon l'usage des villes "closes".

Henri gaillard et tonitruant s'écria:

"Vive Dieu, mes amis ; Gardez vos clés, elles sont en trop bonnes mains ! Servez-moi toujours comme vous l'avez fait pour le feu roi. "

 

Après avoir remonté la rue d'Isle à cheval, il fut reçu à l'Hôtel de Ville , aux sons des cloches et carillons et de douze coups d'arquebuse, puis la cité lui fit faire le tour de ses ouvrages tant de pierre que d'industrie et d'artisanat.

Comme la ville versait aux rois diverses finances, celles ci furent affectées à un banquet et à un bal.

La première de ces réunions fut offerte par le syndic des corporations. Le mayeur, en serviteur soucieux, voulut goûter les vins et les mets avant de les présenter au roi ,

-" Je suis avec mes amis, je n'ai rien à appréhender d'eux." dit le roi.

Cette réplique, très fréquente dans notre histoire, n'a pas ici cet air galvaudé et convenu que nous sommes prompt à lui attribuer.

Les pratiques malsaines des Guise restaient vivaces dans les mémoires et l'affirmation de l'amitié des bourgeois de Saint-Quentin, qui  ramenait en pleine lumière le long parcours des Luxembourg, Bourbons, Albret sur les terres du Vermandois, était fondée comme aucune ne pouvait l'être.

Le bal, qui suivit, fut offert par le roi de France. La musique de ce temps nous est connu est nous surprend toujours par ses rythmes et ses sonorités : rien n'y est triste même quand l'amoureuse chante "mon ami me délaisse, au gué, vive la rose...."

et la danse n'exalte que le plaisir de vivre . La vision du roi dansant des "bransles et farandoles " demeure inséparable du souvenir inconscient que ce monarque a imprimé sur ses sujets.

Il aimait la danse, il aimait son cheval, son pays et les femmes et par dessus tout c'était un fils de chez nous qui, à l'instar du fils prodigue, avait abandonné des idées partisanes pour retrouver tous les siens.

 

Dans l'espace de dix années , Henri IV revint fréquemment dans notre région, et visita officiellement cinq fois Saint-Quentin. Il confirma les chartes anciennes et accorda des exemptions nouvelles et des privilèges avantageux .

 

Pour Henri, qui ne passa que peu de jour de sa vie sans monter sur la selle de son cheval,  notre région était proche  et une des plus belles histoires d'amour de l'histoire de France, qu'il nous faut évoquer comme un moment de bonheur, l'en  rapprocha encore plus : Ce petit bonheur, vous l'avez deviné,  s'appelait Gabrielle d'Estrées .

 

 

 

 

 

 

                                                        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Fère, Gabrielle

 

 

Comme chacun de nos villages, celui d'Estrées présente, au centre d'un terroir riche, un visage anodin et monotone. Son nom appelle de vagues réminiscences mais nul monument ne permet de fixer une imagination historique en quête de repères et, comme partout alentour,  l'oubli a chassé au loin l'honneur d'être d'ici plutôt que d'ailleurs. La famille d'Estrées , issue de ce sol, occupe pourtant une place importante dans l'histoire de notre nation. La volonté farouche de nos citoyens d'alors à vouloir être français plutôt qu'anglais, allemands, bourguignons et autres, en dépit de la facilité du choix et des avantages offerts, amena, dès la constitution de  régiments royaux, plusieurs  petits seigneurs de la contrée à se faire remarquer de la cour royale. De plus, les grandes batailles récentes avaient contribué à la promotion des seigneurs du "cru" qui avaient fait le bon choix. La famille d'Estrées, bien que l'existence du village remontât à la colonisation romaine qui lui a légué le nom d'étape sur la "strada", ne commença à figurer dans les chroniques qu'à partir du milieu du quinzième siècle. D'actes courageux en mariages prestigieux, la lignée passera du rang de bailli ( un fonctionnaire) à celui de seigneur de Péronne, d'apparentée aux Montmorency à proche des  Bourbons. Evolution naturelle à l'échelle du microcosme du Vermandois, où il était inéluctable que les familles " bien assises" soient appelées à gérer ensemble les grands enjeux des temps.

Après avoir essaimé de l'Arrouaise jusqu' à Noyon, Laon et le Valois, les Estrées finirent par former une fratrie considérable qui occupait les seconds postes derrière les familles royales et les  familles ducales. Jean d'Estrées obtint d'Henri II la charge de maître et capitaine général de l'artillerie. Notre région, héritière de la sidérurgie du fer, du savoir-faire des frères Bureau et premier champ d'expérimention de l'arme nouvelle contre ses forteresses réputées imprenables,  se voyait reconnaître une tragique compétence : l'artillerie.

L'arme, jusqu'à la théorie de la dissuasion, a toujours été honnie en France. L'Etat centraliste a été, encore plus que les autres, victime de cette idée reçue et il est heureux que la monarchie ait eu le génie de garder des milices de place, sous un commandement unifié, car ce sont ces troupes de province qui, à Valmy, seront les remparts de Paris et sauveront la République.

Au cours du conflit qui divisa le pays entre  Catholiques et Protestants, la famille n'abjura pas, et se comporta comme la plupart des natifs du pays, naviguant entre une admiration pour le courage des communautés protestantes, le souci de l'unité nationale face aux puissances du Nord, et la fidélité aux saints de la région qui ne méritaient pas l'exclusion de nos prières. Au cours des tribulations de la période, la famille avait eu à subir les aléas du pouvoir et sortait élimée et amoindrie ; celui-là avait été chassé de sa seigneurie par les catholiques; tel autre avait perdu  une charge récupérée par un huguenot,  sans chaque fois tomber dans le champ des revanchards. Lorsque le prince de Condé récupéra le titre de gouverneur de Picardie et la seigneurie de Péronne, la famille fut de celles qui rejoignirent la ligue pour réclamer l'autonomie de la Picardie.

Antoine d'Estrées, fils de Jean, devait hériter du titre de capitaine de l'artillerie à la mort de celui-ci en 1567, mais c'est l'année où justement le prince de Condé assiège Paris et où le connétable de Montmorency meurt. Les troubles du haut commandement écarteront le jeune homme de ses droits et Antoine s'abstiendra de combattre sans demande expresse du roi. Les séjours dans ses domaines devinrent plus fréquents. Il avait épousé Françoise Babou, la fille du supérieur d'alors de son père, maître de l'artillerie de François Ier, et en bon artilleur eut plusieurs enfants.

 

Avec sa nombreuse famille, il s'installa à Coeuvres, dans la proximité de Soissons.

 

Henri IV, sans doute, de retour de la fête à Saint-Quentin, après son sacre  où Antoine dut proposer au roi , non encore sacré, l'hospitalité d'une nuit sur la route de Paris, fit escale dans ce château. Agé de près de 37 ans, toujours par monts et par vaux, depuis longtemps séparé de la reine Margot, le béarnais est encore un coeur  d'artichaut ému par la moindre jarretelle quand l' ex grand-maître de l'artillerie lui présente sa petite famille et la petite dernière Gabrielle.

Elevée un peu comme Henri IV, loin de la cour, sauvageonne mais cultivée, sensible et irrésistiblement belle, elle a de plus les brandices de son âge :

                                                                                            elle n'a que seize ans.

Le bon roi était encore, à cette date, un roi factieux, porté par un mouvement populaire plus fort que les querelles de clochers, cependant fragile et sans descendance. Bien que les liaisons du roi soient déjà innombrables, Gabrielle apporte quelque chose en plus.

Fille d'un pays fidèle, viscéralement, à la personne du roi, simple et fraîche, elle eut la grande sagesse de résister aux premières avances du roi. C'était obliger un Béarnais à s'obstiner. Henri devint fou amoureux d'elle et accepta d'entendre la fière et pure jeune fille : sa famille et surtout son père avaient des griefs contre le roi ; le prince de Condé , oncle du roi, en était la cause et de plus l'action de celui-ci n'était pas le meilleur ferment de paix pour une région toute prête à se dévouer totalement.

Henri IV a-t-il été, comme d'autres, aveuglé par l'amour ?  Certainement ! bien que singulièrement ses premières conquêtes ne l'aient jamais trahi ( les dernières Marie de Médicis et Mlle de Verneuil armeront le bras  de Ravaillac).

Ce qu'il devait aimer le plus chez les belles devait être leur bon sens ! Henri IV prit donc la décision de rétablir Antoine d'Estrées dans ses droits ainsi que tous les membres de sa famille. C'était aussi un message clair à l'endroit de toute la noblesse et de la bourgeoisie de la région : le roi récompensera la fidélité à la France et mettra fin aux excès de rivalité entre les chapelles.

Gabrielle et Henri devinrent finalement amants. Malgré la presse à scandale, Gabrielle fut reconnue comme l'épouse du roi. Henri IV qui avait gagné dans cette alliance le coeur d'une région et une mère pour des enfants avait encore quelques étapes à franchir pour être celui qu'il voulait être. Son cas de figure était unique dans l'histoire et personne ne pouvait encore dire comment un monarque pouvait régner sur une nation pluricultuelle.

Tout ira pourtant très vite.

Ayant pris Paris, il abjure sa religion.

En 1594, il est sacré à Chartres, fait avaliser la "loi Salique" par le parlement.

Il rend une nouvelle visite à sa bonne ville de Saint-Quentin, où il est reçu par Jean d'Y, chef de la famille dont le sceau orne l'Hôtel de ville. C'était encore un voyage de lune de miel, la tendre Gabrielle était du cortège avec, chez nous, rang de reine et de fille du pays. 

L'année suivante, il obtient l'absolution du Pape.

La ligue est dissoute. Lentement, le roi va faire disparaître les foyers résiduels de cette opposition, puis en 1598, édictera l'Edit de Nantes.

 

Outre Gabrielle, la raison des quatre autres visites que fit le roi en notre région fut donc liée aux derniers soubresauts du mouvement papiste.

 

Dès 1596, alors que Sully, fils d'Artois a été commis aux finances, que les régions bourguignonnes ont été purgées des derniers ligueurs, le pays est pratiquement pacifié à l'exception de poches en Picardie et Champagne.

 

Comme Henri chevauche fréquemment du côté de Soissons et Compiègne, il installe la belle Gabrielle à Coucy où celle-ci séjournera pour sa première maternité. D'escarmouches en poursuites, les troupes royales amènent les rebelles, à moins que les ligueurs n'aient fait le choix délibérément d'être hors de portée des canons, vers la place de La Fère.

 

Ceux ci pensaient sans doute en faire le recueil des batailles à venir. Henri a le temps, Gabrielle attend. Il laisse les derniers ligueurs rejoindre la coalition et renforcer leur sanctuaire.

 

L'attentisme de Henri est évidemment mis sur le compte de ce roi volage et mécréant mais peu connaissent la détermination d'Henri IV. S'il a si bien écouté les femmes, c'est que ce grand roi a été élevé par sa mère. Jeanne d'Albret avait instruit, très jeune, son fils de l'importance de cette place pour la Navarre et des nombreuses fidélités que comptait la famille chez les gens humbles du bourg et des communes avoisinantes .

 

La Fère avait été un apanage de sa mère et des opposants l'occupaient !

Bien renseigné par les Estrées et d'autres, Henri savait que la ville disposait d'un réseau d'écluses et de digues destiné à  éviter l'inondation de la vallée lors des crues périodiques de la rivière. Il décida d'utiliser ces barrages à rebours et, en les fermant, provoqua l'inondation de la vallée et l'isolement de la cité sur son îlot.

Les troupes royales auraient pu, très certainement, prendre la ville militairement, en peu de temps ; l'artillerie, même à cette distance, était déjà redoutable. Henri IV fit durer le siège sept mois, presqu'une gestation , tenant en haleine l'opinion publique et mettant tous les récalcitrants le dos au mur. La reprise du conflit sur un autre front aurait signé la condamnation de La Fère, Marle et Guise . L'ardeur des ligueurs s'émoussa partout, tant dans la ville isolée que dans les autres provinces.

 

L'histoire , qui a embelli beaucoup de faits et gestes du légendaire "roi Henri" parla  d'une victoire à la suite d'une bataille navale. Des gravures furent même faites où l'on voit de petites barques porter plusieurs ponts, des mâts et voilures de galions. Ce fut, il est certain, le début de carrières de marins quand seront cités les noms illustres de d'Abbovile et de Colas qui participèrent  à l'abordage. Les petites gens de tous villages de la vallée et de la région jusqu'aux rives de la Somme fournirent certainement sans barguigner toutes les petites embarcations de chaland et de pêche. La bataille fut un triomphe et le jeune père put à nouveau aller jusqu'aux frontières Nord du pays rendre visite à ses chers sujets. L'Europe des Espagnols voyait le regain de popularité du français comme l'obstacle majeur au retour d'Isabelle, l'héritière du trône. Aussi, en 1597, un coup de main est tenté en direction d'Amiens. par l'armée espagnole postée en Artois et Cambrésis. Une autre incursion, sous le commandement du Général Fuentès viendra rôder sous les remparts de Péronne quatre  jours. La ville d'Amiens, déjà aux mains des ligueurs alors que toute la corporation de l'industrie du velours était protestante, nécessite une intervention urgente.

N'est-elle pas la  seule place forte fragile  sur la ligne de front où Péronne, Ham, Saint-Quentin, Bohain constituaient à l'Est un môle sûr   ? Avec l'aide des Condé, Coligny, Sully, Estrées, tous picards, Amiens sera assiégé et tombera après un long  encerclement. Une fois la place reconquise, les fonctions de  mayeur et d'échevin  seront supprimées. Le roi, qui ne connaît que trop les divisions entre les familles nobles de la région, qui ne peut choisir entre les Condé et les Estrées, ni favoriser ses compagnons protestants, érigera toute la région en généralité dépendant directement du pouvoir royal. La Picardie que nous connaissons aujourd'hui fut donc portée sur les fonds baptismaux par Henri IV.

 

 Pour asseoir encore son pouvoir, comme le père de Gabrielle venait de décéder, il confia la charge de grand-maître de l'artillerie au fidèle Sully, fils de l'Artois et donnera en compensation à sa dulcinée des titres. Celle qui était à la cour, madame d'Amerval, car Henri s'était arrangé pour lui faire donner un statut de dame en lui donnant pour époux, un vieux soldat " impuissant aux choses de mariage" par suite de blessure de guerre ( Saint-Quentin en 1557) , reçut en compensation et pour preuve de l'amour du roi, les titres de marquise de Monceaux et de duchesse de Beaufort. Les deux  bâtards du roi ne furent pas en reste, il seront nommés duc et seigneur de Vendôme, qui était l'un des plus beaux fiefs de la Navarre.

Si la bataille de La Fère  avait mis en présence des forces franco-françaises, celle d'Amiens incluait des troupes d'une puissance étrangère, en trop petit nombre certes pour constituer un "casus belli" mais l'avertissement était clair. Prenez garde, l'Espagnol ne vous aime pas !

 

Henri aimait trop la vie pour supporter ce sentiment. Comme un nouveau défi, il partira à la conquête de ce peuple voisin, à sa manière, avec bonhommie et du temps. On mesure trois siècles après combien sa réussite fut éclatante en rappelant que le  roi d'Espagne, Juan Carlos, est son descendant direct.

Il reviendra donc dans notre région pour aller signer le traité de Vervins qui confirmait celui de Cateau Cambrésis.

Pour consolider une paix, la vieille usance imposait une alliance devant dieu et son Eglise. L'idée germa d'un mariage qui aurait bien arrangé les choses.

 

Mais le roi vit le parfait amour avec celle que le peintre Clouet a immortalisé en buste nue et dont la beauté rayonne toujours. Après les séjours parfois furtifs et parfois prolongés dans les belles demeures qui saupoudraient la région et dont très peu ont été relevées de leurs ruines,  Gabrielle s'installa avec ses trois enfants dans les belles résidences du bord de Loire. C'est de là bas que vint le cliché du roi jouant avec ses enfants à quatre pattes ; l'image donnait toute puissance à la locution d'un roi bon-enfant. Le peuple était d'autant plus ému que tout le monde savait que Gabrielle n'était pas de sang royal.

Le coeur heureux, le roi et son administration firent en peu de temps des réformes d'importance. L'Edit de Nantes rendit aux protestants leurs droits civiques et assura partout une quasi liberté de culte. Les finances furent restaurées, même si la méthode prêtait le flanc à la critique.

Nos régions qui avaient combattu directement avec des milices levées au sein du peuple refusaient d'acquitter la taille qui justement servait à l'entretien de la troupe royale. La requête fut reçue et 20 millions d'arriérés de taille furent remis.

Pour assurer des recettes, l'Edit de la Paulette rendit possible l'achat des charges sur 60 années, ouvrant à des fonctions héréditaires toute une classe nouvelle ; la noblesse de robe. Un sang neuf pénétrait dans les antichambres de la haute administration avec des effets bénéfiques : rentrées financières, professionnalisme accru, couverture nationale, pépinière cultivée, décentralisation , mais avec également un effet pervers redoutable alors même que le monde s'élargissait : la France deviendra le pays des petits privilèges, des statuts, de la sclérose administrative.

 

Un inventaire complet des maléfices de cette loi amènerait à faire réfléchir toute notre administration qui, depuis longtemps, a " perdu la circulaire et  ne sait plus faire" , des Trésoriers Payeurs Généraux, héritiers des fermiers généraux, des notaires, des huissiers, des avocats  et de tous les fonctionnaires. Ces derniers rappellent d'ailleurs tous les jours aux usagers qu'ils possèdent leur poste à vie et que leurs enfants disposent de tous les avantages acquis pour occuper les places après eux.Celui qui avait réunifié la France autour de son roi ne se doutait pas de cette déviation et l'eut, sans doute, corrigée.

 

La réussite économique compléta le triptyque de la paix et des bonnes finances.

 

Dans ce monde de félicité, le malheur commence à s'abattre quand Gabrielle meurt en couche, enceinte de son quatrième. Henri, qui hésite à organiser, par bon mariage, une ligne de résistance contre l'Espagnol pour  rebondir plus tard,  et qui a même introduit une procédure pour épouser légalement Gabrielle, est cruellement atteint.

"La racine de mon amour est mort, elle ne rejectera plus. "

 

La formulation esquisse merveilleusement la part d'amour charnel qui unissait les deux êtres. Celui qui sacrifia une Messe pour sauver des milliers d'âmes sera aisément pardonné pour sa franchise. Pour un picard, plus difficile sera pourtant, d'admettre qu'il n'ait pas tenu cette dernière promesse, car son reniement causera sa perte.

 

Pour consolider sa place sur l'échiquier européen, Henri acceptera le mariage avec Marie de Médicis, pensant ainsi obtenir la grâce d'une famille qui avait tyrannisé sa mère, du crédit auprès des florentins, une bénédiction papale et une entrée à l'Escurial. Le calcul, audité et recompté par ses fidèles donnait l'assurance de pouvoir, à terme, entreprendre la création d'un pays protestant aux Pays Bas.

Henri obtint aisément du pape l'annulation de son mariage avec la reine Margot ( la bulle assura qu'il n'avait pas été consommé), du crédit et la main de Marie.

Pour assurer sa place, il lui fallait un enfançon. Henri IV avait aussi besoin de cela. Naquit ainsi Louis XIII. Le roi pouvait entamer le soutien aux Flamands. La chose réveilla les antipathies endormies et le goût de la vendetta. Dès le lendemain du jour où Marie de Médicis obtint le titre de reine, lui assurant la régence, Henri périt poignardé.

 

Le Vermandois pleurera sincèrement son roi. Chevalier infatigable, ami des humbles, généreux, formidable homme d'Etat et roi bon-enfant, son souvenir témoigne pour lui.

De son règne et de celui qui suivra, notre région héritera beaucoup de petits manoirs de briques et moellons de pierre taillée avec juste quelques réminiscences de  tourelles pour rappeler les forteresses que l'artillerie venait de sortir des signes extérieurs de puissance. 

 

 

 

Parmi les impulsions qui furent données par le gouvernement d'Henri, il faut citer aussi:

  la création d'une "maîtrise des Digues" qui fut confié à un Hollandais , Humphrey

           Bradley, dont un lointain descendant viendra rendre à l'Europe un sérieux

            service,

  le percement du canal de Briare, qui ouvrira l'ère de canaux, période faste qui

           ne se terminera que dans les années 1970 sous les coups de butoir des   

          syndicats de cheminots,

  le renforcement de la flotte qui remit la  présence de la France en haute-mer  au

           niveau de ses deux rivales :Espagne et Angleterre,

  la prise de possession du Canada.

 

En histoire, comme dans la vie, les gouvernements fragiles et courts sont souvent  les plus féconds en oeuvres durables. La vie de Henri IV est, sur ce point, éloquente. L'énumération des décisions, qui ont vraiment bouleversé le pays, fait pâlir les règnes de ses  flamboyants successeurs .

 

Ni Louis XIII, ni Louis XIV, ni Louis XV, ni Louis XVI qui symboliseront la monarchie absolue où le temps semblait asservi, aucun ne réalisa autant que ce petit roi singulier, mal vu de la majorité des cours d'Europe..

Les digues, les canaux, la "Royale", l'Amérique; l'enfant du Gave du Pau aimait l'eau et le grand large, dira la légende. Cette passion, à notre sens, il l'a dû plus  à ses gènes familiaux qu'à son séjour pyrénéen ; n'était-il- pas le fils d'un concitoyen né sur les rives  de la Somme, connaissant, par atavisme, la générosité des flots maîtrisés et la nécessité de travaux concertés et obstinés  pour  mener sa barque au port ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                     

Une manière d'apogée. Le XVII ème siècle.

 

 

Les manuels d'histoire insistent lourdement sur les changements qu'ont apporté la renaissance et le 16ème siècle dans la sculpture et l'architecture.  Les vrais raisons de l'évolution de l' habitat n'avait rien à voir avec l'influence italienne,  Tartaglia excepté. La nouvelle noblesse de robe et les seigneurs utilisèrent simplement les ressources du pays, en construisant en briques avec des tenons de fer, des maisons plus confortables.

Les spectateurs de ces temps furent beaucoup plus attentifs à des innovations qui ont engagé le pays vers l'ère moderne.

 

Notre région connaissait depuis la plus haute antiquité l'existence de la fiscalité. Fin 1576, une étape essentielle fut franchie par l'instauration de la "Taille générale"; non pas que ceux qui en étaient exemptés allaient l'acquitter, la France a toujours été ce pays démocratique ou seule la minorité paye l'impôt de tout le monde, mais par l'instauration d'une taille retaillée sur mesure, c'est-à-dire tenant compte des ressources.

Ce nouveau mode de calcul, conjugué avec l'état civil, les écrits commerciaux et la connaissance des valeurs des charges publiques, va faire rentrer nos concitoyens dans le monde des chiffres, de la comptabilité et du raisonnement économique.

Aussi, les premiers économistes firent-ils  leur apparition dans notre pays. Ils eurent le grand mérite d'être à l'image de leur temps, soucieux d'un dépassement de l'esprit partisan et du dogme ; analystes plus que doctrinaires, ils furent facilement récupérés par les économistes anglo-saxons qui, un siècle après, formuleront des théories beaucoup moins nuancées.

Parmi  ceux-ci, le plus intéressant fut, sans conteste, Jean Bodin, mort à Laon en 1596. Il est l'auteur du fameux :" il n'est de richesse que d'hommes" et énonça dans le "Traité de la République" la notion de contrat social, tout à l'opposé des pensées de Machiavel. Procureur du roi au bailliage de Laon, il étudia aussi dans sa "Réponse aux paradoxes de Malestroit", toutes ces questions sur la monnaie, l'inflation, l'activité et le crédit qui agitent encore tous les penseurs économistes et les politiciens du monde.

La société dans son ensemble devenait motif d'étude scientifique. L'économie comme le droit suivaient la destinée de la religion : la seule bonne est celle qui sert d'instrument et non de fin en soi.

De cet homme sage et remarquable, on ne s'étonnera pas d'apprendre que , bien que piètre orateur,  il fut  la voix qui  emporta la décision des échevins et notables de Laon de lâcher la ligue pour se placer du côté du roi Henri.

Une digression sur Rabelais et Montaigne n'est guère nécessaire car ils identifièrent ce souffle nouveau. Pour nos villages, un original venu du sud joua aussi un rôle important, même si ce fut très indirectement. Plutôt que de participer aux luttes fratricides des gentilshommes catholiques et protestants. Olivier de Serres cultiva son jardin en Ardèche. Il essaya le maïs, récemment venu d'Amérique, le riz, le houblon, mais surtout théorisa l'assolement triennal, avec le remplacement de la jachère par une année de pousse d'herbe ou de betterave. Henri IV, le fit venir à Paris où il planta vingt mille mûriers blancs dans le jardin des Tuileries . On imagine l'étonnement du peuple de Paris qui découvrit que chacun pouvait avoir son ver à soie chez soi.

 

 Olivier écrivit le "Théâtre d'agriculture et de ménage des champs" qui eut beaucoup plus d'influence que la pseudo politique de Sully. "Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France" n'était qu'une proclamation sans accompagnement financier mais réjouissait tous les paysans et particulièrement chez nous, car Sully était un voisin de l'Artois qui connaissait l'âpreté du travail de la terre et le caprice des récoltes.

 

Le travail de la terre bénéficia, aussi, des grands progrès qui fit faire Ambroise Paré dans le soin des plaies et des fractures. Médecin itinérant des armées, il fit beaucoup de son ouvrage en Picardie où la matière première était nombreuse derrière les troupes de Coligny.

 

La chirurgie et la connaissance des plantes médicinales se diffuseront assez vite dans les campagnes car les Juifs d'Espagne viendront nombreux se réfugier chez nous où ils ne pouvaient pas exercer beaucoup d'activités. En 1565, apparaît le premier texte reconnaissant à des Juifs le droit de résider en France. Ce droit sera toutefois limité par une assignation à résidence : la " Judengasse ", d'où viennent les rues des juifs que l'on trouve encore dans les bourgs à dominante commerciale.

Bien qu'elle ne laisse rien dans les granges et rien dans les corps, ce tableau des progrès serait incomplet sans l'évocation de l'apparition de la musique profane qui grâce à Clément Jannequin (qui fut un protégé de François de Guise) permit que la chasse, le chant des oiseaux, la bataille puissent devenir des thèmes polyphoniques. L'orchestre pour les danses répétait à côté du chapitre et les temples protestants glorifiaient, comme jamais, Dieu avec des rythmes forts et des mélodies parfaites. Les fanfares champêtres aussi sont  nées à cette époque à côté du bâtiment de la milice qui, entre deux campagnes,  pouvait souffler un peu.

 

Avec le 17ème siècle, l' ère moderne était bien là et le Vermandois était à la page comme depuis les débuts de la civilisation. La mise en place de la Généralité de Picardie instituait une structure intermédiaire qui bloquait les grandes familles de sang royal. Ainsi, Claude de Rouvroy, sire de Saint-Simon qui pouvait faire état d'une ascendance carolingienne, d'un titre de duc-pair de France, n'avait plus qu'un avenir limité sur place, plus de droit de lever d'armée, plus de droit de haute-justice, quelques taxes et des rentes, rien que des picaillons. Il vendit donc ses droits et ses biens et garda le titre pour allez côtoyer les siens. La terre de Saint-Simon, accrochée au nom de la famille, deviendra célèbre, d'une part par les mémoires du duc de Saint Simon qui est l'ouvrage le plus complet et le plus impartial sur tout le règne de Louis XIV  et d'autre part, par le mouvement des Saint-Simoniens qui furent les grands ingénieurs du 19ème siècle.

Coupé de notre terroir depuis plusieurs générations, le nom de Saint-Simon porte gloire quand même à la région. L'indépendance d'esprit du duc et ses impertinences et son cynisme traduisaient  l'autorité morale de celui qui portait le témoignage vivant d'un millénaire d'histoire commune. Parce que le site de  Saint-Simon prouvera l'intérêt des grands travaux pour le mieux-être du monde, ce mouvement, qu'on dit de pensée alors qu'il lui fallait comme les autres un sol pour projeter ses visions,  comptera parmi les plus importants des temps modernes.

 

A l'heure de l'apogée, l'industrie accompagnait l'ensemble et préparait son zénith.

Comme cette activité, plus que tout autre, nécessite foi et moyens, la ville de Saint- Quentin, qui avait sagement épargné les protestants, sera payée en retour et vit s'installer chez elle en 1585, un Coutraisien, Jean Crommelinc, attiré avec quelques autres par la tolérance religieuse.

 

A cause de  la destruction de 1557, Saint-Quentin avait perdu ses ateliers de confection de serge, saye, camelot  et droguet. Ces draps légers  de laine, parfois croisée avec du poil de chèvre, de la soie voire des fils d'or avaient fait la renommé mondiale de la ville et mérité son inscription sur la liste officielle des fournisseurs de Londres : la "Grande Hanse".

Dans leurs bagages, Commerlinc et les Flamands  apportèrent les premières techniques de blanchiment des toiles , le tissage du lin et la pratique des colorants.

Les métiers à tisser, les rouets étaient choses communes, les moutons foisons, mais il fallait une structure spécialisée sur l'ennoblissement pour métamorphoser l'ensemble. L'industrie textile, fille de l'ordre de la Toison d'Or, trouva ici, à nouveau, une terre fertile et attira, dans son sillage, le commerce de gros des laines sur les places de Chauny et Saint-Quentin, les savonneries, les fabriques de matières grasses et collantes ( l'huile de lin) et surtout les teintureries. Ces dernières utilisaient des produits couverts par le secret professionnel et toujours annoncés comme venant de très très loin : l'indigo, le bois du brésil, bois de campêche, l'alun.

 

Par quel miracle, cette industrie a-t-elle survécu ?

L'avancée technologique, acquise par nécessité à la fin du 16ème siècle, constitue une explication vraisemblable.

Une légère extrapolation nous permet de placer dans la lignée de cette industrie, les progrès des peintures à huile et l'apparition du pastel qui trouvera naissance et  sa plus belle expression dans notre région.

 

Le seizième siècle, qui plaça notre région au centre du monde, demeure une énigme et est indiscutablement marqué des caractéristiques de l'ère moderne : l'histoire s'accélère tout à coup et tout semble devoir se fracasser tous les jours ;  les murailles,  les autels,  le droit du sang  perdent leur valeur et, pourtant, à l'ombre d'une puissance croissante de destruction, apparaissent des joyaux de littérature, de musique, de peinture, d'art et d'industrie. Pour le contemporain du vingtième siècle, ce paradoxe réside au coeur même de la dynamique. Le conflit entre protestants et catholiques traduisait au niveau des mots et des invectives l'évolution laborieuse d' un changement de structure de la société des trois états (noblesse, clercs, tiers-état)  vers quelque chose de nouveau qui n'avait pas encore de nom. Le modèle antique de la cité était le seul enseigné dans les écoles avec sa variante issue de Saint Augustin, mais chacun ressentait le besoin d'autre chose car les relations personnelles avaient déjà changé.

L'édit de la Paulette confirmait la nécessité d'une émergence mais aussi enfermait la réflexion. Période de bouleversements très modernes, ce siècle évolua, d'une part, par l'art appliqué, grâce aux libertés que les gouvernants accorderont aux villes, et par l'absolutisme, qui va concentrer la légitimité du pouvoir, sur le monarque. Ce manège, dont seul Machiavel avait entrevu la mécanique, ne trouva au sein des universités que peu d'analystes et pas de critique. L'école laïque n'ouvrait pas de  troisième voie et l'université d'alors n'offrait plus de champ de confrontation entre les idées pourtant proches des huguenots et des jésuites. Ignace de Loyola qui rejetait toute la hierarchie catholique traditionnelle n'était-il pas l'expression vivante du protestant ?

Cette lacune, le peuple en son entier la ressentait et toutes les victimes hurlaient pour la création d'une institution populaire. Elle naîtra lentement, très lentement.

Ce n'est qu'en 1698 que la ville de Saint-Quentin institua une taxe pour l'entretien des écoles. Par ce modeste biais, la société civile pénétrait dans le fief de l'enseignement.

 

 Les grands principes des Eglises ne craignaient rien encore mais les parents, enfin, rentraient à l'école. La chape de plomb des libertés pour un très petit nombre et l'absolutisme pour la masse se lézardaient. En moins d'un siècle, la civilisation aura changé sans que rien vraiment des mentalités n'ait fondalement évolué.

 

Avant d'arriver à ce tournant décisif, déjà annoncé par l'arrivée des écoles jésuites dès 1604 et l'apogée des arts, il nous faut continuer à lister les faits, petits et grands, de notre histoire. Tous vont s'inscrire dorénavant dans cette perspective car le Vermandois adhère depuis Henri IV , autant sociologiquement que psychologiquement, à la communauté française et à son destin de manière définitive.

 

Après la disparition tragique du roi, la période de régence de Marie de Médicis ramena  en France une clique de personnages hauts en couleur et exposa notre région aux intrigues et troubles des grandes familles nobles.

Le duc de Longueville, bourbon et natif de Ham, gouverneur de la Picardie sera, bien sûr, de la partie dans toutes les manoeuvres de troupes au cours des années 1614 à 1616. Marie de Médicis  n'a pas besoin de regarder la carte longtemps pour mesurer le péril . Le comte de Soissons est un proche parent du gouverneur. Une autre famille alliée au Grand Condé, dont l'épouse n'était autre qu'Eléonore de Roye, possède  un large  fief  entre Péronne et Mondidier : les d'Ailly, ceux-ci aussi veulent faire la loi le long de la voie qui relie Paris aux Pays Bas. Lorsque le prince de Condé quitte la cour en 1614, tous suivent et soussignent le manifeste contre la reine et contre Concini. Ce dernier, personnage de roman tout à fait authentique, ne s'est-il pas constitué une armée personnelle de 7000 hommes, n'est-il pas le premier ministre avec tous les pouvoirs ?

La tension est donc vive, dans le pays livré à la fronde. Pour mettre échec aux menées des Picards et Champenois et protéger le chemin de fuite vers l'Espagne, Concini se fit attribuer, ou s'attribua lui-même, le gouvernement d'Amiens et de Péronne avec le titre de Marquis d'Ancre. Ce court filet de rivière, marquant une frontière du Vermandois,  faisait ainsi une entrée magistrale dans un monde agité.

Heureusement que Louis XIII portait les gènes de son père et une partie de son génie . Le roi a pour mission de gouverner et rien ne saurait l'entraver. Sagement, il s'engage par mariage avec la fille du roi d'Espagne, Anne d'Autriche en 1615. Comme son demi frère, le duc de Vendôme, fils de Gabrielle échoue dans une tentative armée contre Concini et ses sbires, Louis XIII, aidé par Albert de Luynes, fait carrément assassiner Concini en 1617 et invite sa mère à résider sous haute surveillance à Blois et à n'en sortir que sur son ordre.

Louis XIII récompensa de Luynes, en conférant à son frère  le marquisat d'Ancre et en accordant à ce dernier la main de l'héritiére de la famille d'Ailly.

Son influence étant bien ancrée, Louis XIII rendit une visite solennelle dans la bonne ville de Saint-Quentin et dans celle de Péronne, tout émues de recevoir un roi si jeune, capable d'une détermination aussi marquée que celle de feu son père.

Le petit roi, qui avait perdu son père à l'âge de dix ans, perpétua les projets secrets de celui-ci. L'alliance avec l'Espagne atténuait le risque de conflit frontal mais ne pouvait écarter la dynastie d' objectifs à long terme : conquérir l'Artois, voire la Flandre, promouvoir une nation protestante au nord. Le fils asssuma l'héritage politique malgré la  toute puissance de sa belle famille, avec un style, bien à lui, déterminé, moins chaleureux que celui de son père mais diablement efficace.

Richelieu est resté comme le seul bénéficiaire de ce compliment car Louis XIII, monarque absolu comme son père, déléguait moins.

Ce fut lui, cependant, qui dès 1616 inspira la politique de Richelieu dont le dessein fut résumé par le cardinal en une formule :  "  arrêter le cours des progrès d'Espagne".

On imagine la volée qu'il aurait recue de sa fière jeune  femme s'il l'avait lui-même proférée. Non, Louis était prudent et avait appris très jeune à l'être mais c'est bien à lui que Péronne doit les importants travaux de renforcement des remparts : le bastion Richelieu dont la tour a des murs épais de 24 mètres . Deux cents hommes travaillèrent sur le chantier. Ils nous ont laissé à la porte de Bretagne  un message inscrit dans la brique pour chanter la gloire du roi qui recevra sur ce seuil les clés de la ville de ses deux possesseurs : le mayeur et le gouverneur.

Le motif de briques noires, toujours visible, célèbre  la visite de Louis XIII par l'inscription:

                            "  Vive le Roy"

                            "      RMP     "    pour les trois villes de Roye, Mondidier, Péronne

                            et deux représentations symboliques des clés 

La reconstruction des places de Guise, Péronne, Corbie s'accompagnait de contacts diplomatiques avec les protestants du nord de l'Allemagne qui, dans le prolongement de la guerre de religion française, entamaient une guerre sacrée vers les états papistes du sud sous la domination de l'empereur d'Autriche Habsbourg.

 

Depuis la parution du catéchisme de Heidelberg de notre concitoyen Calvin, en 1563, la doctrine Calviniste autorise la solution armée. L'opposition avec les Etats catholiques du Sud devient irrémédiable. L' adossement de la Lorraine, de la Franche Comté, de la Bavière et de l'Alsace sur la Suisse, bastion fortifié du protestantisme, rend ses provinces vulnérables. Une guerre va en résulter et durer trente années. L'Alsace et de nombreuses régions d'Allemagne gardent le souvenir d'une période de guerre civile horrible. Comme chez nous, elle fut impitoyable.

Les premiers Etats du Nord commencèrent les hostilités vers 1618. Seuls, au début, le Danemark et la Suède se joignirent à eux pour des expéditions punitives sanglantes. La chevalerie interdisait l'agression des femmes et des enfants. Wallenstein et les autres se glorifièrent d'être des égorgeurs d'enfants. Louis XIII et Richelieu manifestèrent le soutien de la France à cette cause.

La Bourgogne, la Franche Comté, l'Alsace, la Lorraine sont encore aujourd'hui les pays les plus fermement attachés  au catholicisme et devaient l'être encore plus totalement à cette époque. Parmi les seigneurs importants de cette vaste région, le duc  Charles de Lorraine qui avait épousé la dernière fille de Gabrielle d'Estrées, tenait de plus en plus souvent garnison près du Doubs dans une région charnière qui permettait tout à la fois, l'incursion en Alsace, en Suisse et en Lorraine. L'entrée en guerre de la France signifierait un danger de coupure des provinces espagnoles de Flandre et Artois d'avec la Lorraine et la Bourgogne. Charles de Lorraine part donc vers le nord , sans perdre de temps.

Il n'a pas tort car, déjà, le héraut du roi de France est parti vers Bruxelles porter la déclaration de guerre. Derrière lui, le maréchal de Châtillon emmène les premières troupes vers Liège pour faire la jonction avec les Allemands et les Hollandais.

Un conflit multilatéral se déclenche de part et d'autre du Vermandois, mais le maréchal tarde à trouver les alliés du nord. L'ennemi espagnol, plutôt que de courir après le commando égaré, se retourne directement vers la France. Après tout, ce sont des traîtres. L'infant Don Fernando, beau frère du Roi, franchit, avec audace la frontière, prend le Catelet, Corbie, et son avant-garde descend jusqu'à Pontoise.

Les places et les villes ne feront qu'une résistance symbolique à ce voisin du Nord.

On annonça vite et le procès des soldats félons et la montée d'une armée nouvelle sous les ordres du roi. Les milices furent rappelées.

En même temps, la jonction du nord ayant eu lieu, les troupes du prince d'Orange-Nassau, passèrent à l'attaque sur l'arrière des troupes de l'Infant. Le repli fut donc ordonné par l'Espagnol, ainsi que fut donné l'ordre aux troupes de Charles de Lorraine d'accélérer la cadence. 

Charles de Lorraine arrive lui par l'Est et prend la partie sud du Vermandois, alors que déjà les Flamands rentrent.

Le pays fut donc puni. Les maisons furent brûlées, comme les  granges. Les récoltes et le bétail disparurent. Seuls furent épargnés les châteaux, les églises et les presbytères.

 

La punition fut finalement légère car le duc de Lorraine aimait sa femme qui était la propre fille de Gabrielle d'Estrées et Don Fernando descendait , lui , de Philippe II.

L'empire bourguignon et la chrétienté garderont, de ce fait, dans le subconscient des habitants des villes et villages de la contrée,  une réputation plus proche de l'amitié que de la l'hostilité.

L'armée française récupéra vite les terres occupées et Louis XIII et Richelieu indemnisèrent le pays.

La région sortait, une nouvelle fois, meurtrie pour l'exemple, sans que personne ne l'eut consultée, simplement parce que la carte l'avait placé là, à la merci des grands et de l'histoire .

De cette incursion brutale et dévastatrice, le souvenir s'estompa vite. La reconstruction des habitations à toit de chaume n'était-elle pas un passe temps tous les deux ou trois ans ? Les communes retrouvèrent leurs aspects d'antan. Un ressentiment fut le seul reliquat de l'épreuve. Quelle confiance accorder à ces religions qui avec leurs prêchi-prêcha s'avèrent pires que le reste ?

L'homme vaut  mieux que l'homélie ! 

 

 

 

                                                        

 

 

Le Vermandois à l'heure des dévotions.

 Coliette, Valincourt,  Grandin.

Condren.

 

 

 

Bien arbitrairement, le début de l'ère moderne se confond avec le siècle d' Henri IV.  Deux faits majeurs, parmi d'autres, contribuent à cette assimilation : le triomphe de l'artillerie d'une part qui n'endommagera pas les forts de Ham, ni Coucy mais modifiera les remparts de Péronne et surtout rasera une première fois Saint-Quentin

et, d'autre part, la fin de l'arme blanche comme carte d'identité.

 

L'Occident devait à la chrétienté que l'arme blanche valait plus qu'une simple arme de défense ou d'attaque. Elle était devenue l'outil d'un code et seuls les nobles pouvaient la porter et s'en servir. Ce droit s'était, petit à petit, confondu avec celui de faire justice et, aujourd'hui, encore les deux symboles sont souvent représentés ensemble : l'épée de la justice n'orne-t-elle pas les frontons de tous les tribunaux de France ?

Avec l' assassinat de François de Guise fomenté par le parti protestant, une innovation bouleversait complètement le monde. Sorte d'artillerie portative en miniature avec une précision d' arbalète, ce sont les ferronniers de Brescia en Italie qui lanceront le gadget sur le marché : le pistolet à pierre de silex  faisait une entrée tonitruante et ambiguë dans l'histoire : elle tuait mieux. Elle sera vite condamnée par les Eglises, sauf contre leurs ennemis, qui, en cette époque, priaient, pourtant, le même dieu sous les mêmes espèces. La diffusion de l'engin fut largement facilitée, sans que ne soit entrevue la gravité de cette permission..

Le Vermandois perdait son avance technologique obtenue depuis les Celtes dans le travail, la fonte et la forge,  du fer des épées, mais, surtout, la justification même du droit de justice était, sans coup férir, atteinte dans son fondement et mise en cause. La distinction entre haute et basse justice s'estompe quelque peu lorsque le tout-un-chacun peut infliger la sanction suprême.  La haute justice va glisser entre les mains des grandes familles vers les magistrats et vers la justice royale.

Les spadassins, les gardes, les milices de sûreté deviendront l'ossature de la sécurité publique et le régiment des mousquetaires n'aura que l'héritage du panache et des traditions chevaleresques.

 

Les Etats -Unis d'Amérique, où le port des armes à feu individuelles est autorisé, font la démonstration de l'énorme insécurité qui résulte de cette liberté et, aussi,   de la nécessité d'une justice et d'une police efficace s'appuyant sur un cadre législatif sans passe droit et d'un code moral rigide et puritain .

 

Notre pays n'avait que des institutions fragiles et le bruit de la poudre obligea à resserrer partout l'ordre moral , autant que l'ordre civil.

 

La violence de la période passée fut le terreau d'une autre violence beaucoup plus intellectuelle avant que le problème de la justice égale pour tous ne soit véritablement envisagé.

 

Pour comprendre l'ampleur du désarroi qui atteignait l'Occident chrétien dans sa fibre, il faut replacer ici dans son contexte les décisions du pape Jules III prises vers 1551, à la suite du Concile de Trente. Face aux questions posées par la relecture de la bible par les protestants, le descendant de Pierre devait nécessairement se prononcer sur la transsubstantiation, l'extrême-onction et la confession, dont les écritures saintes ne parlaient pas.  En termes techniques, il ne s'agissait que de fixer, en monnaie d'alors,  le prix que les chrétiens devaient payer pour s'assurer le paradis.  La confirmation de la présence mystérieuse du Dieu dans l'ostie rendait obligatoire que les bâtiments d'église se dressent plus haut que tous les autres et en particulier les beffrois et les temples. L'extrème-onction devint "l'ultima ratio" du clergé qui devenait décisionnaire sur ce moyen séculier d'excommunication puisque ce sacrement pouvait être refusé,  à certaines professions notamment. Concernant le dernier point théologique, le pape décréta la confession orale nécessaire, voire obligatoire. Il ne pouvait plus être question de refuser que les individus recherchent eux-mêmes leur salut mais il fallait garder le troupeau à portée des bergers et des chiens, et, pour cela, coloniser les consciences.

 

Du début du grand siècle, au siècle des lumières, à la Révolution et jusqu'à la période récente d'avant Vatican II, la confession orale fut donc l'acte principal du chrétien. Le confesseur remplaçait-il ou  complétait-il la conscience de l'individu et lui-même ne subissait-il pas un sort identique de la fréquentation de son propre confesseur ? La réponse n'appartient , sans doute, qu'à Dieu. L'observateur  relèvera que les mondes de la littérature, de la réflexion morale et historique feront un  formidable bond en avant, à peu près équivalent à ceux du conformisme et du centralisme.

L'Académie Française, fille de Richelieu et donc de Mgr Lescot son confesseur né dans notre région,  concentre toute l'ambiguité de cette période. Ce qu'elle n'admet pas constitue une faute d'orthographe et exclut son auteur du cénacle. La matière, qu'elle a traitée, ressort polie, claire et précise et ouvre à l'expression des chemins plus sûrs.

La distinction des individus qui ne se faisait plus sur le droit au port d'arme, reposera maintenant sur des critères plus intellectuels : c'est l'époque humaniste pour certains, classique pour d'autres, conformiste pour tous.

Les grands hommes issus de notre sol n'auront plus grand chose de commun avec leurs prédécesseurs. Ni le courage physique, ni la sainteté, ni l'originalité, ni le sens de l'honneur du sang et de la famille ne figureront sur la liste des matières d'examen.

L'ordre de classement s'appuiera sur un penser correct strict, se limitant à des sujets éthérés avec un comportement d'étiquette. Saint Simon sera féroce sur les hypocrisies de la cour royale  comme sur les comportements et les idées de la quasi totalité du monde qu'il cotôyait.

Il prit, toutefois, la défense de Boileau et d'un de nos concitoyens, Jean-Baptiste-Henri Du Trousset de Valaincourt. Natif de Ham, d'une famille noble de Saint-Quentin, il se fit connaître par divers écrits parfaitement en phase avec l'esprit de l'époque:

     lettres à Mme la Marquise de.... sur la princesse de Clèves, renfermant une

       critique modérée et sage de cette audacieuse immorale,

    une biographie commentée sur François de Guise, personnage incontournable,

    une sur le Connétable de Bourbon, son concitoyen,

    des observations sur l'Oedipe de Sophocle,

    des traductions des poésies d' Horace,

Le personnage est maintenant relégué aux renvois dans les livres de littérature, mais il fut successeur de Racine à l'Académie Française et un des rares personnages de son temps considéré par Saint Simon qui admirera sa sagesse.

Lors du conflit des anciens et des modernes, pressentait-il, comme Saint-Simon, les risques d'une société sans dieu ? Il se placera avec Boileau du côté des rétrogrades.

 

L'ouvrage qu'il rédigea avec Boileau sur l'Histoire de Louis XIV est malheureusement resté inachevé et Valaincourt, dont le portrait est à Versailles, plus connu des amateurs d'art du grand siècle que des historiens.

 

Sa sagesse ne fut pas que littéraire. L'époque prônait les valeurs morales les plus exigeantes et répétait, en litanies : l'argent pourrit et  en parler est signe de mauvaise éducation. Valaincourt, nous dit ce même Saint Simon, géra bien sa fortune et finit très riche, preuve réconfortante d'un bon sens paysan plus fort que toutes les dissertations.

 

La contribution littéraire du Vermandois ne se limitait pas à cet académicien. Coliette, curé de Gricourt et chanoine de Saint-Quentin, rédigea la première histoire du Vermandois. Emmerez, de la Fons, Grandin, Vasseur, tous clercs et certains professeurs de théologie, partageront la  même  passion pour les annates, histoires, mémoires du pays avec une forte connotation morale et religieuse.

Le pays, comme les êtres vivants, a, jadis, commis des fautes et s'obstine dans le pêché. Tout peut être pardonné  par une contrition sincère et une vie d'observance.

 

Ce discours, dans un monde en proie au doute, ajouté aux précisions dogmatiques du concile va éveiller nombre de vocations religieuses. Chez nous, le mouvement des oratoriens, avatar moderne de l'ordre des Prémontrés, appela un jeune natif de Condren, qui portera plus tard ce nom. Il fut le rédacteur des règles de cet ordre religieux séculier au côté de Bérulle et de son saint fondateur, Philippe de Néri.

Un autre ordre naquit, en ces temps de gloire, à Reims sous l'impulsion de Saint Jean Baptiste de la Salle. Cette magnifique institution se retrouve aujourd'hui dans les coins les plus éloignés de la planète et n'est pas né près de chez nous pour rien. Loin de Paris, en réaction contre l'élitisme du latin, grec  mais au sein de l'Eglise, ses promoteurs  comprendront que l'éducation des jeunes est plus sacrée que le magistère de l'Eglise et que tout n'est pas dans les évangiles.

Saluons, en les croisant, ces véritables révolutionnaires, qui, depuis 1679, poursuivent, en toute humilité,  l'oeuvre la plus importante du monde.

Le projet éducatif plagiait celui des jésuites et d'autres mais il était né en province et toute la différence était déjà là.

 

Paris vivait, en cirant ses pompes et en écoutant les prédicateurs de carême. Le roi ne convoquait pas le parlement composé de bouseux alors que tout ce que la France comptait de beaux esprits vivait quotidiennement à ses côtés. Molière, pour faire vivre sa troupe, fera s'esclaffer de rire la cour dans M de Pourceaugnac dont la servante parlait avec l'accent de Saint-Quentin. La précision est de l'auteur même. Son seigneur et elle dissuadaient du retour ou de l'installation tous ceux qui, déjà, voulaient quitter cette ville nauséabonde que Boileau osera décrire.

Notre région devint la victime du conformisme et de la centralisation des administrations. Colbert est souvent cité comme l'initiateur de ce mouvement. Lui qui favorisa l'industrialisation de la vallée de l'Oise et fit de Saint-Gobain, la première usine chimique s'opposait, au contraire à cette funeste mode. La société bien pensante, dans son entier, considérait, elle, cette gabegie comme le nec plus ultra de la raison.

Corneille avait précédé Racine et la société préfèrait l'homme tel qu'il devait être et non tel qu'il était. L'aspiration vers l'absolu était à l'ordre du jour dans tous les confessionnals. Le consensus sur le châtiment  va alimenter, dès lors, de manière exponentielle les galères. Le petit peuple, coincé entre la carotte et le bâton, subira le sort logique que la morale réserve aux pauvres dans les sociétés bloquées : toujours moins  .

"Selon que vous serez grands ou misérables, les jugements seront blancs ou noirs."

Le condensé schématique de l'état d'esprit dominant de l'époque présente, comme toutes les simplifications, un risque d'interprétation. Aussi, dans l'histoire de ce temps, nous relaterons deux anecdotes venant du plus bas du peuple. L'une et l'autre révèlent les failles d'une société que nos livres d'histoire ont tendance à glorifier.

 

La mutation professionnelle de la noblesse vers la capitale ou vers les ordres drainera de régions lointaines, depuis le début du XVIIème,   des enrichis qui achèteront les terres et parfois les titres. C'est ainsi qu'arriva de Bouzonville, en haute Lorraine, après les troubles de la fronde, un seigneur qui prit possession d'un village de chez nous. Il arriva certainement bride abattue, car le pays était riche en blés, poteries, forges, ateliers de tissage, bijoux, etc....

Les villageois n'avaient  pas eu leur mot à dire et bien qu' instruits des techniques de cultures modernes , imprégnés des idées de la réforme et du salut individuel, exercés à la confrontation entre les trois religions, ils avaient été vendus comme des primaires, bons à pressurer. Une animosité certaine germa, que la structure juridique et même les prêches d'alors ne pouvaient résoudre. L'oppresseur était juge et partie,  se croyant toujours héritier de la haute justice ; quant aux villageois, sans posséder de pistolet, ils savaient que chacun avait droit à un brin de justice et le doyen au confessionnal donnait d'ailleurs facilement l'absolution pour les fautes avouées de glanage illégal, voire de braconnage.

Quelle faute commit Mme Anne Grégoire, veuve Carguet ? Insulte, refus de travailler, glanage ? Le délit ne fut rien en comparaison de l'attitude du nouveau seigneur qui fit piétiner la vieille femme par son cheval. La population du village, choquée, tenta d'ester en justice. La plainte fut déclarée recevable mais l'échelon de juridiction susceptible de traiter d'un cas pareil relevait de la justice royale et l'instruction promettait d'être longue autant qu'aléatoire. Un des fils d'Anne Grégoire, las d'attendre, fit justice lui-même. Les habitants furent unanimes à défendre ce geste et personne ne réclama réparation pour ce vilain personnage, ni le curé, ni les seigneurs d'alentour.

L'évènement qui s'est passé à Flavy-le-Martel n'a certainement pas été un cas unique. L'exigence de morale ne s'appliquait pas équitablement. Le peuple voulait une justice, au vrai sens du terme, qui défende la veuve et évite à l'orphelin de faire justice lui-même.

Le roi, entouré d'orateurs superbes mais loin des réalités, entendait tous les jours que les hommes étaient mauvais et que les institutions étaient bonnes . Le message de notre région n' éclaira pas sa lanterne . Il n'y aurait rien à regretter  si la fin de la monarchie avait apporté plus de justice à tous les habitants.

 

Dans ce chapitre  critique sur la perversion des bonnes intentions, il manquerait une note de véracité si ceux, qui réussirent leur vie, étaient oubliés. Valaincourt , Coliette, tous les historiographes de l'époque méritent notre admiration. Les chemins du succès social étaient étroits, s'inscrivaient dans un cursus fléché, avec un degré mesuré d'imagination et d'audace. Une famille de la région, à l'instar d'autres familles de condition modeste gravira de nombreuses marches, sans aucune médaille, ni diplôme, ni félicitation des grands de l'Etat. Un dénommé Vinchon, humble travailleur des champs, négociera en 1488 avec son seigneur un contrat de location de terres près de Trefcon.

Son fils lui succéda et, en se mettant, à chaque innovation, à la pointe des techniques d'amélioration des rendements, rachètera sa terre et placera ses enfants selon les mêmes principes. L' exploitant agricole était né. De Trefcon à Pontruet, Maissemy, Douchy, Jussy, Vraignes, partout les enfants s'allieront avec d'autres familles qui n'ambitionnaient ni le ciel, ni le droit de justice, ni des pensions d'ancien combattant, ni la fonction cléricale. Rien ne fut simple pour ces courageux qui n'avaient que leurs mains et leur intelligence.

Mais, comme la société ne s'intéressait qu' au ciel, discutait de l'existence de dieu à l'aide de paris pascaliens, ceux qui retournaient la terre et regardaient le ciel pour son contenu météorologique, accomplissaient, sans le savoir, la seule mission que Dieu ait effectivement assigné aux hommes de bonne volonté.

En ce siècle de dévotion, ceux qui priaient peu, touchaient la  prime des ouvriers de la dernière heure !

 

Vers 1750, la famille atteindra le seuil critique qui autorise à avoir des idées sur le gouvernement du pays. Ne possède-t-elle pas des centaines d'hectares, plusieurs fiefs selon les normes d'antan ? Son pouvoir se prolonge grâce à  des représentants dans le monde, un notaire, un curé, un conseiller secrétaire du roi et, surtout, elle  sera alliée avec toutes les familles qui, alentour, auront suivi, peu ou prou, le même parcours discret: les Dauthuile, Demarole, Foulquier d'Hérouel, Quéquignon, Geneste, Duplaquet, Martine, Namuroy, Boudoux d'Hautefeuille, Delignères, Bénard, Malézieux, Tattegrain, Deguise, Foy.

 

Au sein des villes, l'esprit d'entreprise connut une floraison aussi abondante et silencieuse. La manufacture de Saint-Quentin offrait des matières à de nombreux rouets et métiers artisanaux. Il fut dénombré 1826 métiers à toile dans l'élection de Saint-Quentin. La famille Charpentier avait installé un de ses membres à Cadix, marché de cocagne  qui était à l'Europe d'alors ce que les émirats arabes sont au monde contemporain.

 

 

                                                        

Louis XIII, Louis XIV, la guerre des Flandres.

Le dernier comte du Vermandois.

La révocation de l'Edit de Nantes

  La nouvelle dimension du monde

 

 

 

 

Les crinolines pour les femmes et les fraises pour les hommes estompaient la sensualité des corps et habillaient lourdement  ceux qui se rendaient régulièrement aux vêpres, matines et confesses ou à l'école du dimanche. L'ordre moral avait posé une chape de plomb sur la société, empêchant une expansion désordonnée mais, corrélativement, augmentant la tension des atomes internes.

Le Vermandois baigna comme les autres régions dans cette marmite où certains améliorèrent leur ordinaire et d'autres furent échaudés.

Comme depuis le début du monde, les faits et l'histoire  importaient moins que la perception individuelle mais une sensation nouvelle sourdissait des plaies encore ouvertes malgré les cataplasmes philosophiques. Est-ce que l'instinct bestial n'était pas tout aussi sage et social que toutes ces convenances préfabriquées ?

 

Le haut de la marmite était occupé par le roi qui n'aimait guère sa mère et par Richelieu qui sera immortalisé avec une armure sous l'habit ecclésiastique. La proche parenté avait depuis longtemps démontré une grande puissance de maléfices à laquelle s'ajoutaient maintenant des marques de consanguinité. Les protestants et les catholiques vivaient la détestation au quotidien. La fuite au loin ne devenait pas insensée dans ce monde  trop poli ...

 

Deux de nos concitoyens participèrent de manière éminente aux premières découvertes de la petite terre qui venait de s'ouvrir aux explorateurs. Leurs témoignages, aussi, devraient figurer au programme de l'enseignement de base des jeunes car, dans le sillon du procès de Valladolid qui reconnut une âme aux Indiens d'Amérique, ils seront des défenseurs authentiques de la dimension pluriculturelle de l'humanité.

 

Trop originaux, ils sont, l'un et l'autre, inclassables dans des mouvements littéraires ou de pensées et furent oubliés.  Au Panthéon du Vermandois, ils méritent place.

Xavier de Charlevoix, né à Saint-Quentin en 1682, fut élève des jésuites et rentra dans cet ordre curieux de tout. Il fit partie des missionnaires envoyés " au nouveau monde" où il explora les plaines gigantesques qui vont du Saint-Laurent au Mississipi. Son nom  reste attaché à plusieurs villes de ce pays. Ecrivain, historien, voyageur, ethnologue, il rassemblera ses carnets dans " Histoire et description générale de la Nouvelle France" .

Chateaubriand, dont le séjour aux Amériques ne dura que cinq mois et se limita à un voyage de Philadelphie aux chutes du Niagara, s'inspira complètement de l'ouvrage de Charlevoix pour son Voyage en Amérique qui déborde complètement cette zone. Mais, très au delà des images colorées, c'est l'esprit même du livre de Charlevoix qui influencera le plus ce père du romantisme. Chez un jésuite, tout revient toujours à Dieu, la pureté comme l'innocence, la beauté comme l' ignorance.

 

Le Génie du Christianisme s'inscrit dans le fil de la pensée du jésuite voyageur, avec, toutefois, une limite. Chateaubriand écrit "Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état de vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et des sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche et merveilleuse; l'existence pauvre, sèche et désenchanté. On habite avec un coeur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout."

 

L'analyse prodigieusement prémonitoire de la morosité des sociétés contemporaines n'aurait pas plu à Charlevoix. La présentation d'un " monde vide " l'eut révolté, tout autant que celle du " coeur plein". Autorisé à parler avec la voix de Charles le grand, il aurait rappelé qu'un coeur plein était un coeur qui s'engage et que le monde loin d'être un néant était notre salut. N'était-il pas prodigieux ?

Charlevoix ne se contenta pas de visiter l'Amérique du Nord, il ira aussi aux Antilles d'où il tirera la matière d'une histoire de Saint Domingue, descendra en Amérique du Sud, visiter ses confrères du Paraguay. Ce sera un tome supplémentaire sur l'histoire du Paraguay. Traversa-t-il le Pacifique, après le Cap Horn ? En tout cas, il fit le tour du monde connu, puisqu'il séjourna également au Japon, dont il rédigea l' histoire à travers les siècles, en magnifiant évidemment l'évangélisation par son Saint Patron : Xavier.

 

A côté de ce professionnel du reportage culturel, jésuite,  Bénezet Antoine, également natif de Saint-Quentin en 1713 , figure dans nos dictionnaires comme philanthrope américain, singularité ne correspondant à aucune catégorie connue. Passe encore d'avoir émigré en Amérique à cause de sa religion, mais philanthrope !

Tout homme raisonnable aujourd'hui se défend d'agir pour ce motif. "Nous ne sommes pas philanthropes " , nous est servi  dans tous les commerces comme dans les entreprises et services publics. Bénézet n'aurait pas désavoué cette classification posthume, qui constitue un suprême éloge pour un être humain, chassé, contraint à l'exil outre-mer et coupé de ses racines. Car tel fut le sort de notre concitoyen qui ne voulut pas renier sa foi et partit donc à Londres puis dans les colonies britanniques d'Amérique. Dans ce territoire superbe, il adhérera à la secte quaker, proche du mouvement des illuminés dont la présence fut signalée à Saint-Quentin,  qui rassemblait à ses yeux les idéaux de vie du christianisme authentique, tout en participant totalement à la politique du monde que son parcours original lui permettait de bien connaître. Avec la bible et une vie de simplicité, dans un cadre de verdure qui devait lui rappeler souvent sa terre natale, Antoine Bénézet aurait pu se contenter de la vie de félicité qu'il avait choisie. Exilé à cause de sa foi, il est un homme libre, parfaitement capable d'être riche parmi les riches et humble parmi les siens et souffre de voir que certains cherchent la fortune sur le dos d'esclaves.

Ceux-là, aussi, sont partis loin de chez eux, sans défense. L'attitude des pasteurs des églises anglicanes et luthériennes  le révolte plus que tout, lui dont l'éducation a été marquée par l'institution chrétienne calviniste. Il confirmera donc son engagement à la doctrine quaker et fort de ses atouts personnels prendra la défense d'une cause perdue d'avance : celle des noirs en Amérique .

Il écrivit une " Relation historique de la Guinée " qui devait être au peuple noir un mémorial de sa culture et le fondement de sa dignité. Fils de chez nous, Bénézet ressentait ce devoir de mémoire qui donnait un sens à son exil en le rendant supportable et souffrait de voir les noirs dépourvus de ce minimum de bagages qui, où que vous soyez, explique votre identité.

 

A côté de ce livre destiné aux noirs déboussolés et asservis afin qu'ils retrouvent une partie de leur âme, Bénézet traça, dans un but purement politique,  le " tableau  de l'état misérable des nègres esclaves ".

 

Le premier ouvrage était d'essence philanthropique, pas le second !

 

Destiné aux bien-pensants des églises reconnues avec l'aide des moyens de la secte, l'ouvrage eut un grand retentissement. Lincoln comme une majorité d'Américains en connaissait l'existence et notre concitoyen figure ainsi comme un humble inspirateur de l'abolition de l'esclavage aux Etats-Unis.

 

La Guinée de Bénézet, ne l'oublions pas, se trouvait chez nous. Il rêvait d'entendre les chants, les rires, les sons, les odeurs de son pays, tout en acceptant la résignation de n'y retourner jamais. On quitte sa mère, on l'aime encore plus ! et rien ne paraît plus intolérable que l' interdiction de le dire et de l'expliquer.

 

Ces deux voyageurs naviguèrent à travers le monde avec une sensibilité historique et culturelle qui devait beaucoup à leurs origines picardes, toute à l'opposé de celle de Chateaubriand. Le monde n'est pas vide, non seulement il est beau mais il a une histoire et les coeurs pleins n'appartiennent pas aux rêveurs mais aux âmes engagées !

 

 Si la Picardie ne fut pas, le regretterons-nous,  une des terres d'élection du romantisme, elle verra naître chez elle, le roman historique, plus tard, certes.

Comme, chaque fois qu'une affaire importante est dévoilée par la presse, beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts, il nous faut introduire ici Alexandre Dumas qui jettera, avec un siècle de recul, un regard très éclairant  sur les "affaires" de l'histoire de  France .

 

Comme les "riches heures" avaient enjolivé le souvenir des XIème et XIIème siècles, les romans de cape et d'épée d'Alexandre Dumas, écrits au XIXème siècle, vont farder des réalités des règnes des quatre Louis mais aussi en révéler d'autres.

Dans les romans d' Alexandre Dumas, ce sont les seconds rôles qui ont une présence. La reine, le roi, le cardinal, sont des personnages tragiques, sans état  d'âme. Chez les grands, peu sont nobles et généreux, l'attitude commune est d'agir en partisan, de défendre sa caste et son rang avec sérieux et gravité. Tout le romanesque vient de ce que ce monde étrange est visité par des humains qui connaissent la fatigue, le doute, la camaraderie et le sens de l'humour. Autour des grands, apparaissent des personnages mystérieux qui accentuent le côté passionnel de cet univers, les espionnes, les courtisanes, les cadets de Gascogne. Dans le rétroviseur apparaissent des visages aux regards hébétés de bêtes perdues, le monde du Roi-Soleil cachait derrière les ors et les velours cramoisis des ombres : le "Comte de Monte Christo" au château d'If, le "Vicomte de Bragelonne" et le "Masque de Fer ".

Alexandre Dumas, né à Villers Cotterets au milieu de ce paysage de châteaux, encore debout, certains inachevés, et à l'époque où les récits troublants occupaient encore nombre de soirées à la chandelle, n'aura pas le temps de fréquenter l'école jusqu' au stade où celle-ci étouffe définitivement l'imagination. Aussi, à quinze ans, il suit les conseils du Général Foy de Ham, compagnon d'arme de son père et rentre au secrétariat d'un de ces Grands , le Duc d'Orléans. La rigidité de cours royales d'avant la Révolution s'étant relâchée,  le fougueux jeune homme lancera un concept nouveau, sorte de relecture de l'histoire, privilégiant l'image et les sentiments.

 

Parmi ses sujets d'intérêt, un nous est particulièrement cher : le masque de fer.

L'évocation de de cette énigme n'apparaît pas dans ce livre sans cause, car si très rares sont les mentions de ce personnage chez les historiens du XVII ème siècle, le masque de fer a réellement existé et derrière lui était soustrait du monde le Comte du Vermandois !

Cette hypothèse, en dépit de la note romanesque apportée par Alexandre Dumas, est de toutes la plus vraisemblable. Le titre a, c'est une certitude, été donné à un enfant qui ne pouvait qu'être de sang royal et pourtant jamais le comte n'a été vu.

Que fallait-il cacher derrière ce masque ?

Une des réponses se déduit de la mentalité dominante de l'époque. La société était bâtie sur des interdits que les confesseurs ressassaient invariablement. Ce que les curés vouaient à la géhenne, les évêques ne pouvaient l'interdire aux grands qui sont aussi faillibles que les autres. Il était de l'ordre moral supérieur que le péché absolu soit caché. Un péché absolu, c'est l'équation du péché mortel pour tous et pardonné à celui qui l'a commis.

 

Sans doute, l'enfant était le portrait du péché, bâtard ressemblant trop à son père ? vérolé purulent ? , et  mettait en péril la monarchie absolue en portant affront à la chrétienté.

 

Ce paradoxe du péché absolu qui est abordé ici, par un détour auprès du roman historique, renvoie aux reflexions des plus grands philosophes de cette époque : Kant, Pascal, Descartes, Hegel, Rousseau, Voltaire, et plus tard Nietszsche, tous chercheront l'absolu dans l'homme, voire l'absolu sans l'homme, au delà du bien et du mal.

Des élucubrations d'état major, des aspirations d'absolu et d'autres balivernes de curés vouèrent le dernier comte du Vermandois à un exil intérieur innommable!

    

Condorcet aborda de manière forte la critique de la morale absurde qui condamna le comte du Vermandois :

   " on y apprend aux enfants qu'on ne peut faire de bonnes actions sans grâce et qu'il y a deux sortes de crimes : l'un véniel, pour lequel on est brûlé pendant quelques siècles, l'autre mortel, pour lequel on est brûlé éternellement ".

 

Au delà de la morale et de la fiction, le dernier Comte du Vermandois, dont l'existence alimente encore  rumeurs et interrogations, a sa trace dans les registres officiels. Fils naturel  de Louis XIV et de Mme de la Vallière, il est né en 1667 à Paris, légitimé en 1669. Cette même année, il reçut le titre de grand Amiral de France. Il est officiellement décédé en 1683. Sa mère, évincée par Mme de Montespan, se retira chez les Carmélites en 1674 sous le nom de Louise de la Miséricorde.

Le Masque de fer fut enfermé à la prison de Pignerol , puis aux îles Saintes Marguerite en 1686, puis à la Bastille où il mourrut en 1703.

L'autre hypothèse fait du Masque de fer, un fils d'Anne d'Autriche et de Buckingham, frère adultérin de Louis XIV.  Aucun ragot n' avait rapporté de grossesse royale alors que le Comte du Vermandois, lui, est bien né. L'exil forcé de sa mère et la date de la disparition de Comte, correspondant au premier emprisonnement du Masque,  ouvrent des pistes, en effet,  troublantes.

  

Les décennies qui précédèrent la révolution furent des années inquiètes. Le trouble des esprits  avait de multiples origines que la venue des rois ne suffisait pas à calmer. Louis XIV passa dans la région sept fois sur le chemin des Flandres. C' était devenu une escale ordinaire, où le roi et la cour pouvaient souffler un peu. Les largesses ne s'enregistraient plus dans des chartes avec assurance de fidélité et de dévouement.

 

Les seules libéralités allaient aux bâtiments d'Eglise. Bien que la ville vît passer d'Artagnan et des troupes royales en tenues brodées d'or, le poids de l'administration , le lest des actes de contrition, et la perte des dynamiques huguenots, avaient grevé la confiance, et le moral n'était plus vraiment là.

La conquête des Flandres, puis de la Franche Comté et de Strasbourg,  justifiait, aux yeux du roi,  toutes les ponctions. Après ces annexions, un répit aurait pu être accordé aux provinces contributrices. Les fortifications de Vauban, les fêtes de Versailles, remplaceront les chapitres de dépenses et éviteront aux fermiers généraux la crainte de relâcher la pression des griffes fiscales règlées avec minutie depuis les Romains.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                        

Le Nain, De la Tour,

 Crozat, Parmentier, Law, Benoît Labre

 

 

 

La destinée maudite du dernier comte du Vermandois rélégua le pays au rang des provinces confiées aux pique- assiettes. Louis XIV traversa la région par obligation. Louis XV lui ne parut même pas dans sa bonne ville. Un fonctionnaire zélé osera même mettre à mal la charte accordée à la ville de Saint-Quentin par Philippe Auguste et ses ajouts postérieurs. Il faudra un procès devant le parlement pour que l'engagement royal soit maintenu. Soutenu par l'avocat  Hordret, l'affaire portait en pleine lumière le fossé qui se creusait entre le peuple et son gouvernement. Les fissures furent nombreuses mais rien ne laissait présager un divorce pas même une séparation, ce n'étaient encore que quelques volées d'assiettes sur les têtes de subalternes obséquieux .

 

La France d'alors regorgeait d'or et en éclaboussait le monde. Aucune monarchie au monde ne pouvait prétendre l'égaler. Et pourtant, quand les opportunités d'investissement sont verrouillées par la rigidité des fonctions, l'or est tout le contraire de la richesse.

Déjà vers 1672, le chantier titanesque du percement du canal entre  les deux mers, dit du Languedoc, avait failli capoter sous l'impécuniosité de l'Etat. Pour l'achever, l'Etat concédera à un audacieux ingénieur, Pierre-Paul Riquet, le canal en fief perpétuel avec droit d'y bâtir des moulins et des magasins.

La réussite, in extremis, de ce projet suscita des idées, voire aiguilla des initiatives.

Les rivières avaient été depuis la nuit des temps les sources de richesse de notre région et les voies drainant toutes les activités mais les passages d'une vallée à l'autre demeuraient des murailles autrement plus  infranchissables que le " pas de la case " au milieu des plaines occitanes .

Un premier projet vit le jour dans la tête d'un audacieux. Il s'appelait Caignart de Marcy et obtint, à l'instar de Riquet, la concession d'un canal par le plus court chemin entre Saint-Quentin et l'Oise via Sissy et Homblières. C'était le plus fort  rapport  de dénivellation au kilomètre et, en ces  mois de année 1724, si l'or abondait, le crédit était mort, tué en 1718 par la faillite de la banque Law.

La société française d'alors, par le fait de générations de notaires, croulait sous les actes et quittances mais ne fréquentait pas les guichets de banque. Il fallut l'appui d'un des fils de Louis XIV, le prince d'Orléans, qui avait passé plusieurs années en Angleterre, pour que Law obtienne l'agrément d'exercer son commerce à Paris.

La banque commença dans l'allégresse de promesses raisonnables : Riquet était un gros déposant et l'armement des bateaux pour les Indes semblait une opportunité excellente en matière de crédit. Pourtant le financement devait accompagner, sur des durées de plus de six mois, sans aucun espoir de rentrée financière, des opérations à haut risque. Outre ce domaine d'activité, seules la construction et l'agriculture offraient des sorties assez sûres. Nombreux furent donc les agriculteurs et notamment chez nos concitoyens qui osèrent utiliser le crédit pour acheter des terres ou monter des bâtiments. L'épopée commencée en fanfare se termina vite en déconfiture.

 

Qui colporta les rumeurs que le papier remis par la banque ne valait rien, que tel navire avait été piraté, que la lettre de change de Pondichéry était creuse ?

La panique fit courir dans la rue Quincampoix et chacun demanda la restitution de l'or que, seul, les notaires acceptaient. Les moins dupes furent les agriculteurs et un nombre limité d'investisseurs. Cette déroute eut pour conséquence d'accentuer fortement la méfiance des Français pour le papier monnaie et les banques. L'industrie naissante fut, dès le départ, rangée sur l'étagère des farces et attrapes et les Saint-Simoniens, qui, plus tard, réfléchiront sur les moyens du progrès économique, n'envisageront pas un instant le recours dynamique au crédit.

Caignart de Marcy chercha partout des aides, en vain. Dans ce monde, où l'entrepreneur ne pouvait compter que sur son étoile, un certain Crozat reprit l'idée à son compte et réalisa son rêve. A ce titre, bien que venu de loin, il fut le visionnaire et le bienfaiteur de notre région. Il fera rentrer le Vermandois dans l'ère industrielle avec un demi siècle d'avance et l' installera solidement dans son rôle de place tournante pour le transport fluvial européen.

Le canal est, autant que son créateur, un personnage important de notre pièce. sa carrière semble terminée et il est relégué aux rôles muets et à la distraction des pêcheurs à la ligne du dimanche mais il fut longtemps un jeune premier, fier de saluer Saint-Simon et de relier le Nord et la capitale.

 

Il eut une descendance dans les canaux de Suez et de Panama. Son héritage éveillera jalousie et intérêt de la part de prédateurs armés venus du nord.

 

Le cheminement qui amena Crozat à s'intéresser au projet du canal relate toutes les étapes nécessaires à l'accomplissement d'une idée. Crozat, natif de Toulouse, partit très jeune vers les terres vierges de Louisiane où il obtiendra le monopole du commerce des grains. Il en retirera des pécunes mais aussi des constatations : les blés de France sont incomparables, le canal du midi, au lieu de ramener les grains vers Bordeaux, les aspire vers Marseille. Comment s'assurer des approvisionnements réguliers en céréales, blé pour les pains, orge pour la bière, avoine pour les chevaux et les petits déjeuners des immigrants ? Un canal entre l'Oise et l ' Escaut, ce serait l'assurance de prendre pied dans le grenier à blé du monde et de pouvoir l'acheminer à moindre coût. Crozat fit donc construire le Canal de Chauny à Saint-Quentin à ses frais. Ce premier tronçon de 41 Km fut réalisé en six années et inauguré en 1738. Antoine Crozat décéda malheureusement peu après. Son frère, peu soutenu à la cour, ne poursuivit pas l'aventure. Une certaine Mme de  Pompadour y faisait régner l' ordre tacite implacable d'écarter tous les projets des farfelus de l'industrie pour ne donner agrément qu'aux projets de l'immobilier de standing. Les grands directeurs des banques parisiennes , sous la férule de la direction du trésor, sont aujourd'hui encore les émules fidèles de cette " autorité ".

Le frère de Crozat ne séjourna pas le long des rives du nouveau canal et ne s'intéressa pas à la continuation des travaux. Sa passion pour la peinture le rend cependant très révélateur de son temps. Il misa non sur le blé mais sur des peintres. Il contribua à faire éclore le talent de Watteau, Van Loo, Coypel, Subleyras et toute cette école de finesse du XVIIIème siècle qui accéda à la notoriété loin des cénacles parisiens.

L'évocation de l'apogée de la peinture et le rôle des mécènes provinciaux introduit la gloire du plus éminent fils de Saint-Quentin. La famille Le Nain, de Laon, avait déjà donné la mesure du talent de peintres du terroir. Comme les Hollandais, ils s'attacheront à croquer des personnes ordinaires dans leurs attitudes et leurs gestes quotidiens. La noblesse des êtres déjà se situe au delà de l'académisme et le peintre s'affranchit des obligations des allégories de "bon ton". Ni mouche, ni sablier, ni tête de mort, ni fleur fanée, ni fille sage tenant une lampe allumée, le paysan est au milieu de sa famille dans le clair obscur de la chaumière et le pain est tranché à bras le corps. Les Le Nain étaient des grands révolutionnaires.

Quentin la Tour n'aura plus à tenter ce que ses voisins avaient osé . Son environnement, à trois tiers de siècle de distance, n'est pas comparable. C'est un citadin d'une ville prodigieuse entourée d'une campagne moderne. Surtout il est le témoin des progrès de l'industrie textile et des colorants. Sans ce cadre, Quentin n'aurait pas atteint cette notoriété mondiale.

Comme tous les peintres, il commence ses toiles en griffonnant au crayon de carbone, les principaux traits de l'oeuvre. Ces lignes sommaires portent toute l'ossature et parfois tout le génie de l'oeuvre accomplie. Le " sacré coup de crayon " deviendra plus tard l'expression la plus résumée de la valeur ajoutée. Daumier, Walt Disney, tous les auteurs de BD, tous les cartoonists deviendront riches à partir de rien.Pas tout à fait, et le Vermandois apportera aussi, dans ce domaine, sa contribution.Le pastel poussait en abondance dans la région pour fournir les teintureries en couleur bleutée. Lors de sa transformation, le pastel est réduit en pâte puis en poudre et peut ainsi être incorporé  dans les bains colorants. Il devait être, depuis longtemps, utilisé comme crayon pour dessiner les contours des toiles de lin à découper avant que de figurer sur la palette de l'artiste pour ses ébauches.

Dans peu de livres érudits, l'invention du crayon de couleur trouve grâce. Ce fut pourtant, avant la télévision en couleur, une des innovations les plus importantes de l'humanité. Le regard émerveillé des enfants ouvrant une boîte de crayons Caran d'Ache, nous le rappelle utilement.

 

Les premiers crayons de couleur transportables et immédiatement utilisables métamorphoseront la peinture . Quentin la Tour comprendra vite l'avantage du trait apparent et fera éclater l'art du portrait. Le visage sur la toile sans relief et sans vie passera, dès lors, pour démodé  et il faudra attendre les impressionnistes pour que la force du " coup de pinceau"  rivalisât, à nouveau, avec  le coup de crayon. Ainsi les peintures de Quentin la Tour connurent un long purgatoire après une vogue inégalable. Notre concitoyen était tellemnt prisé par la cour de France qu'il en connaissait, par le menu, toutes les têtes, de Mme de Pompadour, au roi, de la dauphine au Comte de Provence , etc....... Il pouvait se glorifier d'être le seul personnage du pays qui pouvait faire attendre le roi et la reine et imposer le silence à tous les grands. Bien qu'intime de la plus haute noblesse, Quentin resta un homme simple qui n'oublia jamais que son père fut arpenteur en Vermandois et que son grand père participa à la restauration du  gros clocher de la collégiale. Il avait un appartement au Louvre et honorait  cependant de son amitié  les encyclopédistes, d'Alembert, Rousseau, Voltaire.

 

Il affichera cette superbe indépendance d'esprit en maintes occasions . Peintre de la reine, des dauphines , de l'infante d'Espagne, il se fit longtemps prier avant d'accepter le portrait de la favorite du roi, la fameuse Mme de la Pompadour. Ne l'aimant guère, il demanda quarante-huit mille livres pour le travail, et trouva diverses excuses pour retarder sa venue en ville. Finalement, il vint à Versailles où, logeant à l'entresol, il eut le loisir de croiser ses vrais amis de l'Encyclopédie. On rapporte qu'il avait exigé qu'aucun importun n'assistât aux séances. C'était l'argument pour travailler à l'aise sans perruque ni escarpins. Voilà que le roi pénètre, tout sucre et tout miel, dans la pièce transformée en atelier. La Tour salue et se retire en déclarant qu'il travaillerait lorsque madame serait seule !

Une autre anecdote est rapporté par le chevalier d'Estrées. Le peintre travaille sur le portrait d'un des grands du système : M de la Reynière n'est-il pas fermier général !

Trouvant les séances longues, il envoie son domestique pour prévenir qu'il n'est pas libre pour l'heure fixée:

"Ton maître est un sot que je n'aurais pas dû peindre. Assieds-toi là, ta figure me plaît, je vais te peindre", dit-il au jeune homme.

-Mais, Monsieur, si je tarde à rendre réponse à M de la Reynière, on me mettre à la porte.

-Bah, je te replacerai."

Ce que fit effectivement  Quentin de La Tour.

Pour se permettre une telle audace, il fallait plus que du talent. Quentin n'était pas qu'un portraitiste plus doué que les autres, il portait témoignage pour le créateur...

"Tous ces portraits de femmes peints, par La Tour, ne sont pas seulement vivants ; ils ont un charme particulier, ils sont souriants, et c'est ce sourire qui leur communique la majeure partie de leur vie.

 

A cette galerie de révolutionnaires pacifistes, ajoutons deux proches cousins :

Parmentier, natif de Mondidier, dont la contribution à notre région et aux Belges est bien connue et  Saint Benoît Labre.

 

Ce saint exprime parfaitement les blocages de la société du siècle des lumières.

Né en Artois, province cossue mais quelque peu suspecte pour l'intelligentsia parisienne, il est pauvre mais a la foi et veut servir Dieu. Il ira , avec son chien, jusqu'à Rome pour demander l'accès à la prêtrise. Même la première marche lui sera refusée, les pauvres pouvaient être envoyés aux colonies par simple bon vouloir de l'administration, les valets ne pouvaient pas quitter leur maître. Benoit devint clochard prêchant, proclamant toujours et partout la gloire de Dieu.

Louis XVI avait la passion des serrures, Louis XIV celui de sa gloire, Louis XV celle du despotisme éclairé. Comme Condorcet dira de la Pompadour et des grands " Je les salue de loin, je les respecte comme je dois et je les estime comme je peux ", Benoit ne reçut aucune aide et aucun soutien, il faisait partie du quart-monde du clergé, bien au dessous du seuil du salut. La chrétienté l'honore comme saint patron des réfugiés et des immigrés, après avoir reconnu la validité de son message. C'était la propre  voix du comte du Vermandois osant dire  à tous que l'évangile ne prêchait pas l'exclusion ni l'avilissement.

Les inamovibles favorisés du système, bardés de convictions, n'entendirent rien. Contraints bientôt à partir, ils eurent loisir de prier ce saint, qu'ils n'avaient pas voulu écouter.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                      Encore un bout de Canal.

Les francs maçons.

Young

L'affaire du blé.

 Les Cahiers des doléances.

 Condorcet.

Les révolutionnaires picards

 

Les signes prémonitoires d'un bouleversement à venir n'avaient pas manqué sur la route bien que l'apparence d'un monde sans problème prévalût partout. Le canal de Croizat fut poursuivi vers Ham et Péronne pour rendre navigable la haute partie de la Somme. La tâche ne fut pas très ardue bien que, là aussi, la géographie des villages fut altérée en profondeur. Ham et Péronne perdirent plusieurs zones marécageuses qui faisaient partie de leurs défenses naturelles ainsi que de leur cadre de vie. En ces dernières années de l'ancien régime, un anglais du nom de Young traversa notre contrée. 

Il rassembla ses observations dans son livre "Travels in France". Comme son ancêtre qui était venu mesurer les murailles de Saint Quentin avant la canonnade, il avait l'oeil de l'espion, intéressé de découvrir toutes les méthodes culturales qui pouvaient améliorer la productivité des terres anglaises. Notre région le passionna et il la célébra comme la terre la plus fertile au monde. Son analyse ne se limita pas à cet aspect superficiel des choses. Il recensa qu'une ferme de 800 setiers demandait 35 chevaux alors que celle d' une superficie de moitié inférieure en exigeait vingt. Chacun le savait chez nous mais l'anglais repartait avec une donnée économique de première importance pour son pays où la campagne était ouverte. Le régime juridique des exploitations agricoles tient aussi une place importante dans son récit de voyage. Alors que le français ne voit que les devoirs et les charges, l'anglais mesure les droits. Il effectue un savant calcul pour mesurer le poids des fermages chez nous et dans son pays, comparaison évidemment accablante pour nos paysans. Il scrute aussi la défense juridique des fermiers. Partout, les propriétaires ont le droit pour eux et surtout, les nouveaux arrivants peuvent  spolier les  anciens outrageusement. Young notera  cependant que, dans le Vermandois, la coutume du "mauvais gré" donnait à la communauté des paysans un droit de rejet des étrangers, qui avaient surenchéri, par l'intimidation, la quarantaine voire la vengeance collective. Cette coutume constituait le ciment des familles qui, par le seul mérite de leur travail, entretenaient le pays mais faisait l'objet de furieux et nombreux procès. En 1787, l'assemblée provinciale picarde mettra ces causes de litiges en tête du travail législatif qu'elle devait entreprendre.

Hélas, le temps ne lui laissa aucun délai ! Young, libéral convaincu en matière économique, ne trouvera pas de contradiction dans cette réaction corporatiste, il la soutiendra même. Il comprendra vite que l' agriculture était  une vache à lait pour une classe oisive qui, chez nous,  ne payait pas ses travailleurs au juste  prix. Tout l'appareil judiciaire contribuait à la pérennité  du servage. Déjà en 1707, un arrêté avait condamné les occupants qui jouissaient sans baux des terres, " les cédent et disposent sans la participation des propriétaires". Où était le mal puisque les fermages et les corvées étaient honorés ?

La question reste posée car le texte, modifié mille fois dans sa forme, régit toujours les rapports des propriétaires et des fermiers d'aujourd'hui. Young, lui, ne comprenait simplement pas cette hérésie juridique qui fausse la notion même du contrat.

Là, où le marché libre  réglait naturellement les déséquilibres, fallait-il un arrêté, ayant force de loi, qui accordât, à une seule partie, l'avantage d'une action faite dans l'intérêt de l'ensemble des contractants ?

- of course, no !

Young raisonnait comme un extra-terrestre. Pour lui, les blés pouvaient circuler librement et franchir les océans. Croizat, le savait aussi, mais dut payer de sa poche son affranchissement de règlementations tatillonnes qui tyrannisaient, rançonnaient et  affamaient.

La France, terre d'élection de la culture des céréales, était sous la coupe d'une caste inféodée à la haute noblesse et proche des clochers qui pouvait seule stocker et négocier. Son intérêt dépassait toute notion d'intérêt public. Les pauvres, s'ils n'ont plus moyen de payer leur pain, qu'ils partent aux colonies !

Nombreux sont ceux qui soutiennent que la Révolution fut une des plus grandes occasions manquées de l'histoire. Révolte issue d'une manif de boulevards, les organes d'information du temps se trompèrent sur le sens des banderoles et l'erreur d'interprétation mit le monde cul par dessus tête.

 

 

Le surenchérissement conjoncturel du blé consécutif  au rejet par Necker, banquier, des décisions de libéralisation du commerce du blé suggérées par Turgot à la suite d'affirmations fallacieuses sur le  mauvais rendement des récoltes, donna libre cours à une folle spéculation.

Sur notre terroir, le blé n'a jamais vraiment manqué et pourtant la goutte fit déborder le vase. Le motif de la révolte cachait une forêt de doléances que Turgot avait déjà pressenties. Il sera l'inspirateur de la renaissance  des parlements provinciaux et fut, de ce fait, l'objet d'une cabale qui  prétendit que ces convocations étaient destinées à museler les voix d'opposition qui s'élèveraient. En Picardie, la convocation du parlement n'eut lieu qu'en 1787, restaurant un pouvoir législatif souverain né sous la ligue et oublié depuis lors. Le remplacement de Turgot, qui fut un ami très cher de Condorcet, par Necker est souvent attribué aux intrigues de l'"Autrichienne", Marie Antoinette sur son faible mari. Turgot se déclarait agnostique et proche de la pensée franc-maçonne qui avait planté des loges à Saint Quentin comme ailleurs. La reine eut un haut le coeur, directement provoqué par son confesseur qui  tenait son jugement du confesseur de son confesseur. Bien que genevois, Necker, représentait un moindre mal et fut choisi, puis révoqué sitôt mesurée la profondeur du trou . Le peuple, non consulté, voulait simplement manifester son désaccord : pas de revendication statutaire, ni d'augmentation de salaires, ni plus d'emploi, pas même moins de corruption, le peuple défila pour du pain plus abondant et moins cher, alors que, tout le monde le savait, les greniers étaient pleins.

Dans le chapitre, que quelques femmes de Paris vont ouvrir, notre région apporta une contribution essentielle : un grand nombre des personnages importants de la période sont issus de notre sol.

Rien d'étonnant à cela, l'évolution du monde n'était pas passée à l'écart ! Maintenus longtemps dans ce que Condorcet appelera l' état naturel du chrétien, c'est à dire " humiliation et opprobre", les plus humbles des habitants savaient par atavisme, ou intuition ou comme une leçon venue du fond des âges, depuis Jules César à tout le moins, que le fond des pensées n'appartient qu'au sol muet qui nous supporte; à ce "genius loci", refuge de la dignité, où confesseurs et moralistes sont  interdits de séjour.

Le jour où, pour la première fois, les citoyens furent invités à parler sans contrainte à la seule condition de savoir écrire, un monde inédit  fit surface.

Les cahiers des doléances seront le résultat de cette consultation d'un genre nouveau.

 

Ils devaient servir de prologue à la "Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen" et constituer un document écrit aussi important que le Coran et la Bible et ont pratiquement disparu de la conscience de nos concitoyens. Il s'agit pourtant du plus beau devoir de classe et l'un des plus révélateurs de ce que nos ancêtres de 4 à 5 générations pensaient pour eux et rêvaient pour nous.

 

Chaque mairie devrait maintenir affichées les quelques pages cosignées qui, encore à ce jour, matérialisent  l'exemplaire unique d'une consultation populaire libre dans notre pays.

Un inventaire exhaustif même, à l'échelle réduite de notre contrée, serait une entreprise monumentale. Chaque communauté, consciente des aspects multiples des problèmes de la société, ne manqua pas l'occasion qui s'offrait d'évoquer les aspects généraux en termes souvent convenus et d'insister sur les cas pratiques, souvent chargés de contentieux millénaires et  incompréhensibles pour l'étranger.

Des appréciations synthétiques peuvent être tracées, bien que la lecture d'un seul de ces documents vaille mieux que tous les triturages.

La première des constatations rejoint ce que Condorcet disait des habitants de Ribemont avec lesquels il usa ses culottes courtes. Ces 2015 âmes  regroupés en 387 feux " sont passablement polis en leurs moeurs et en leur parler...., ils ont l'esprit subtil....., mais un peu lents au travail, ayant trop d'attache à la recherche des menus plaisirs, et amis de leur liberté".

Ces termes simples et affectueux condensent mille caractéristiques du cahier des doléances :

- même dans le plus petit village, des idées politiques sont exprimées, des références aux lois, à la religion, aux usages habilement utilisées, les pratiques perverses du commerce fustigées,

- le respect n'empêche pas des propos fermes,

- les avantages acquis, même les plus infimes, sont reproduits, comme par crainte d'une possible disparition

- les corvées, les impôts, toutes les obligations de travailler pour autrui rassemblent aisément une unanimité d'opposition et de protestation.

- l'église figure dans chacun des cahiers, avec des différences de tonalité extraordinaire d'un village à l'autre : de l'admonestation solennelle, à l'aveu qu'aucun différend n'entache les liens du pays avec le clergé, à la mise en garde contre l'hypocrisie voire l'abus et l'escroquerie.

Les citoyens d'Happencourt proclameront:

 "S' il y a des abus à réformer dans le clergé, comme cela peut être, nous ne les connaissons

pas "

là où ceux d'Hargicourt demanderont que:

  " les biens du haut clergé soient réunis aux domaines du Roi.

     Que les curés de campagne soient fixés à une somme de 1500 £, pour portion

     congrue"

 

Ceux de Flavy écriront:

  " L'Eglise est assez riche pour faire un sort à Messieurs les Curés en raison de leur profession, et pour  les mettre à même de ne plus percevoir de Casuel, cette vénalité de secours de l'Eglise s'accorde bien peu avec la sainteté de la religion qu'elle nous enseigne."

Intéressante est la position des Homblierois dont l'abbaye rythmait toute la commune

    " Que tous les sacrements soient donnés gratis par Messieurs les curés "

    " Depuis 7 ans, une partie du clergé et d'autres se sont avisés, pour leur plus

       grand bien et avantage, de mettre sur leurs baux la redevance en bled à prix

       d'argent ",

     "Les receveurs de Mrs les Abbés ruinent en bonne partie tous les fermiers..... la

        raison en est que, passant leurs baux à Paris où il n'y a pas de contrôle, on ne

        peut pas en avoir connaissance"

 

Contre l'insécurité financière, qui devait être un fléau dans nos villages reculés mais riches pour l'époque, plusieurs solutions sont avancées:

 

" Que les Banqueroutiers frauduleux soient flétris au front des lettres B.F. Que les faillis soient jugés indignes de faire de nouvelles affaires " (Hargicourt)

"Défendre les lieux privilégiés aux banqueroutes ou les expulser après trois mois, ou faire justice, et que les frais n'enlèvent pas tout et ne perdent pas les créanciers de leur dû. L'iniquité et l'énormité des frais de poursuite portent les créanciers à des arrangements des plus onéreux qui portent un tort notable aux manufacturiers."

Plus loin, dans le cahier de Flavy-le-Martel:

 "Mettre ordre au grand nombre de portes bales qui roulent dans les campagnes, enlèvent l'argent de ceux qui achèteront les effets notés et donnent lieu au désordre"

Ces portes bales qui achètent les effets ont disparu du paysage mais l'expression t'as pas dix balles perpétue le souvenir de cette activité de prêt à tout bout de champ particulièrement dévastatrice.

 

La compilation des revendications en matière fiscale sous les multiples formes qui s'étaient développées au cours des siècles ne présente que peu d'intérêt car le rejet de ce type de charges atteint l'unanimité sans exception.

La lourdeur est décriée plusieurs fois dans chaque texte, mais l'affirmation de l'inégalité devant l'impôt rebute, semble faire hésiter plus d'un.

Certains oseront et il faut citer comme un monument de notre histoire le cahier de doléances d'Hérouèl, aujourd'hui Foreste, qui porte une signature célèbre et  résume, parfaitement la situation économique du pays, un peu à la manière de nos experts contemporains.

 " Le Tiers Etat du département de Saint Quentin paye de taille, impositions accessoires, capitation, droit d'usage...

                                            :  182.727 Livres  4 sols et 2 deniers       

 effectuent corvées            :    30 376            14             2

 -----------------------------------------------------------------------

                            total        :  212.636            19             4

   La noblesse ne paye

que la capitation pour        :         479

quoique nous ayons des nobles très riches dans ce département.

Le tiers état paye tous les impôts et toutes les charges de la province, tels que les gages de la maréchaussée, les appartements des gouverneurs, commandant, intendant, l'adjoint

                          Logement          : 10000

                          Frais et bureau  : 21000  "

Après cette introduction chiffrée au  denier près, les requêtes s'alignent simples et précises:

         . Que la province de Picardie soit créee en état provincial

            de la même manière qu'était l'assemblée provinciale,

         . Qu'elle soit chargée de la répartition de l'impôt,

         . Que les privilèges pécuniaires de tous les états soient supprimés

         . Que la totalité des domaines des ordres du clergé et de la noblesse soit

           imposée comme celui du tiers état, sans nulle exception,

         . Que la portion congrue du clergé soit augmentée,

         . Abolition de la vénalité des charges.....

         . Réunion des tribunaux dans les villes...

 

 

 

Au pied de la dernière page figure la signature ample du citoyen Fouquier-Tinville parmi quelques autres. Celui qui deviendra l' accusateur public et organisera la terreur se présente, dans cet écrit, dont on ne peut douter un instant qu'il en ait été le principal inspirateur voire le rédacteur, comme bien raisonnable:

     régionaliste modéré souhaitant une assemblée identique à celle apparue sous la

     ligue, 

     défenseur du bas clergé de campagne,

     ne souhaitant nullement la disparition des trois états,

 

Le destin de Fouquier Tinville, entre le cahier des doléances de 89 et sa mort sur la guillotine en 93, suit le cheminement d'une folie collective inconnue jusqu'alors dans l'histoire.

Les guerres multiples de l'ancien régime trouvaient dans des chartes et traités des motifs légitimes de  combats et de destructions. Dans la Révolution Française, les cahiers des doléances prendront, pour le peuple, la place des traités bafoués.

 

Le prix du blé figure peu dans les textes, le bouleversement de la société non plus, il n'était souhaité que des réformes mineures, oui mais signées par des assemblées de citoyens au nom du peuple français. Seule l'importance de la chose écrite fondera et justifiera, par la suite, le reproche d'incapacité d'engager la moindre réforme que feront nos concitoyens unanimes.

De ce constat naîtra la révolte !

A l'appel au soulèvement, notre région apporta une des troupes les plus importantes du royaume finissant.

Condorcet, né à Ribemont, occupe la place du prophète annonciateur sans qui rien n'eut été possible. Elevé chichement par sa mère veuve, bien que noble et neveu d'évêque, il vivra son enfance comme les enfants du village, puis fréquentera les jésuites et découvrira les mathématiques. Cette rencontre n'est pas le fruit du hasard, la science vient de franchir une étape essentielle grâce à Euler, d' Alembert, Lagrange et le professeur jésuite saura ouvrir l'esprit du jeune homme. Toutes les sciences retiendront, par la suite, son intérêt mais les mathématiques resteront son espace intérieur où il se réfugiera chaque fois que la vie publique l'obligera au recul. Ami de Turgot, de d'Alembert et de Voltaire, il se joindra tôt au combat de Turgot pour la libéralisation du commerce des blés et pour la suppression des corvées. Pour soutenir Turgot contre Necker, il publiera même un pamphlet au ton mordant qui effrayera plusieurs de ses proches amis .

" Lettre d'un laboureur de Picardie à M Necker, auteur prohibitif à Paris."

 L'argumentation fustige " les brigands manipulés qui démolissent les moulins, en disant qu'ils manquaient de pain et en criant qu'ils avaient faim en répandant l'or à pleines mains."

et surtout les financiers qui se déshonorent en favorisant la spéculation.

A ces feuillets rédigés à la hâte sous la pression des remue-ménage  politiques, Condorcet ajoutera un ouvrage rédigé plus posément " Réflexions sur le commerce des blés". Il sera publié, par un juste retour des choses, à Genève, pays de Necker,  en 1776 par Voltaire.

De cette date, l'amitié du jeune Condorcet et du sage de Ferney sera indéfectible, chacun soutenant l'autre dans ses actions publiques.

Membre de l'Académie des Sciences, il accédera à l'Académie française après une suite colossale de travaux divers, sur les canaux notamment, mais aussi sur le calcul intégral, les probabilités, la chimie des trois corps, un premier projet d'uniformisation des poids et mesures.

Sa participation à l'Encyclopédie est demeurée célèbre car il sera chargé de la rédaction du chapitre sur l'Economie-Politique, science nouvelle promise à un grand avenir.

Il fut élu à l'Assemblée constituante et législative et présenta un projet de réforme sur l'instruction publique. La terreur le surprendra à Paris et il fut mis en prison. Il y rédigea une " Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain" où s'exprime sa foi dans l'avenir grâce à l'éducation. Parangon d'honnête homme, non violent sauf par le verbe contre l'injustice et la souffrance des enfants, Condorcet fut un citoyen d'une absolue noblesse d'âme, qui conscient de l'horreur de la guillotine préféra utiliser son savoir de chimiste pour se donner la mort, en s'empoisonnant, et infliger ainsi un affront à tous les ignobles qui idolâtraient  la machine infernale.

 

L'héroïsme de Condorcet portait  la marque d'une âme bien trempée et d'un courage rare et pourtant le personnage fut toute sa vie considéré comme timide, réservé et peu volubile, alors qu'il côtoyait l'élite des mondes des sciences et des salons.

La famille impériale russe, d'origine allemande, fera même des commentaires méprisants sur l'orateur de l'Académie qui d'une voix sans emphase parlait de l'unité des sciences et du progrès. Sous les dorures et dans la légèreté du ciel de Paris, les prémices d'une guerre culturelle pointaient le nez !

Mais si Condorcet n'avait pas besoin des accents de Démosthène, ni de Mirabeau, c'est que ses auditoires n'étaient pas ignorants. Le tiers- état savait lire et écrire !

Enfin beaucoup de congénères de notre Ribemontois vivaient des aventures parallèles. Camille Desmoulins est fils de Guise. Il rencontre au Lycée Louis le Grand un certain Robespierre, natif d'Arras. Ils deviendront, l'un journaliste et l'autre avocat et, unis par l'amitié, feront la connaissance d'un champenois du nom de Danton. Très vite se joindra à eux Dumouriez de Cambrai, qui avait une formation militaire. Derrière cette avant-garde sortie des écoles des frères et des oratoriens, que Condren avait contribué à édifier, monteront à Paris d'autres picards : Gracchus Babeuf  de son vrai prénom François-Noël, natif de Monchy, Fouquier Tinville, et Saint Just, l'archange de la terreur, né à Blérancourt.

Les deux derniers de ces trois martyrs de la révolution furent des acteurs de premier plan d'une machine sanguinaire et  furent  broyés par celle-ci avant que d'avoir pu théoriser leurs idées. Babeuf, comme ses semblables, fut condamné à la guillotine et comme Condorcet démontra la suprême force de la pensée sur l'oppression. Au moment de monter vers l'estrade sinistre, il sortit un poignard et devant la foule assemblée se donna, lui-même,  la mort à coup de couteau.

La scène se passa à Vendôme, loin de chez nous, le 28 mai 1797.

Qu'allait faire François-Noël loin de son terroir et du siège de son journal "la Tribune du Peuple" ?

L'acte ultime de sa vie éclaire le caractère du personnage qui, lui, prit  le temps de penser à l'édification d'une société plus humaine et fonda une école de pensée connue sous le nom de Babouvisme. Elle est reconnue pour être l'une des inspiratrices fortes du communisme marxiste. Cette idéologie l'incorpora sans trop voir le caractère original de l'apport de Babeuf. Grâce à notre concitoyen, le communisme sortait du ghetto des cités et des usines pour annexer les campagnes. Le recul historique permet aujourd'hui de constater que, à l'inverse des pronostics de ses théoriciens Marx et Engels, le communisme s'est installé dans les pays à dominante agricole, Russie, Chine, Cuba, là où Babeuf savait le besoin de révolution possible et non pas là où les intellectuels des banlieues rouges la révèrent.

Gracchus, dont le père traversa l'histoire mouvementée de la région en optant pour l'armée bourguignonne, devint géomètre puis "commissaire-terrier" du côté de Roye. Intéressé par les problèmes de fiscalité, il concevra une réforme présentée sous le nom de "cadastre perpétuel". Engagé dans cette réflexion largement publique en ce siècle des lumières, il choisira le prénom de Cracchus  pour bien situer le cadre de son projet. L'empereur romain s'était rendu populaire "par son administration humaine et ses tentatives de réforme agraire".

 

Tel était tout son objectif !

Après avoir été conseiller de la Somme, il montra à Paris. Journaliste, très largement polémiste comme cela était d'usage en ces temps, nullement démagogue, comme le note notre Larousse, ici mal inspiré, il fut l'un des rares révolutionnaires français avec Condorcet à avoir une doctrine pour la résolution des problèmes ruraux. Parmi les idées de "La doctrine des Egaux", les modalités d'établissement d'un système égalitaire dans le monde agricole, aucune mention n'est faite d'une étatisation des terres et de la fonctionnarisation des paysans ; la propriété privée et les revenus ne sont pas condamnés. Les mortels sont égaux  : ce n'est pas la naissance, mais la seule vertu qui fait leur différence. La société n'a pour honneur que de placer ses membres sur un plan de stricte égalité,  dont l'idéal philosophique est la " Communauté des biens".

 

Babeuf savait que nos villages vivaient une solidarité au quotidien de nature humaine et que les inégalités pouvaient se réduire sans autre intervention que celle de la population concernée. La force de son message vint certainement de sa  propre conviction.

Celui que nombreux présentent comme un révolutionnaire extrémiste n'entâcha son nom d'aucun méfait ni d'aucun abus. Il combattit la corruption âprement et vécut pauvre. Tout en assurant à sa femme et à ses enfants le nécessaire, il expliqua à ceux-ci, dans ses correspondances, l'aversion que soulevait, en lui, ceux qui dévoyaient la révolution.

 

 

C'est d'ailleurs, au titre de la défense de la morale, que Babeuf partit vers Vendôme avec quelques amis. Pour un paysan de Picardie, le soulèvement vendéen ne pouvait pas être un péril pour la nation, ni la remise en cause des Libertés, ni de l'Egalité et encore moins de la Fraternité. Il ne s'agissait que d'un pillage et d'un crime camouflé, le terme de génocide viendra plus tard sans apporter d'explication rationnelle. Babeuf s'insurge et tente de faire obstruction au chef de la répression : Carrier. Malheureusement, la tentative est déjouée et Babeuf condamné comme criminel,  sans avoir tué personne, par l'auteur d'une des plus honteuses tueries de notre histoire.

Le souvenir du défenseur du peuple vendéen comme des paysans du monde entier mérite un immense respect.

Certes l'aphorisme de Babeuf : " Faites à autrui tout ce que vous voudriez qui vous fut fait " n'est qu'une déclinaison du commandement chrétien "aime ton prochain comme toi-même", mais se situant dans un ouvrage d'organisation de la société, il restitue le vrai fond de pensée de son auteur. Sa pensée, comme  notre pays et nos maisons, a été  formidablement dénaturée voire déformée par la doctrine marxiste. Parce que cette forme d'inquisition contrôle encore une grande partie de la planète, une oeuvre de reconstruction  et de réhabilitation de la pensée de Babeuf s'impose pour les enfants de Monchy, bien sûr, mais aussi pour l'humanité entière.

Les  révolutionnaires du Vermandois donnent une dimension nouvelle à notre communauté. Ni l'honneur de la tribu, ni le fer de l'enclume, ni l'onction divine, ni le droit de haute justice, ni l'appartenance à la vraie foi n'entrent en ligne de compte dans leurs démarches personnelles.

Rien de leurs idées n'est pourtant absolument original !

Elles expriment une sagesse et un amour de la terre  que les Celtes célébraient déjà certainement autour des feux du solstice, au pied des buttes, mais d'une manière nouvelle. L'individu humble de notre bourgade ose concevoir l'ordre du monde et se battre pour ses rêves.

Tant que la monarchie fut confrontée à la convocation des Etats Généraux, à la lecture des cahiers de doléances, à la déclaration des droits de l'homme, en dépit de troubles localisés, le pays connut une certaine aisance et une grande exaltation qui enthousiasma toutes les minorités opprimées de la terre.

 

Le 25/6/1791, la fuite à Varennes mit le peuple devant une cruelle réalité. Le fils de Hughes Capet, élu, il y a mille ans, par nos parents, détenteur d'un maillon de la chaîne du tombeau de Saint Pierre, guérisseur des écrouelles, craignait-il ses sujets , qui, chaque jour, se saignaient pour son bon plaisir ? A quoi servaient donc toutes ces prières que le peuple ânonnait sincèrement pour lui et sa famille ?

 

Le chemin de la République n'apparaissait pas comme une voie à sens unique. Plusieurs monarchistes votèrent pour la "Gueuse" sans trouble de conscience puisque la famille royale offrait une multitude de candidats au poste. La faute vint, une fois de plus, du parti de l'étranger et du goût des armes.

 

Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, qui fut l'ami de Voltaire, d'Alembert et même de Condorcet, se garda d'intervenir tant que le risque de contagion n' existait pas. Quand celui ci apparut, le Kaiser fut soumis à la forte pression du lobby militaro-sidérurgiste. Le maréchal de Brunswick partit avec des canons derniers modèles vers Valmy. La patrie, déclarée en danger, était plus qu'en péril. Reims et Paris étaient proches. Kellermann rassembla tous les anciens poilus des troupes royales. Dumouriez recruta dans le ban et l'arrière ban de nos campagnes les miliciens des anciennes forces municipales. Saint Quentin et la Fère apportèrent les meilleurs artilleurs du pays et  la Picardie comme les provinces avoisinantes  enverront des cohortes en guenilles  innombrables. La troupe portait l'habit des paysans, quelle coïncidence !

L'importance du nombre fut déterminante car les Prussiens se voyaient submergés par la piétaille. Ils donnèrent du canon.

Mais, depuis les frères Bureau, et les essais de tir courbe en Picardie, la Fère maintenait intact un savoir que la haute noblesse avait toujours dédaigné. Aussi, la partie de boulets entre les Prussiens  et les Picards montra vite la supériorité de nos artilleurs .L'assaut des fantassins fut de pure forme car la décision prudente des assaillants était déjà prise. Ils rebroussèrent chemin et demandèrent à M Krupp du matériel plus puissant pour la prochaine. Le plus bel esprit, que l'Allemagne ait porté assista au spectacle. Goethe écrivit " d'aujourd'hui et de ce lieu date une ère nouvelle dans l'histoire du monde ".

La phrase a la certitude et l'emphase du style germanique en omettant toute notre histoire. Elle exprime, toutefois,  une secrète angoisse. Goethe entrevoyait des malheurs. Ceux-ci furent prompts à apparaître et touchèrent au paroxysme chez nous en 1917/ 1918 soit 125 ans après.

Les sans culottes revinrent au pays, couverts d'une gloire prodigieuse et devinrent la proie facile de traditionalistes qui rappelèrent le droit des vainqueurs au pillage et à la confiscation.

 

Les biens des nobles et de l'Eglise devenaient vulnérables. Les châteaux furent pillés. La basilique vit apparaître des profanateurs qui coupèrent les têtes des statuettes, méticuleusement comme sur ordre. L'hystérie n'eut certainement pas les débordements de violence auxquels nous sommes habitués en ce vingtième siècle car la brisure de la tête n'atteint pas le reste des corps. Il s'agissait d'un acte symbolique. L'histoire ne nécessitait pas de réécriture. Seul le mental figurait au changement.

Les pages de la révolution recèlent une foultitude d'actes de piété et de courage anonymes. Les reliques des saints, les portraits de familles des châteaux, les livres pieux comme les vieux grimoires rassemblant les généalogies, titres et rentes, furent souvent sauvés par des servantes ou des mécréants.

Ces objets sortaient dépréciés, invendables, inutiles et souvent mutilés. Ils avaient été aimés pourtant et ce seul élément justifiait leur résurrection.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                           

L'église, la mairie et l'école.

Le Vermandois coupé en trois

Napoléon.

Riqueval

La betterave.

Tilsit

 

Le tremblement de terre qui frappa la tête du pays et fit tomber tant de chefs et couvre-chefs arriva affaibli à nos latitudes. Le tribunal révolutionnaire de Laon ne prononca que six condamnations à mort parmi les 22 détenus que Saint Just et Lebas firent incarcérer. Les prêtres, religieuses et nobles qui avaient quitté le pays reprirent le chemin du retour dès 1793. Ils retrouvaient des villages et des villes où l'ignorance avait été la seule gagnante. Les biens de l'église avaient été vendus sur la base de 22 fois les baux et l'inflation avait rapidement réduit cette quotité, avantageant une nouvelle classe de paysans qui aspiraient plus que tout à une élévation sociale et culturelle.

Où trouver des bribes de ce savoir qui pouvait changer le monde ?

Pas du côté des révolutionnaires démolisseurs, la "bande noire" qui ététa les statues et brisa les vitraux, pas aux presbytères des églises souvent fermés depuis plusieurs années !

Les anciens frères des écoles, les anciens précepteurs des grands familles exilées combleront les premiers le vide en créant des " boutiques d'instruction "dont les boîtes à bac sont les vestiges. Dès que le  Concordat sera signé par le Pape Pie VII, réautorisant les cultes et rétablissant l'autorité de Rome, des communautés nouvelles émergeront, souvent à but pédagogique.

Les soeurs de la Providence , les soeurs de Saint Joseph de Cluny, les dames du Sacré-coeur, forment le beau chapelet d' ordres féminins nés en ces temps troublés. Dans une humilité totale, telle qu'aucune des fondatrices ne figure dans nos dictionnaires usuels, les soeurs réussiront l'éducation de la planète femme, en essaimant sur les cinq continents. Plus timidement les ordres masculins surgiront également souvent avec les habits anciens mais des idées neuves. L'école des Jésuites de Saint Quentin fut reprise par deux prêtres séculiers. La machine était relancée. Elle fera de la France au XIX siècle, la pépinière principale des missions.

 

Ce renouveau spirituel découlait naturellement de l'ascension sociale de nouveaux promus. Il s'appuyait aussi sur une modification complète des données.

Deux indices témoignaient d'un changement. Les "feux" n'existaient plus comme base d'imposition et de recensement. L'unité de base de l'assiette fiscale ne comprenait plus l'individu dans sa complexité familiale et patrimoniale. L'impôt transperçait l'habit pour atteindre le portefeuille en plein coeur de chacun des citoyens. L'autre bizarrerie sortit des esprits échauffés des députés réunis à Versailles. Pour simplifier l'administration de la France, il avait fallu la redécouper. Tâche impossible qui obligea les parlementaires à discuter des nuits entières.

 

Parce qu'il fallait faire table rase de tout ce qui distinguait les Français entre eux : coutumes,  parlers, habits, histoires, le pays fut découpé selon son hydrologie. Idée de scientifique du Sud, elle posa un casse-tête dans le Vermandois baigné par quatre rivières souveraines. Un coup de crayon tracé dans l'abrupt d'une décision indéfendable remplaça la raison. Le Vermandois merveilleusement dessiné par son relief et ses fleuves disparut. Avec lui, petit à petit s'estompa non pas le sentiment d'une identité mais sa mémoire.

 

La division des archives, des chefs-lieux et des juridictions imposera lentement une aberration  économique, contre laquelle il est néanmoins encore temps de réagir !

Laissée à elle même, la région retrouva vite les voies d'une relative prospérité. L'administration nouvelle n'eut guère à forcer la mesure tant les charges paraissaient soutenables. Le fut moins l'enrôlement militaire décidé par le nouvel Empereur. Le tiers état d'avant 1789 n'avait pas imaginé que l'égalité devant l'impôt entraînerait le devoir pour chacun de payer sa citoyenneté au prix du sang. L'Aisne de 1802 à 1814 fournira 20000 soldats. Chaque village avait ainsi son grognard, qui mieux que les professeurs de géographie, obligeait les jeunes à situer précisément des principautés minuscules et exotiques. Le sentiment national grossissait de l'évocation des batailles et des nombreuses victoires. Dans l'euphorie bonapartiste, une administration carolingienne reprit de nouvelles couleurs et s'incrusta définitivement : les préfets. Ils ne portaient pas seulement l'uniforme, tous leurs actes seront empreints d'une indélébile manière de faire, fondus dans un même moule, expressions parcellaires d'un code rationnel, sans équivalent historique.

L'Administration avait posé ses fondations dans tous les coins et recoins du pays.

Les juristes qui rédigeront le Code Civil : Lakanal, Cambacérès, etc seront plus des gens du Sud que des ressortissants du parler d'oil. La clarification de la notion de personne et de propriété des biens confinait à la caricature pour les habitants de chez nous. L'apport valut quand même pour sa valeur théorique. Plus concrète fut l'oeuvre de Napoléon  en matière économique et culturelle. Il souhaita ardemment un crédit ouvert à tous et instaura la Banque de France, le Crédit Foncier et la Caisse des dépôts et consignations. Il voulut par dessus tout une égalité des chances dans le secondaire et une élite pour son administration . A cette fin, furent posées les bases de l'éducation républicaine: les lycées et l'école polytechnique.

 

Malheureusement, en dépit de bonnes intentions, il échoua dans la mise en place d'un régime démocratique. Celui-ci passait dans l'esprit de nos concitoyens du Vermandois par la restauration d'une assemblée provinciale. Pour Napoléon, il n'en fut jamais question ! Il devait son pouvoir à son frère Julien, qui tenant l'assemblée nationale, lui avait ouvert la voie, mais Bonaparte n'aimait pas ce frère-là et donc, aucune représentation populaire non plus. 

Il força le pape à le désigner comme successeur de Charlemagne en compensation du maintien de ce dernier sur un trône temporel et en lui promettant des gardes français. Puis, à l'identique d'un processus déjà connu, il fit de ses vaillants compagnons d'armes des barons. De nombreuses terres venaient d'être abandonnées par leur seigneur, il les donna à Caulaincourt, Lefèvre, Savary, Foy, Lauriston ......... en remerciement des brillants services rendus. Avec des domaines importants, Napoléon ne put cependant faire ce qu'il chercha à obtenir pour sa parentèle : donner un droit de haute justice à ses barons, comme au début du moyen-âge. Montesquieu, Condorcet et les autres avaient eu le temps de faire inscrire dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen le principe fondamental de "l'Esprit des Lois": la séparation de l'exécutif et du judiciaire. Ces dignitaires d'Empire ne regrettèrent pas trop de n'avoir reçu que des avantages matériels, car plusieurs continueront une vie politique soucieuse de l'intérêt général et perdureront bien après la fin de l'Aigle.

Le général Foy est un de nos personnages illustres. Apparenté à la famille Vinchon, il réussira superbement sa carrière militaire. Présent à Jemmapes avec la troupe du Vermandois, il passera capitaine d'artillerie à cheval après cette victoire. Puis ce sera Huningue, Diersheim où Bonaparte le choisit pour aide de camp, Boulogne-sur-Mer, Zurich, puis Ulm, Austerlitz et jusqu'aux Dardanelles où il arrête Russes et Anglais. En couvrant la retraite de l'armée d'Espagne, il gagnera son grade de général de division. A Waterloo, luttant jusqu'au bout, il sera blessé.

 

A l'heure des élections de la monarchie parlementaire, il devint député libéral de Ham de 1819 à 1824. Bon orateur et très représentatif de la pensée libérale de nos concitoyens, il fut un personnage très en vue et se retrouva même, par alliance, lié à la famille du grand chirurgien Cabanis, lui même proche de Condorcet.

Parmi les autres grands serviteurs de Napoléon et de la France, un personnage est resté peu connu et mérite une place dans notre chronique. Natif de Saint Denis, il fut l'exécuteur testamentaire de Gracchus Babeuf ( au figuré) et instaura le projet que tout le monde considérait comme fumeux du " cadastre perpétuel".

Ce grand commis de l'Etat fut un homme de confiance de l'Empereur et fonda le service du cadastre en 1807, afin d'assurer la perception de l'impôt foncier. Il s'appelait Martin Gaudin et se donna les moyens de connaître notre région mieux que personne. En outre, sans arme, il gagna une bataille qui ne figure pas dans les livres d'histoire: celle du franc.

En une époque, où le monde était coalisé contre nous, il assura  la stabilité de la monnaie et des budgets équilibrés, malgré les besoins de la grande armée. Son mérite fut tel que, dès que la monarchie connut ses premières difficultés financières, elle le nomma gouverneur de la Banque de France, où il resta en poste de 1820 à 1834.

Par le cadastre, l'impôt foncier et la Banque de France, il fut l'initiateur de la plus grande banque de données sur notre région, étalée pourtant sur trois départements.

    

Cette connaissance approfondie ne s'opposait pas à la pensée libérale de Foy. L'un et l'autre voulait un France forte, s'appuyant sur des citoyens entreprenants et aidée par une administration efficace.

 

Dès 1803, le goût d'entreprendre, sortant d'une longue torpeur,  rejaillit. A Roupy, M Arpin crée la première filature de Coton du département de l'Aisne. Peu après, une seconde est mise en route à Saint Quentin. La famille des filatures comptera en 1810, 7 membres occupant 1500 ouvriers et utilisant 230 000 kilos de coton.

 

En 1825, l'arrondissement verra tourner 34 filatures dont 25 à Saint Quentin. La repousse du textile, facilitée par un terreau fertile, n'eut pas que des causes naturelles. Le blocus de l'Angleterre n'entravait guère les arrivages de coton brut mais avait complètement cessé celui des cotonnades travaillées. Tous les ports de la Manche et de l'Atlantique n'étant plus sûrs, le trafic fluvial récupéra les tonnages.

 

Napoléon et ses préfets, les Saint-Simoniens, les lecteurs des écrits de Condorcet sur les canaux, les fluides, la chambre consultative des manufactures, arts et métiers née à Saint-Quentin en 1795, tous s'accordèrent pour continuer le Canal de Crozat. En reliant l'Escaut, la grande France serait sur le même bateau ! De plus, cette voie d'eau doublerait le Rhin indomptable dans une région incontestablement plus fertile et plus peuplée.

Le canal fut ainsi poursuivi et Napoléon viendra personnellement l'inaugurer en 1810.  Un tunnel de 5, 67 km, pour des péniches, n'avait jamais été creusé depuis le début de l'humanité. Les chevaux de halage deviendront fous dans l'obscurité, les hommes manqueront d'air ! Des craintes du fond des âges allaient arrêter le trafic devant le trou noir béant rentrant sous terre. Ni l'homme, ni l'animal  n'oserait franchir le Styx ! Les ingénieurs, pour vaincre l'obstacle psychologique, conçurent une machine inédite et absolument pacifique: la machine à touer. Les embarcations seront tractées à l'aide d'un dispositif mécanique enfoui dans le chenal, connu sous le nom de touage. Par  Riqueval, la science convainc deux fois : elle transperce l'obscurantisme et apporte la richesse. Avec son installation technique prodigieuse pour l'époque, la région rentrait de plain pied dans le vingtième siècle. Les prodiges vivant par osmose, en moins de dix années, les mines de Denain-Enzain seront mises en exploitation, l'industrie cotonnière drapera tout un réseau de filatures aux quatre coins de la contrée, enfin l'industrie sucrière sera née.

Le transport fluvial, tué par les syndicats de la SNCF, est mort aujourd'hui et a laissé place au  nautisme fluvial et à la pêche à la ligne. Le charbon n'est plus qu'une énergie du passé ; les cotonnades viennent d'ailleurs, l'industrie sucrière, elle, subsiste !

Grâce en soit rendue à Olivier de Serres, Achard ( son nom n'indique pas qu'il était allemand mais rappelle que nos huguenots furent nombreux à fuir vers ce pays), Delessert et surtout au blocus continental que les Anglais infligeront après Trafalgar. En 1812, le même  Arpin de Roupy fera construire la première fabrique à sucre.

Comme pour les filatures, la multiplication des sucreries fut rapide.

 M Privat- Théry fondera la première société de sucrerie du Vermandois à Athies en 1826, puis une autre à Grugies en 1832, puis Montescourt-Lizerolle, Douchy, Monchy- Lagache sous forme de société en commandite entre M Perdrix de Montescourt et des financiers parisiens. Guizancourt-Quivières, Flavy-le-Martel, Marteville etc.etc. suivront.

 

Chaque village ressentait les effluves fortes de la saison et personne ne se plaignait. Avec les pompes, les wagonnets souvent mus par la vapeur, la France devint le pays producteur de la moitié de tout le sucre mondial. A Paris qui vivait de cette prospérité, la bourgeoisie allait au spectacle voir les opérettes où s'extériorisaient souvent des Brésiliens, rois du sucre, avec gros cigares et manières de campagnards.

 

On peut rire encore de ces stupidités !

La rumeur des coulisses s'étonnait parfois que ces rois du sucre parlaient singulièrement bien le français et étaient peu prolixes sur leur pays d'origine.

 

Avec un canal, dont la seule vision rapprochante est celle d'une autoroute, des filatures et les sucreries, la population fit un bond prodigieux. Là où les villages rassemblaient mille personnes, on en compta 1400 en moins de trente années.

A tous ces gens qui hélaient, binaient, étêtaient les betteraves, chargeaient les chaudières, il fallait des aliments roboratifs :  la charcuterie et la biscuiterie dépasseront vite le stade artisanal et  la petite industrie alimentaire vendra bientôt ses productions jusqu'à la capitale.

 

L'Empire impulsa un prodigieux décollage économique à notre région qui aurait dû valoir à Napoléon une reconnaissance visible parmi les monuments ou les noms des cités. A la médaille de la réussite industrielle, il y eut un revers. Les citoyens prospéraient, la monnaie était forte mais, au contre-jour, le crédit de la France, bâti par la sagesse de rois chrétiens, rapetissa comme peau de chagrin.

 

Lorsque, exilé sur l'île de Saint Hélène, Napoléon fera le bilan de sa vie, il dira que le moment où il se sentit le plus heureux fut à Tilsit. Ce bourg se trouve aujourd'hui en Lithuanie. Mais, si la carte a souvent changé, le bourg est toujours au bord du fleuve Niemen. C'était alors une terre de la Prusse-Orientale, conquise par les chevaliers  teutoniques, et berceau d'une ethnie germanique marquée par une double ascendance, viking sans l'amour des bateaux et mongole sans les chevaux. Le mélange donna les Prussiens.

 

Les rois de Prusse progressèrent rapidement dans le classement des Princes-Electeurs après la guerre de trente ans où ils prirent le parti des protestants. La seconde avancée de ce peuple fut l'oeuvre d'un certain Frédéric-Guillaume, le "Roi-Sergent "qui constituera un modèle d'armée, avec des fantassins de deux mètres et une musique soufflante, à vous soulever la jambe tendue jusqu'à l'horizontal.

 

Les généraux de cette force présentaient l'originalité de ne jamais discuter un ordre et d'être fidèles, ce que jamais ni l'ost, ni l'armée d'Empire et, a fortiori, celle de la République  ne sauront faire. Après une position enviée dans les compétitions militaires, ce pays se qualifia aussi dans un domaine où la France croyait en ses atouts : la culture. Frédéric Guillaume II, en subventionnant les grands penseurs français dont Condorcet, Voltaire, d'Alembert et bien d'autres, donna à son pays la respectabilité qui lui manquait. Il fit de Berlin la première ville d'Allemagne et un phare pour le siècle des lumières à retardement.

 

Avant d'arriver à Tilsit, l'armée napoléonienne avait profité de sa supériorité pour défaire la Prusse à Iéna. Le jour de cette bataille (14/12/1806), le Duc de Brunswick, qui avait pavané à Valmy,  mourut. L'appellation de Brunswick a une consonance anglaise, qui rappelle que notre pays ignorait énormément sa voisine et que la seule presse qui parlait de ces potins de cours venait d'Angleterre. Le nom allemand de la province est celui de Braunschweig, c'est une vaste plaine du nord, riche entre Hanovre et Magdebourg, dont la place sur la carte de l'Allemagne n'est pas sans rappeler celle du Vermandois et du Santerre chez nous.

 

La Prusse étant à terre, la victoire fut célébrée à Berlin avec une astuce cousue de fil blanc. Napoléon décréta le blocus continental ou plutôt l'inverse, qui laissait à penser que la France pouvait décider du mouvement des navires en haute mer. Depuis longtemps, le pavillon anglais dictait sa loi mais un bon décret annoncé dans l'euphorie d'une victoire fardait une capitulation avec des couleurs de solennité chevaleresque.

De Iéna à Tilsit (14/6/1807), les troupes impériales furent encore victorieuses à Friedland, cette fois sur les troupes du tsar Alexandre. Napoléon était le maître de l'Europe et Friedland portait le poinçon d'une Europe définitivement en paix.

Napoléon à Tilsit atteignait son zénith. Lui, le républicain,  recevait les embrassades de deux empereurs et,  ayant déjà programmé un mariage royal, se crut définitivement admis dans le cercle le plus fermé du monde.

C'est bien connu, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs ; la Prusse fit les frais. Elle fut démembrée.

Alexandre de Russie reçut le morceau qui l'intéressait, puis une volée de reproches de son épouse. La reine de Prusse, Louise, était une petite cousine  qui perdait le plus gros de son domaine. La diplomatie fit savoir à l'empereur français que son homologue russe souhaitait que sa parente soit reçue avec les honneurs dus à un monarque régnant.

L' entrevue eut lieu à l'heure du souper. Louise, élevée à 120 % en française de bonne famille, passa une soirée plaisante et, dans le brillant enjoué de la conversation,   usant de son charme féminin, offrit, après les liqueurs, à son hôte une rose . " Une rose pour Magdebourg " dit-elle !

C'était un marché de femme. Je vous fais don de ce qu'une reine a de plus cher au monde et laissez moi  la ville de Magdebourg !

Il était vital pour ce royaume de garder cette possession la plus à l'Ouest, porte vers l'occident et contrepoids culturel de Berlin. Napoléon préférait Madame Sans Gêne aux intrigantes qui se mêlent de la politique.

Il refusa la fleur..... alors que Magdebourg n'était qu'une bourgade  et que la rose lui assurait  l'amitié d'une famille royale très respectable.

Le geste n'eût pas coûté beaucoup et le Vermandois aurait gardé tous ses châteaux magnifiques. L'erreur fut faite.

Le petit caporal venait de faire disparaître de la carte le Saint Empire germanique et de faire perdre la face à une rose. Le contentieux de Canossa contre Guiscard et les rois francs se doublait d'un ressentiment beaucoup plus sérieux : le pays du roman de la rose ne trahissait-il pas  sa propre culture ?

Un ruffian pouvait-il prétendre donner impunément des leçons au pays des rustres ?

 

Dès la défaite de Waterloo, la Prusse récupéra Magdebourg, mais surtout les provinces que Napoléon destinait à son frère Jérôme et à d'autres : la Poméranie, la Ruhr, la Saxe, la rive gauche du Rhin. Toutes passèrent sous le gouvernement musclé des rois prussiens.

Le Kronprinz et les canons de la Ruhr se rapprochaient de chez nous...

 

Il n'y avait plus besoin de respecter les belles manières puisque le maître de cérémonie venait de se comporter en cuistre !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                          

La campagne de Russie

Les missions,

Badinguet,

70,

La calèche de Blérancourt.

Faidherbe et les autres.

 

Le chapitre épineux de la rose de Magdebourg ne tarda pas à avoir des répercussions surprenantes. Napoléon n'avait pas fait attention à la valeur de la fragilité des plantes et récidiva en faisant fi des grenouilles qui indiquent clairement les bulletins métérologiques. Non, vraiment, cet individu n'était pas d'ici ! Ce fut l'échec pitoyable de la grande armée devant Moscou, puis la  plus longue débâcle de l'histoire, que Napoléon, qui était frileux, écourta en rentrant précipitamment à Paris, avec une petite escorte. Poursuivant les troupes napoléoniennes exténuées, l'armée des cosaques s'annonça vers le début janvier de l'année 1814 aux limites de la région.

Les préfets avaient adressé des appels énergiques pour, comme autrefois, monter sur les remparts. Par comble d'imprévoyance, l'empereur, en venant de Riqueval en 1810, avait donné suite à la demande de la municipalité de Saint Quentin de démolir les fortifications pour récupérer du terrain à bâtir.

Le discours de " France, garante de la paix du monde " entonné par les partisans du petit caporal était devenu suspect. Les hommes mariés ne vinrent pas s'enrôler. Les volontaires traînèrent la patte, comprenant qu'avant la canonnade, il faudrait rebâtir les murailles éventrées. La municipalité, sans doute tancée par l'administration, placarda, dans l'espoir de remplir les listes d'enrôlement, le texte suivant :

           " Habitants de Saint-Quentin,

              les puissances coalisées ont formé le gigantesque projet de marcher vers la

              Capitale et de se partager la France. De tous côtés on vole à la défense des

              pays attaqués.

              Des secours sont accordés à vos femmes et à vos enfants; balancerez-vous

              pour prendre part à la défense commune ? Ne serez-vous donc pas les

              descendants de vos ancêtres dont le corps était un rempart impénétrable aux

              efforts de l'ennemi ? "

Sans vergogne, l'appel au sacrifice, en offrant son corps, était reconnu  au seul bénéfice de la capitale. Tout au plus, des " secours " pour les veuves et les enfants, le cynisme de l'administration parisienne se montrait au grand jour. Les paysans d'ici ne virent pas malice et rejoignirent la troupe levée à la hâte. Quatre à cinq mille soldats se retrouvèrent dans la place avec un détachement du 29ème RI, la garde nationale et des munitions du dépôt de La Fère.

Le 13 février, la cavalerie légère cosaque arriva de Guise avec le Baron de Guesmar à sa tête et somma la ville de se rendre. Trente mille hommes avec 80 pièces de canon  cheminaient derrière sur l'axe Vervins-Laon. Comme, en même temps, le retour des Bourbons à Paris faisait planer un doute sur la nécessité d'un affrontement, la ville se mura dans le silence, garda les portes fermées et répondit par un silence-radio au plénipotentiaire.

Le chef de l'armée russe n'insista pas et éperonna son cheval en direction de Chauny. Les troupes prussiennes de la Saxe avaient débordé le Vermandois par le nord et bouclaient ainsi la région. Chauny puis Saint Quentin ouvrirent leurs portes sans combattre.

 

Il fut fait mention dans le Moniteur, qui était l'organe de presse officiel de la France, d'une résistance héroïque. Selon un auteur de l'époque, la reddition du 9 mars ne comporta qu'un coup de main de la part des Russes sur la porte d'Isle où ils essuyèrent des coups de feu. Ils reculèrent  " mais la résistance ne pouvait continuer longtemps sans exposer la ville à la colère d'un ennemi, dont les forces, grossissant sans cesse, triompheraient bientôt d'un rempart en mauvais état et d'une garnison insuffisante  ". Aussi, le 11 mars 1814, la ville fut occupée par 800 hommes, vite rejoints par d'autres troupes qui restèrent jusqu'au 7 Juin.

 

Pendant trois mois, la région vécut sous l'administration tsariste !

Les officiers s'installèrent dans les belles maisons de la ville et purent discuter d'industrie et de commerce, matières nouvelles pour ces cavaliers et paysans et merveilleuses à tous points de vue. 

Le colonel, commandant de la place, Ougrimoff II, reçut , lors de la restitution de la ville à ses édiles et du départ du régiment Yakowtsky,  un honorable cadeau, en reconnaissance des bons soins prodiguées à la population.

Les indemnités de cette occupation furent payées rubis sur l'ongle par les services de l'efficace Gaudin. Saint -Quentin toucha un million de francs d'indemnités, Ribemont 800 000 Francs. Chauny, La Fère, Origny, Péronne autant, soit un total approximatif d'une dizaine de millions de francs 

L'arrivée des Russes fut le prologue d'une autre occupation étrangère, qui se produisit 12 mois après. Du 24 Juin 1815 au 15 décembre, c'est la coalition de Waterloo qui prit la relève, comprenant, pêle-mêle, Prussiens, Bavarois, Saxons, Hollandais, Anglais.La mémoire ne garda le souvenir que d'une occupation prussienne et leurs  manières ne vaudront pas aux occupants de cadeau de départ, et ce d'autant que le départ du 15 décembre ne concernait que les troupes et non l'administration. La région, comme une grande partie de la France, resta sous les férules étrangères pendant trois années jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle en octobre 1818.

Depuis les premiers tremblements de la révolution, jusqu' au retour de la région dans  la monarchie française, sous le panache blanc-cassé du dernier des Bourbons, une génération  entière avait été ballotée comme dans un sac de billes, à en perdre tous repères, voire la raison. Il fallut du courage à Foy et à d'autres pour s'engager dans la vie publique. La génération montante chercha plutôt dans l'industrie et  l'éducation, un avenir moins chaotique.

Les activités cotonnières, sucrières et de transport fluvial virent monter du sud la locomotive et son panache de fumée. Dès 1833, la municipalité s'intéressa au projet. La concession fut, elle, signée en 1845 à la compagnie Rothschild et le premier train rentra en gare de Saint Quentin le 9 Juin 1850.

L'enseignement, qui avait survécu au nihilisme révolutionnaire, reprit de plus belle sous l'effet de la poussée démographique et l'appel au concret. Comme nombreux étaient les jeunes réticents aux imprécations de Guizot et du banquier Laffite au slogan de supermarché, " Enrichissez vous", ils se tournèrent vers une religion teintée d'humanisme et de pédagogie. Ce fut le démarrage des missions françaises à travers le monde. L'importance du phénomène ne fait, encore de nos jours,  guère l'objet d'études objectives. L'intelligentsia parisienne a incorporé le travail des prêtres missionnaires dans le processus "colonialiste" et peu nombreux  sont  ceux qui osent s'opposer à ce penser correct. Et pourtant, en manière de boutade, l'évangélisation des peuples et le colonialisme ne peuvent pas être liés...... puisque le Vermandois, longtemps après l'Afrique et la Patagonie redevint au vingtième siècle une terre de missions.

Entre la vapeur des machines et la conquête des âmes, nos concitoyens écoutaient les grelots des politiciens qui recommençaient à parler et à promettre.

 

Lorsque des signes de ralentissement de la croissance envoyèrent les citoyens vers leurs élus pour obtenir des aides et finir leurs projets, rien ne vint ; ni argent, ni idées, ni déclarations de solidarité. Les seules publications remuantes provenaient des scientistes, des Saint-simoniens, de Proudhon, Fourier, Blanqui, Barbés et d'un mouvement dont l'existence semblait ancienne, les francs-maçons.

 

Ham figurait encore parmi les cités importantes du pays en raison de son fort superbe dont le donjon se classait en circonférence et majesté juste après celui de Coucy. Un petit neveu de Napoléon y fut incarcéré pour avoir tenté une incursion en France . Il distribua assez largement autour de lui les propos d'un ouvrage qu'il était en train de rédiger et qui sonnait comme un programme ; il s'agissait, ni plus, ni moins, que de "l'extinction du paupérisme ".

Le bouche-à-oreille rapporta le titre du livre et toute la population fut subjuguée. N'était-ce pas la réincarnation de l'Empereur, qui avait fini le canal, crée les sucreries, instauré des rentes solides ?

Alentour, les intentions du prisonnier se diffusèrent plus vite que le son, c'est-à-dire sans bruit.

Sans difficulté, le prisonnier demanda, un jour, à un maçon qui travaillait là, sa blouse et sa vareuse et, déjouant l'attention des gardes, sortit par la grande porte sans être remarqué, ni dans la prison, ni dans la cour, ni dans les ruelles étroites de la ville, ni sur les routes découvertes menant aux frontières. L'incognito du promeneur rencontra un singulier consensus ! A son retour, un plébiscite fut soumis au peuple de France pour le rétablissement de l'Empire. Le Vermandois vota pour massivement. Après tout Badinguet était fils de chez nous et c'est lui qui demandait le titre d'empereur. Pouvait-on refuser à ce voisin une telle promotion ?

 

Magnifiquement plébiscité, Napoléon III vint à Saint Quentin pour inaugurer la ligne de chemin de fer, dernière prouesse de l'ère moderne.

 

 

Cet empereur-là n'avait plus qu'une faible sanguinité corse et se garda de commettre les erreurs de son aïeul : il entretint les meilleures relations du monde avec les reines et particulièrement avec Victoria et promit que l'empire serait la paix.

Il tint globalement ses promesses et la prospérité repoussa avec vivacité. Que l'on songe aux travaux que réussit Haussmann à Paris jusqu'au phare Napoléon qui éclaire toujours le chenal menant au port de Nouméa en Nouvelle Calédonie !

 

Son règne se termina mal pourtant pour deux raisons peu explicitées.

La première fut l'excès de libéralisme. Un symbole résume toute la problématique. L'empire fit le choix de se symboliser sur toutes les tentures, sous-mains et documents par des myriades d'abeilles identiques..........

toutes ouvrières sans distinction de fonction .... ni de syndicat......

 L'emblème était original mais personne ne s'était posé la question de savoir si les abeilles avaient une âme ?

Une conscience s'éleva pour déclarer "Filles de Lumière, Abeilles. Enlevez vous de ce manteau ". L'auteur de l'appel, Victor Hugo, fut longtemps le seul opposant de Napoléon III et troubla beaucoup de consciences souvent résignées. Travailler, travailler, pour quoi ?

 

La seconde raison plonge aussi dans l'esprit du temps et éclaire sur l'école de pensée du travaillisme, si proche du socialisme.

L'obsession de la paix, se doublait de la conviction que l'armée populaire était infidèle et que l'armée de métier était ruineuse.

 

ertes la France avait été condamnée à réduire ses effectifs, mais ce type de clause ne dure pas plus de six mois après les défaites. Napoléon III pensait comme Victoria qu'une armée de métier était suffisante et que les exploits contre les chameaux du désert suffisaient à occuper les généraux avides de gloire.

 

Cette idéologie proprement travailliste souffla aussi dans l'oreille de l'empereur une fâcheuse décision.

Un jour de novembre 1865, il reçut la visite, en son palais de Biarritz, d'un certain Bismarck, Junker prussien que son roi avait désigné comme premier ministre. Louis Napoléon était déjà un peu souffreteux et sa femme avait de plus en plus voix au chapitre. La reine d'Angleterre recommandait le grand gaillard. Bismarck qui dut rappeler à Napoléon l'épisode de Magdebourg vint solliciter l'accord tacite de la France d'attaquer l'empire austro hongrois qui avait profité de Tilsit et ne voulait pas rendre les terres.   

Louis Napoléon donna un blanc-seing à ce Junker. Le reste est connu, la Prusse battit l'empire austro-hongrois à Sadowa.

Cette victoire porte un nom sinistre car la destruction programmée de nos belles  maisons s'enchaîne depuis  cette date-là !

Pour la forme, un traité fut envisagé et les diplomates français eurent leurs ronds de serviette autour de la table.

Pour notre ministre plénipotentiaire, l'enjeu était simple : faire reconnaître une Germanie à trois têtes: Prusse, Empire Autrichien, confédération d'états au sud.

Le traîté de Nikolsburg fut un camouflet pour notre pays. L'Empire autrichien, vaincu, perdit pied en Allemagne. La Prusse devint protectrice de toutes les terres du Nord. Les Etats du Sud restaient indépendants et divisés, incapables d'entraver l'irrésistible ascension. 

 

La France avait enfanté un monstre politique et économique. Le naïf Napoléon croyait avoir affaire à un peuple de commerçants, boutiquiers, sportifs et idéalistes comme nos voisins britanniques. Malgré une certaine culture, notre élu ignorait l'ethnologie des peuples que les monarques anciens connaissaient par atavisme.

  

Cette bévue va, avec la guerre de 70, se transformer en catastrophe.

 

Que ce soit à Paris, Lille , Amiens, les noms de Faidherbe, Bourbaki, Niel, Bazaine, Chanzy, Mac Mahon figurent sur nombre de plaques de rues comme des généraux victorieux. Une majorité de contemporains est convaincue de leur courage et de leur génie. Soixante-dix, pour les élèves de l'école de Jules Ferry, ressemble à un tour de magie. Voilà une défaite humiliante dont nous honorons les acteurs !

Pourquoi siègent-ils encore au pinacle ?

L'armée de Napoléon le petit, n' était qu'une pâle imitation de l'autre. Le service national n'était plus obligatoire et la durée minimum de l'engagement était de sept années.

 

Une troupe encasernée de cette manière ne peut avoir qu'une vue très déformée de l'intérêt national, même si elle excelle dans les défilés et les manoeuvres de routine. Certes, nos troupes et leurs vaillants généraux avaient apporté des rapports élogieux sur leurs hauts-faits, mais les médias n'étaient pas là. Ces victoires étaient à mettre à la dimension de quelques poursuites de fellous et de brigands mexicains.Quand les premiers heurts diplomatiques apparaîtront avec l'Allemagne et que surtout le bruit se répandra en Europe de l'efficacité du fusil à aiguille des Prussiens, Napoléon III invita l'Etat-major à une " réflexion".

 Lui-même ordonna (en 1866) la mise en service du fusil Chassepot, inventé depuis quinze ans mais décrété impropre à rendre des services en campagne par le sérieux comité technique.

L'empereur imposa aussi l'adoption du canon rayé et la fabrication de mitrailleuses, avec la précipitation de ceux qui s'aperçoivent du temps perdu. Il demanda aussi le rétablissement d'un service obligatoire à court terme tout en sollicitant, au préalable, l'avis des généraux constellés d'étoiles.

Mais l'armée fonctionnarisée, "ennemie du changement de l'ordre où elle avait l'habitude de vivre", dit le général de Gaulle, fit adopter le projet du Maréchal Niel. La triomphante armée, si vaillante contre les rezzous et si courageuse contre les moustiques, ne sera pas modifiée ! A ses côtés, serait constituée une Garde Nationale mobile, qui, en cas de nécessité, serait versée dans les troupes actives !

Tout fut méticuleusement organisé pour que cette garde mobile n' existât que sur les registres, ne soit pas opérationnelle et qu'ainsi, aucun des anciens privilèges de la vieille hierarchie ne soit écorné.

De toutes façons, l'Etat-major assurait que nous étions les plus forts ; des troupes mieux aguerries, plus de canons, plus de fusils et surtout plus de médailles sur les poitrines des chefs. L'impératrice Eugénie, du fait de la faiblesse physique de Napoléon, n'entendait que ces propos rassurants.

Une petite victoire militaire consoliderait l'empire et permettrait le sacre du prince encore âgé de quatorze ans ! En outre, Eugénie, l'espagnole, pense qu' en attaquant la première , la prétention des Hohenzollern-Sigmaringen au  trône d'Espagne serait étouffée dans l'oeuf. Elle veut la guerre. Napoléon hésite et laisse E. Ollivier lancer la  déclaration aussitôt après la réception de la dépêche d'Ems.

La bêtise redevenait maîtresse du monde.

La Prusse agressée n'attendait que l'ordre de marche, étant déjà prête depuis longtemps. L'été soixante dix, commença par la défaite de Sedan et l'empereur fut fait prisonnier. Aussitôt, Paris bascula dans une révolte de délire comme celle de mai 1968 nous en a rappelé l'existence. La commune cumulait des ressentiments ambigus, un soulèvement d'abeilles ouvrières et une manifestation d'hostilité contre l'armée et le pouvoir. L'impératrice ayant emprunté, pour fuir, la calèche qui est toujours visible au musée franco-américain de Blérancourt, la France n'était plus représentée que par des parlementaires, souvent mal élus, et l'armée.  Une connivence complice naquit de la complexité de la situation. La république de Thiers et de Gambetta avait contre elle, Paris, tous les travailleurs de France, l'Europe et une seule planche de salut la présence de généraux opportunistes mais incompétents aux choses de la guerre moderne. Pour légitimer son abus de pouvoir, la  III ème République prit le parti d'aduler des soldats incapables. Toute la conscience civique du pays sera bâtie sur ce mensonge qui, aujourd'hui encore, pavane à chaque coin de rue.

Alors que Paris a faim, que l'armée allemande est à Laon depuis le 9 septembre, Gambetta va trouver le soutien de l'armée qui osera soutenir qu'elle n'a pas encore capitulé. Elle est repliée très à l'intérieur et quasiment exsangue, et nos généraux continueront à tenir le langage de l'autosatisfaction et de la compétence.

La faute revient au gouvernement précédent, à Ollivier, à Eugénie, à Cousin Montauban mais pas à nous, nos médailles attestent de notre vaillance !

Nos positions sont des positions de repli, l'assaut est encore possible, il faut plus d'hommes, c'est tout. Le gouvernement, trop fragile pour oser critiquer les incapables, leur accordera des promotions et la guerre continuera encore quatre mois, entretenant l'illusion et alourdissant la note.

Dès qu'il est parlé de somme et de facture, le Vermandois n'est jamais bien loin.

L'armée du Nord, sous le commandement de Faidherbe, fut appelée à la rescousse et s'empressa de ramasser dans la population de Saint-Quentin, tout ce qui pouvait tenir gachette, mais laissa le gros des troupes hors de la ville "ouverte", c'est-à-dire hors du champ de bataille.

 

On coupa les ponts sur la Somme et les vigies surveillèrent vers l'est. Dès  le 7 octobre, les colonnes allemandes passaient Ribemont et étaient à portée de tirs du faubourg d'Isle. Le lendemain, l'Allemand pénètre dans le faubourg et est accueilli par une vive fusillade. Il se replie. Le 9 octobre, le préfet adressa la proclamation suivante:

" La date du 8 octobre 1870 prendra place dans l'histoire de la cité, à côté de la glorieuse défense de 1557. La France, si douloureusement éprouvée, verra que  les défenseurs de Saint-Quentin, ville ouverte, n'ont pas dégénéré. "

 

Dégénéré, toi-même, auraient dû crier nos ancêtres !...

Le 21, les Prussiens sommèrent la ville de reddition. La ville paya et repaya mais resta ouverte, c'est-à-dire sans pénétration  de l'armée ennemie. Elle repaya encore, puis les Saxons rentrèrent dans la ville le 25 décembre avec 2500 hommes.

A Péronne, la résistance armée tiendra vaillamment jusqu'au 10 janvier malgré un bombardement qui dura 52 heures. Gambetta supplia de marquer au moins un but même si la défaite était déjà consommée. 

L'armée de Faidherbe fut gentiment invitée à intervenir et, venant de Péronne, reprit la ville que l'ennemi après de multiples pillages avait abandonnée momentanément pour chercher du  bois de chauffage, sans doute.

C'était le 18 janvier 1871 et le fond de l'air était carrément glacé.

Sans illusion, il déclara au conseil municipal qu'il livrerait bataille, puisque Gambetta le voulait, mais qu'il serait battu.....

Tout son challenge serait de tenir un journée entière.

L'armée comprenait 25 à 30 000 hommes, avec peu de cavalerie et peu de canons, répartis des deux côtés de la Somme et du canal. L'ennemi du nord arriva par le sud avec un dispositif contraire, de la cavalerie  commandée par le prince de Hesse et  trois divisions bien  dotées en artillerie.  Les batteries françaises et les fantassins furent placés sur les hauteurs de Gauchy et fixèrent l'ennemi permettant un débordement par le nord de la Ière brigade de la première division. L'armée prussienne, barrée  par cette ligne de relief dut  contourner jusqu'au nord de Neuville Saint-Amand. L' élargissement du front obligea, en milieu de journée, à resserrer le dispositif en revenant sur les hauteurs du faubourg d'Isle. Reculer ne veut pas dire cesser de combattre. Une retraite bien faite alterne deux pas en arrière et un pas en avant. Dans ce mouvement chaloupé, le commandant Tramond s'illustra en reprenant un assaut intermédiaire à la baïonnette. Sur les pentes de Gauchy, la pression commençait à devenir intenable. Par six fois, les fantassins descendirent de leurs positions pour pourfendre l'ennemi. Déjà le soir tombait et les vigies signalaient l'arrivée d'importants renforts chez l'ennemi alors que rien ne s'ajoutait à la vaillance de nos troupes. Faidherbe ordonna la retraite vers le Cateau d'un côté et de Cambrai de l'autre. Les dernières fusillades partirent des barricades du faubourg Saint-Martin, lardant l'obscurité de la nuit. La protection des ténèbres facilita le repli des Français mais égara beaucoup de jeunes recrues, peu familiarisées par le combat de nuit en atmosphère sibérienne. Le lendemain, l'ennemi ramassa près de 4000 traînards français hébétés et compta près de 6000 morts et blessés dans ses rangs. Pour les Français, le bilan totalisa 2000 victimes, et les 4000 égarés. Comme ces derniers trouvèrent, dans les trois jours suivant  la bataille, la poudre d'escampette, les comptables consacrèrent  une très brillante victoire de la république.

Faidherbe écrira: " Les Prussiens ont trouvé dans de jeunes soldats, des gardes nationaux, des adversaires capables de les vaincre. Qu'ils ramassent nos traînards, qu'ils s'en vantent dans leurs bulletins, peu importe, ces fameux preneurs de canons n'ont point touché à une batterie. Honneur donc à vous tous !...."

Le compliment valait pour les soldats qui avaient combattu sur notre sol et un peu sur le plan militaire. Sur le plan de l'honneur, Faidherbe faisait les soldes !

 

Saint Quentin fut à nouveau sous administration étrangère pendant un an, soit jusqu'en octobre 1871.

 

Le traîté de Versailles signé le 21/1/ 1871, soit deux jours après la belle réaction de l'armée du Nord, accrut encore les clauses humiliantes infligées à la nation. Un pays, qui ne sait pas arrêter à temps un conflit perdu, s'expose à des agios de retards usuraires. Tel fut le cas. La France accepta des clauses honteuses: la perte de l'Alsace-Lorraine, cinq milliards de francs d'indemnités, le désarmement de son armée.

 

Laissons le Général de Gaulle dresser le bilan de ce conflit.

" Dans cette guerre sans consolations, nous ne manquâmes, ni d'hommes puisqu'on en leva 1 900 000 contre 1 300 000 Allemands, ni d'armes, car le total des fusils distribués à nos troupes dépassait celui des Dreyse, et nous fîmes tirer 3000 canons de campagne, alors que l'adversaire n'en eut jamais plus de 2 000, ni de courage, dont les preuves multiples attestaient le trésor intact de nos vertus militaires. Nous ne fîmes même pas d'économies de sacrifices : si l'ennemi eut 165 000 hommes tués et blessés, nous en perdîmes 280 000. Et pour combien faut-il compter les pertes de territoire, d'argent, de prestige, que coûta la défaite ? L'idéologie, l'insouciance, portaient leurs fruits amers et sanglants."

 

Ce constat amer, le général de Gaulle en connaissait le prix véritable. Sa défiance pour la troisième République, les notables, les partis, tout viendra de là.

Et pourtant les sirènes du pacifisme et de l'universalisme revinrent vite chanter,  à l'oreille de nos concitoyens, leurs mortelles mélopées.

                                                                                                                         

L'abbé Dehon. Matisse

La belle époque

L'automobile.

Des cloches pour tous les clochers.

Le Kulturkampf.

 

Le chapitre de notre histoire intitulé "la guerre de soixante dix " n'émerge, dans la plupart des manuels d'histoire, pas plus qu'un épisode ordinaire dans une longue liste de conflits incessants. Ces combats de type tribal ne secouaient-ils pas  l'Europe depuis toujours ? Pourquoi s'émouvoir, pourquoi chercher à comprendre ?

Tout le débit fut porté sur le dos des absents..

La nation française ne fut nullement invitée à une autocritique. Un manichéisme primaire s'installa, affirmant que tous les torts étaient du même côté, rien n'était donc à améliorer !

En consacrant l'échec, la politique de notre pays va ouvrir une brèche à un autre désastre.

Le Général de Gaulle tira, à sa façon, la "leçon" de la situation :

" Grandir sa force à la mesure de ses desseins, ne pas attendre du hasard, ni des formules, ce qu'on néglige de préparer, proportionner l'enjeu et les moyens :

l'action des peuples, comme celle des individus, est soumise à ces froides règles. Inexorablement, elles ne se laissent fléchir ni par les plus belles causes, ni par les principes les plus généreux.

Mais pourquoi faut-il qu'on ne les voie bien qu'à travers les larmes des vaincus ?"

 

Le général  mit  cette pensée au propre après la première guerre mondiale. Bien qu' inspirée par le désastre de 70, elle est prémonitoire de tous les conflits mais, rédigée trop tard, elle n'infléchira nullement la marche inexorable du destin. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, 14-18 sera la prolongation des batailles de Sedan et de Saint Quentin et le conflit le plus meurtrier de l'histoire ;  un abîme de douleurs pour notre région ! Il faudra beaucoup de larmes pour panser les plaies dues à l'imprévision de nos politiques.

L'histoire de la période de 1870 à 1914 semble se réduire à quelques '"affaires" : l'affaire Dreyfus, l'anticléricalisme, les emprunts russes !

Ne pas attendre du hasard, ni des formules !

Et pourtant, avec la nouvelle  République,  la démagogie se mit à gouverner la France. En 1902, le parti coalisé entre radicaux et socialistes obtiendra 200 000 voix de majorité, mais avec les règles électorales , la représentation nationale sera de 350 sièges, d'un côté,  contre 238. Le mode de scrutin trichait autant que les médias officiels mentaient sur le comportement des généraux de 70. Au nom de la démocratie, l'extrêmisme occupera désormais le coeur du système, l'uppercut deviendra le geste ordinaire de la vie politique, le KO en devenant le triomphe. La croissance économique ainsi que la sécurité de l'Etat et des citoyens, problèmes trop sérieux, seront délégués à des fonctionnaires du tableau B.  Toute la politique se focalisera sur l'art de diviser pour  multiplier les sièges et mettra sous le boisseau tous ceux qui réfléchiront hors du cadre conventionnel du droite-gauche de la boxe française.

Saint-Quentin, vingt fois meurtrie, souffrira aussi de cette division en son sein maternel. Nombreux adhèreront aux jeux des partis alors que d'autres chercheront ailleurs.

La veine apolitique menait, en ces temps incertains, sans espoir d'amnistie et de sécurité, inéluctablement à la prison, ou à l'entreprise ou à la mission, à moins que ce ne soit à l'art .

 

Les deux premières catégories rassembleront la multitude des sceptiques de la politique, tandis que  le bagne connaîtra ses décennies de gloire et que l'économie placera la France à la tête des nations. Les frères Pathé de Compiègne aideront les frères Lumière à lancer le cinquième art. Toutes les industries feront des progrès fulgurants à côté desquels les "Trente Glorieuses"  sont une potion amère. Les années 1874 à 1914 afficheront des taux de croissance indiscutablement plus probants pour la France que les trois décennies de 1945 à 1975.

La troisième voie, juste avant l'art, jouxte le domaine du paranormal.

La mission religieuse reste avec l'amour le dernier domaine de l'authentique. Le prix à payer est celui de sa vie ; aucune récompense n'est promise ici-bas. Si l'abeille a le comportement de l'ouvrière, le missionnaire est issu, dans le bestiaire humain, d'une génération spontanée; aucun animal ne pratique cet art et personne, dans l'humanité, ne joue de rôle plus utile ........ni plus contesté.

Notre région participa à ce mouvement comme toutes les régions françaises, qui, le fait est trop occulté, fourniront la moitié de l'effectif mondial des prêcheurs expatriés.

 

L'abbé Dehon, curé de notre région, après avoir pris part à plusieurs mouvements qui prôneront l'engagement du religieux dans la vie sociale, fondera la congrégation des prêtres du Sacré-Coeur de Saint-Quentin. Elle comptait, en 1965, 3000 membres sur douze provinces. Elle a eu l'immense grâce d'évangéliser le pays Bamileke au Cameroun. Ce pays, qui est la Suisse de l'Afrique, est depuis une terre chrétienne, remarquable par sa situation, par la richesse de son sol, l'intelligence de ses habitants et son dynamisme. Les Français, qui ne sont là-bas que des visiteurs parmi d'autres, reçoivent pourtant un accueil particulier, ineffable de gentillesse et de fraternité.

 

Sur la voie encore plus étroite de l'art pour l'art, le Vermandois présentera quelques personnages non négligeables.

Henri Matisse sera de ceux-là. Jusqu'à 18 ans, il vivra à Bohain en Vermandois dans  un entourage pragmatique, son père est commerçant, mais aimant les belles choses. Ce n'était pas incompatible en cet âge d'or où la norme logeait en haut de l'échelle  et non à des barreaux intermédiaires. Après le secondaire effectué au lycée de Saint-Quentin,  Matisse est orienté vers une profession d'auxiliaire de justice. Par curiosité, il s'inscrivit  également à l'école de dessin  de Quentin la  Tour. Sa vie en fut bouleversée et l'histoire de la peinture aussi. Il osera comme de la Tour aller plus loin dans le trait et la couleur. En faisant scandale au salon de Paris en 1904, il atteindra la célébrité qu'il attendait après 15 années de galère.

Classé parmi les "fauvistes", c'est un peintre original : un peintre du bonheur !

Sa cote, forcément, n'atteindra pas les sommets vertigineux de ses confrères torturés et désespérés. Qu'il nous suffise de voir l'image du bonheur qui prit forme à la pointe du pinceau d'un adolescent de chez nous, simplement doué pour voir ce qu' aucun appareil de photo ne saisira  jamais !

 

Au voisinage des religieux et des peintres, mais demeurant à l'écart du tohu-bohu de la politique, gravitent d'autres illuminés honorables.

Henri Martin est de ceux là. Sa notoriété provient aujourd'hui de son Lycée à Saint-Quentin et de plusieurs boulevards dans les grandes villes ; celui de Paris les surpassant tous en allure et en valeur sur le carton du Monopoly. Peu nombreux savent qu'il fut historien et natif du Vermandois. Il fut classé parmi les visionnaires et les rêveurs par les docteurs des académies gauchisantes du vingtième siècle, parce qu'il osait mettre à mal le dogme de "nos ancêtres les Gaulois" en le substituant par un "Notre père qui était celte ".

 

Son "Histoire de France" ne repose, il est vrai, sur aucune dialectique historique et nulle part n'est évoquée la lutte des classes. Notre concitoyen parle des buttes et des Celtes, ce qui était déjà, en son temps, matière à scandale puisque tous les pontes de l'Université ne parlaient que de Latins, de Grecs et de matérialisme historique.

 

Si, lecteur, ton courage t'a mené jusqu'à ces lignes, l'oeuvre de Henri Martin te séduira totalement ; une commune vision du monde  réunit, à un siècle et demi de distance, ceux qui aiment la terre autant que les hommes.

 

Un voisin prendra la suite de l'historien de la France et s'intéressera à la Prusse.

Quand, natif du Nouvion en Thiérache, et écolier à Saint Quentin, la guerre de 7O est venue troubler votre conception chauvine du monde, une analyse historique des relations entre les pays s'impose ! Ernest Lavisse se penchera sur cette Prusse, mal connue. Pas plus qu'Henri Martin, Ernest ne trouvera auditoire auprès de l'intelligentsia parisienne !

Paris, à l'origine de nos maux, pouvait-il s'abaisser à reconnaître ses erreurs ?

Cet ostracisme coûtera cher ! Un peu d'attention et un brin de compréhension eussent retenu les tirs roulants des machines de mort.

La capitale, vivait, pour notre malheur, un autre psychodrame. Lorsque la République aura été consacrée une et indivisible avec une petite voix de majorité, les notables de la bourgeoisie, détenteurs d'un rameau de législatif et d'un soupçon d'exécutif reprirent, pour leur compte, de vieilles recettes de tous les monarques :

              mobiliser contre un ennemi clairement identifié les énergies en hommes et

              en armes,

              chercher l'onction nécessaire aux chefs.

En termes courants : le service national obligatoire fut mis en place avec une dose réduite d'exemptés et la République se dota d'une religion propre : la laïcité.

 

Préparer Dieu à intervenir dans la prochaine guerre était une vieille astuce politique très rassurante et motivante.

 

Loin de ces rêveries politiciennes, la corne de la fortune déversait ses bontés à profusion : les arts, les voies de la transcendance, une "res publica" avec sa propre "spes publica", et tout un peuple conscient d'appartenir à la première nation du monde, voire  à la seconde, en tout cas à la plus prospère.

Dans de nombreux villages de la région, les années 1910 furent des années de félicité à peine gênées par l'arrivée pétaradante des premières automobiles.

 

Comment remercier le ciel, alors que les mairies auront déjà des écoles communales bicéphales : Entrée des Garçons, Entrée des Filles, et que chaque village entretiendra une clique, pompeusement appelée " harmonie municipale " ?

 

Nombreuses seront les fêtes qui, en ces années, rassembleront les bambins des écoles , la clique et toute la population pour accueillir de nouvelles cloches pour le clocher de l'église.

 

Toute une symbolique se retrouvait autour de ces massives pièces de bronze qui parlaient à tous sans distinction et chantaient les heures de la vie quotidienne avec, à chaque fois, un clin d'oeil à l'être suprême qui, grand horloger, domine la plaine et actionne les aiguilles du temps qui passe.

 

Il est vrai, que le spectacle des ateliers de broderies, des tissages et l'animation des rues commerçantes donnaient de la vibration au ventre.

En été, il fallait sonner fort pour appeler les bineurs de betteraves et les faucheurs disséminés à travers champs.

En automne, les vapeurs de la sucrerie et les brouillards donnaient aux tintements une importance particulière. C'était, en quelque sorte, le phare du naufragé menacé de s'égarer.

Les nombreuses cartes postales de cette époque ont aujourd'hui acquis des valeurs inestimables tant à à cause de la représentation des immeubles d'antan que par cette activité sereine qui  animait nos rues si tristes aujourd'hui.

 

Parmi les fonctions multiples des cloches, le tocsin n'avait pas été oublié. Pouvait-il l'être dans notre région d'abonnés payants ?

 

Ce chant sinistre réveillera bientôt le peuple de la région, naïvement persuadé de l'existence du bonheur perpétuel et du droit à la paix permanente.

A l'heure de l'angélus,  avant que le tocsin ne sonne et que la sirène ne hurle, les premiers aéroplanes, survolant le Vermandois,  découvriront, avec stupéfaction, une région transpercée de canaux, de voies de chemins de fer et de grossières routes. Les bourgs tisseront un écheveau touffu abritant une population dont le nombre aura été multiplié par près de sept en un siècle. Tous ceux, qui ont pu évoquer avec leurs grands parents cette période de notre histoire, ont entendu l'appréciation émue de " dure mais heureuse" qui  résumera, en deux mots,  la "belle époque", pour les gens du terroir.

Le qualificatif de dur ne conviendra pas à l'époque suivante. On dira laconiquement " pendant la guerre".

Dur dur !

Selon un adage fameux, la guerre n' est que la poursuite de la diplomatie par d'autres moyens. Aussi convient-il de s'interroger sur la finalité des diplomates dans un monde où l'apparition de républiques avait supprimé le rôle d'origine de ces fonctionnaires, lesquels n'étaient que des entremetteurs pour l'organisation  de beaux mariages, joutes et fêtes !

La France assignera à ceux-ci une fonction de vecteurs de la diffusion de la théologie républicaine : Révolution, Egalité et Laïcité.

Les diplomates anglais ne se posèrent guère de question, étant depuis longtemps les représentants de commerce d'un empire marchand. Les Allemands, eux, édifièrent  en doctrine les réflexions du maître à penser de la monarchie prussienne : Bismarck, lequel voyait dans la dialectique française une agression culturelle à laquelle il fallait riposter avec un armement plus lourd. Peu de Français prêtèrent attention à ce mouvement dit du  Kulturkampf et ceux, qui en connurent l'existence,  le traitèrent avec dérision.

 

 

A la révolution, s'opposait la tradition, à la fraternité populaire le sentiment d'harmonie, à la liberté débridée le respect de l'entreprise, ainsi l'impérialisme des idées dites nouvelles buta sur les murailles toutes spirituelles d'une culture xénophobe. Ce qualificatif choque énormément dans le langage convenu d'aujourd'hui mais il s'agissait  bien de la défense de sa propre culture et de rien que cela ! Pour les agents français, c'était la mission universelle de la République, pour nos voisins c'était une infiltration perverse et dangereuse qu'il fallait combattre comme telle.

Les pays qui osaient, à l'instar de la France, prétendre à une supériorité cuturelle ou intellectuelle devaient être mis au ban ! : la papauté osait faire la morale à tous, de quel droit ? les Polonais étaient fiers de leur langue incompréhensible ! Les Anglais n'avaient aucun don musical !

 

Pour compléter le tableau et asservir les consciences, l'histoire sera également réécrite : les Francs deviendront de race germanique et Charlemagne natif d'Aix la Chapelle.                                         

Très rares furent les observateurs  qui  entrevirent ce que la manipulation des esprits pouvait engendrer : la France s'affirmait  mère des libertés alors que l'Allemagne se proclamait fière de sa culture ; ça, un casus belli, vous voulez rire !

Hélas, encore de nos jours, les professeurs de philosophie oublient de rappeler à nos enfants que c'est bien, partout et toujours,  la bêtise qui  tue !