Né d'un père agriculteur, qu'il perdit très jeune, et dont il vénéra la mémoire, Crinon, dit M. Tilloy, ne sortit pas de l'école de son village et ne trouva point les ressources d'instruction que méritait son heureux naturel; Il apprit à lire dans le " Dictionnaire de musique " de J.J. Rousseau, et il écrivit ses premières pages dans les intervalles blancs du papier réglé, dont son père, excellent musicien, s'était servi....
Avec l'âge croissait en lui le désir d'apprendre ; il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main ou qu'il allait acheter chez un libraire de Péronne, avec le produit de ses maigres économies. Chaque dimanche, dans la belle saison, il emportait sous le bras un de ses chers volumes et se dirigeait vers un lieu champêtre appelé la "Vallée perdue".
Dans cette frîche retraite, qui doit sans doute son nom à ce que l'on y perd de vue toute habitation humaine, s'élevait un joli rideau boisé. Parmi les arbres, Crinon avait pratiqué de petites allées aboutissant à un banc de pierre. Ce fut sur ce banc, à l'ombre et dans la solitude, qu'il lut "Paul et Virginie " et les meilleurs romans de la fin du dernier siècle ; ce fut aussi sur ce banc qu'il composa sa première chanson, à laquelle se rattachent des circonstances assez curieuses.
Crinon avait un ami qui composait des chansons : il désira lui-même s'essayer dans ce genre. Après avoir enchevêtré au hasard des rimes masculines et féminines, il imagina d'adapter son oeuvre à l'air d'un chant d'église, celui du "Lucis Creator ". Comme l'air et la poésie allaient fort mal ensemble, il s'inquiéta de cette antipathie, il réfléchit, et finit par deviner quelques unes des règles de la versification, le rythme, les genres divers de la rime et ses croisements ;
mais la règle de l'élision échappait encore à sa perspicacité. Heureusement , en feuilletant un jour un vieux dictionnaire français de Richelet, il y découvrit un traité de versification qu'il lut et relut, sans se laisser rebuter par les plus arides détails. Dès lors il se vit en possession des secrets si longtemps cherchés. "Si j'avais, m'a-t-il dit, moi, pauvre paysan, trouvé une mine d'or dans ma "Vallée perdue", cette bonne chance ne m'aurait pas causé une plus vive satisfaction que la découverte du mécanisme des vers".
Crinon avait vingt-deux ans au moment où éclata la Révolution de 1830 . Il ne fut point indifférent aux agitations politiques qui la suivirent, et, dans un petit recueil de chansons, devenu fort rare, sa plume manifesta trop docilement l'effervescence de son esprit. ce péché de jeunesse s'explique et peut être pardonné, si l'on fait attention à l'isolement du jeune villageois, privé des soins et des conseils paternels, à l'insuffisance de son instruction, à ses lectures confuses et disparates. Heureusement, il étatit doué d'un jugement sain ; il avait ce coeur droit
qui, suivant un de nos grands écrivains, est le premier organe de la vérité ; aussi, lorsque vint la Révolution de 1848, ses sympathies furent-elles pleinement acquises à la cause de l'ordre. Ici, je laisse encore parler M.Tilloy, "C'est après 1848, dit-il, que Crinon aborda l'épître philosophique et morale. Dans son exquis bon sens, il devait être choqué plus que tout autre des idées absurdes, odieuses, ou, pour le moins exagéeés, qui avaient cours alors. Si le socialisme des masses, dans les campagnes surtout, marchant aux conclusions dernières, sans phrases atténuantes, était arrivé au superlatif de l'absurde. crinon écrivit pour les "Partageux" les pièces qu'on a pas oubliées : il y avait alors quelque courage à le faire ".
Les "Partageux" sous le rapport du talent, n'étaient qu'une promesse ; elle a été largement acquittée par les satires morales qui se sont succédé. Avant d'examiner ces satires, je crois bon d'ajouter aux détails fournis par la notice de M. Tilloy; quelques renseignements propres à bien faire connaïtre l'auteur. Dans une lettre du 31 janvier 1858, Crinon écrit :" Quant à ma position, dit-il, je suis ce que l'on nomme dans notre pays un haricotier, c'est-à-dire un petit cultivateur endetté, qui tire le diable par la queue. Je suis père de quatre jeunes enfants ; à cinquante ans, je suis seul avec ma femme pour travailler et soutenir cette petite famille, et ce n'est pas sans peine que nous mettons les deux bouts ensemble.
M.le Sous-Préfet de Péronne avait sollicité pour moi la place de commissaire de police au canton de Roisel mais... ". ici Crinon explique que l'administration, au lieu de satisfaire à cette demande , le nomma dans le département d'Eure-et-loi, et il contine en ces termes :" Malgré le mal que j'ai à vivre, je n'ai pu me résoudre à quitter notre Picardie pour aller m'enfouir seul et sans amis( moi qui en ai tant ici!). Je suis donc résigné à rester dans mon village, quis erait pour moi, l'endroit le plus charmant, si j'y vivais un peu plus à l'aise ; mais je m'essue, comme nous disons en picard , pour tâcher de donner quelque instruction à mes enfants."
C'est au milieu de la campagne, en se rendant à ses travaux de culture, en traçant le sillon, en semant son grain, que Crinon compose ses satires. Sa maison, habitée par quatre enfants, est trops bruyante pour qu'il puisse y méditer à son aise ; il cherche et trouve dans les champs le recueillement et l'inspiration. L'activité du corps favorise d'ailleurs chez lui l'essor de la pensée. ainsi, par une cîncidence intéressante, les productions de son doubel travail, physique et intellectuel, se développent en même temps et dans les mêmes lieux; ses vers enjoués germent et naissent sur son champs comme ses utiles blés
Les paysans poètes sont rares et méritent d'être encore plus remarqués que les autres poètes sortis des rangs du peuple. L'artisan des villes participe jusqu'à un certain point à la vie des classes bourgeoises ; les classes gratuites lui offrent une bonne instruction élémentaire. Le paysan, lui, ne jouit pas de tous ses avantages. Une fois échappé à l'école rurale, où l'instituteur dispense une instruction des plus sommaires, il n' a guère d'autres livres que les almanachs vendus pr le colporteur à l'approche du nouvel an ; sa société se compose d'hommes ignorants, qui cherchent dans le tumulte du cabarte la distraction et le plaisir. Loin donc que l'aptitude du paysan pour la poésie soit excitée, développée par le milieu dans lequel il vit , elle lutte contre
toutes sortes d'obstacles, et je m'étonne qu'elle soit assez forte pour les vaincre. Le paysans poète me fait penser à ces sapins des pays de montagnes que l'on voit pyramider qur la cime d'un clocher aride, sans que l'on puisse s'expliquer le mystère de leur naissance et de leur vigoureuse végétation.
Crinon a reçu de la nature une organisation d'artiste tout à fait exceptionnelle. Nous l'avons vu cultivateur et poète durant la belle saison ; l'hiver il se transforme et devient sculpteur. En même temps que le jeune commençait à rimer, il chargeait de dessins les murailles et couvrait ses cahiers d'illustrations à la plume. En regardant, le dimanche, dans l'église de son village, quelques statuettes dont elle est ornée, il se sentit du goût pour la sculpture en bois, et voulut faire l'épreuve de son degré d'aptitude.
Sans énumérer ici tous les ouvrages sculptées par Crinon, je dirai qu'il a spécialement travaillé pour les églises voisines de Vraigneset qu'il a contribué largement pour sa part à la belle restauration de l'église Saint Jean de Péronne. Son coup de maître a été la restauration de la statue de Saint-Furcy.
J'arrive maintenant à l'objet principal de cette notice c'est-à-dire à l'examen des oeuvres poétiques de Crinon? Elles se composent de vingt-cinq pièces, qui sont toutes écrites en vers de dix syllabes. A la première inspection des titres de ses satires, tels que " Le Luxe", "L'ivrognerie","l'Avarice","l'Orgeuil"," les Femmes", on éprouve une certaine défiance. Lorque tant de poètes et de moralistes se sont exercés sur ces sujets on appréhende que l'auteur n'ait rimé que des lieux communs. Mais la lecture dissipe agréablement cette crainte. C'est au luxe, à l(orgeuil, à l'avarice des campagnards qu'il a fait la guerre ; c'est la paysanne qui a servi de but aux traits acérés des deux pièces ayant pour titres :" les Femmes". En circonscivant ainsi sa sphère d'observation, en s'appliquant à mettre en relief les personnes et les choses qu'il a devant les yeux et qu'il connaissait si bien,
l'auteur a échappé à la banalité, il a su être neuf et original. Ce qui frappe avant tout dans ses compositions, c'est leur excellent moralité; la droiture de l'esprit, l'élévation de l'âme, s'y manifestent à chaque page. Crinon possède à un degré remarquable l'esprit d'observation.
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