En cette année 986, Louis le Fainéant portait
le flambeau des Carolingiens. Ce n'était qu'un frêle filet de lumière qu'un
courant d'air léger pouvait étouffer face à celui du flambeau qu'arborait Othon
le Grand. Les querelles de familles
autour du Vermandois avaient laissé les terres reconnues par les traités de
Verdun et de Strasbourg sous une domination germanique. L'Allemagne, christianisée par Boniface et
pacifiée par les seigneurs francs, développera bien à l'abri des incursions
arabes et nordiques, une économie prospère et un clergé opulent.
Othon n'avait pas l'impedimenta des textes et des coutumes de Neustrie. Les synodes germaniques n'avaient pas établi de règles précises, le traité de Quierzy n'était pas opposable aux chevaliers. Surtout l'onction royale n'existait pas hors de la fonction impériale. Il fallait, dès lors, restaurer le Saint Empire germanique. Othon le grand, fort de son pouvoir temporel sur l'Italie récupérera le titre. Tout ceci était événementiel, car l' empire faisait figure de pays sous développé à côté du nôtre. La manière d'organiser la cité, pourtant, va assez vite faire diverger les routes des deux pays jusqu'à briser en deux un peuple qui avant l'an mil constituait une nation. Othon I, dit le Grand, né en 912 et mort en 973 était fils de Henri l'Oiseleur, roi Saxon élu empereur non consacré à la suite des tribulations de Charles le Simple sur nos terres du Vermandois. Comme tous ceux de sa race, Othon était hanté par le souvenir de Charlemagne, qui n'était qu'un lointain parent, et par l'onction impériale. Cette formalité apparaît aujourd'hui, où les sondages font et défont les élus du peuple, bien mystérieuse. Ce sera pourtant " l'affaire européenne " pendant plusieurs siècles et la division interne de l' Occident, qui conduira aux guerres mondiales, ne se comprend guère sans le rappel de ce sacrement. De surcroît, là comme ailleurs, le Vermandois joua un rôle. Alors qu' Hincmar, l'évêque de Reims, en 866 avait réaffirmé les droits des églises locales contre l'autorité papale, puis sponsorisé la publication du martyrologe d' Usuard qui fondait le culte de nos saints français, l'église d'Allemagne était encore sous les feux d'une évangélisation récente et ne présentait pas de structure suffisante pour contrer et infléchir le pouvoir. Othon Ier, qui surveillait de près toutes les gesticulations qui troublaient Laon, avait compris que Lothaire, petit fils de Charles le Simple et de Louis d'Outremer ne serait jamais rien . Lui-même pouvait se prévaloir d'avoir évangélisé par l'épée des peuples entiers de l'Europe centrale et il était de plus le souverain terrestre craint des Pays Bas jusqu'en Italie, en passant pas la Lorraine comme dit la chanson et par la Bavière comme dit l'échanson. Sacré empereur en 962, Othon va se servir du principe que "l'autorité impériale dérive directement de Dieu". Lorsque le petit roi de France viendra plus tard dire qu'il est empereur dans son pays, il ne voudra dire que cela. Par ce sacre, Othon se faisait reconnaître le pouvoir total sur l'église d'Allemagne, lequel n'existe que par les hommes: ce sera la querelle des investitures. Othon nomma donc les évêques et les abbés et, plus encore, fut reconnu comme le contrôleur permanent de la régularité de l'élection du pape. La France demeurait la fille aînée de l'Eglise mais, dans le cortège des accrédités au Saint Siège, l'Empire passait devant. Lorsque l'archevêché de Reims se trouvera vacant, Othon trouvera chez son obligé, très cher, l'évêque de Metz, un petit neveu intelligent et pieux. C'est ainsi qu' Adalbéron accéda à cette fonction en 969. Comme Saint Rémi, ce sera un faiseur de roi mais son prédécesseur ayant fait publier le martyrologe des saints français, le rôle sera clos et Adalbéron oublié. Pourtant tel Albert Ier du Vermandois, c'est un des personnages principaux de son temps. Ecrivain, érudit et pédagogue, il écrira plusieurs des épîtres connues comme étant celles du pape Saint Sylvestre. Il fit, lui aussi, une analyse fine de la société où il distingua les obligations des " Orationes, Bellatores, Laboratores ". La société dite de l'ancien régime est portée par cette formulation sur les fonts baptismaux : les clercs parlent et écrivent dans la
seule langue écrite du temps; les chevaliers se battent ; les paysans et les artisans" labeurent" et chacun trouve ainsi son salut et la chrétienté son équilibre. Equilibre et non cloisonnement car le changement de statut est rendu possible par différentes passerelles, solidarité et non concurrence car les moyens des uns ne peuvent être utilisées au détriment des autres. Dans ses réflexions, certainement influencées par le seigneur du Vermandois qui créa la fonction de Doyen, Adalbéron prend ses distances avec le pouvoir d'Othon et sa main mise sur les Oratores... et leurs finances. Il essaiera à diverses occasions de favoriser une alliance entre les Carolingiens régnant à Laon : Lothaire puis Louis V le fainéant et Othon et ses successeurs. Il sera aidé dans sa démarche par Albert Ier du Vermandois, oncle par alliance de Lothaire. Mais les Carolingiens croient trouver leur revanche contre l'empereur saxon lorsque Othon II meurt. Son fils est encore jeune et Lothaire pénètre en Alsace et en Lorraine avec brutalité. Adalbéron en a écho de ses parents lorrains et se fâche avec Lothaire. Le roi le fait traduire devant une grande assemblée réunie à Compiègne. Adalbéron n'aura même pas le temps de se justifier, car Hugues Capet à la tête d'une petite armée dispersera la Cour et mettra fin au procès. La mort précipitée de Lothaire, outre qu'elle laisse une jeune veuve qui épousera Othon d'Allemagne, permet à Aldabéron de retourner en grâce auprès de Louis V le Fainéant. Celui-ci, fort de son appui auprès de ceux qui sont devenus ses beaux-frères, veut éliminer ce prélat indécis et théoricien de l'autonomie du clergé. Il assiège Reims et l'accuse à nouveau de trahison. L'histoire bégaye et Adalbéron est à nouveau cité à Compiègne mais Louis V meurt le 22 mai 987 à 20 ans. Sans héritier, c'est son oncle, Charles de Lorraine qui deviendrait Roi mais c'est un vassal de l'empereur et un de ses plus proches . Tous les grands étant présents à Compiègne pour son procès, Adalbéron fait écarter l' élection de Charles de Lorraine et soutient celle d'Hugues Capet. Le seul véritable prétendant eût été Albert Ier du Vermandois, mais la providence et Aldabéron en avait disposé autrement. En effet, Albert décède en cette année charnière de notre histoire. Pour sacrer Hugues Capet, deux cérémonies électives eurent lieu, une à Senlis et l'autre à Noyon. La dernière était la plus probante. En effet, Aldabéron rassemblait là les pairs clercs du royaume : les évêques de Laon, Langre, Beauvais, Châlons et Noyon . Lindulphe, fils d'Albert Ier participa au vote et confirma l'élection . Il restait à procéder au sacre à Reims qu'Adalbéron effectua le 3 Juillet 987. Pour mettre un dernier noeud au paquet bien ficelé, Hugues déclara renoncer à la Lorraine, apposa son sceau au bas d'un parchemin ( le papyrus n'arrivait plus) et signe une paix définitive. Derrière ce traité destiné évidemment à éviter la grande guerre, se profilaient deux personnages qui méritaient aussi des récompenses : Herbert III, le fils d'Albert, mort récemment, qui recut d'Aldabéron les terres de Sinceny et de Chauny vraiment en cadeau, puisqu'il ne fut astreint qu'à brûler des cierges sur le tombeau de l'apôtre du Vermandois, et Gerbert, un moine venu d'Aurillac, proche conseiller de l'archevêque qui négociera avec Othon, d'une part son accord, et avec Hugues de l'autre pour que son fils Robert soit associé à son règne avec pour maître à penser Gerbert, lui-même. Gerbert réalisait là un tour de magie. Lorsqu'Adalbéron décédera, ce diable d'homme prendra sa place et sera même Chancelier de France avant que la fonction ne revienne à Raoul, un fils naturel de Lothaire. Mais déjà Gerbert vise plus haut, humilié pas ce camouflet, il se retournera vers Othon qui le nommera Archevêque de Ravenne. C'était la voie royale pour la mitre papale qu'il obtiendra en 999 et gardera jusqu'en 1003. Gerbert qui prit le nom papal de Sylvestre II fut donc l'éducateur de Robert II le Pieux et l'un des maîtres fondateurs de l'école épiscopale de Reims et de l'Université de Laon. Outre qu'il fut le pape de l'an Mil, il présente surtout l'originalité d'être le pape de la Renaissance. Il connaissait les mathématiques, la médecine, la chimie et toutes les sciences d'alors. Comme Albert Ier du Vermandois et tous les paysans de chez nous qui savaient maintenant que la vérité n'était plus la parole du seul chef et que chacun avait une place dans l'ordre de la cité, il inaugurait une ère nouvelle. Le début de cette ère nous est particulièrement proche car la quasi totalité des villages de notre région sont mentionnés pour la première fois dans ces années qui vont de 930 à 1030. Les premiers seigneurs se forgeront des armoiries, les clercs noteront scrupuleusement la vie des chrétiens, les communes et les professions se feront connaître par des chartes. Il était temps de bâtir en dur. Gerbert apportait à Rome, qui était encore trente années auparavant la pétaudière où les fils de prêtre, les papesses et les corrompus disaient des messes, un air de révolution. Il fut accusé de sorcellerie et de magie. Des détracteurs avancèrent même que sa science lui venait d'années d'études faites à l'université judéo-arabe de Cordou, l'homme n'était peut-être pas pourri, mais sa science venait de Lucifer , il n'en fallait pas plus pour discréditer en ces temps. Malgré l'ignorance et les craintes, un esprit nouveau venait de souffler sur le monde. |