Version du Journal Le Guetteur, 31 mai
1846.
Louis-Napoléon Bonaparte,
prisonnier au fort de Ham s’évade, déguisé
en ouvrier. Il a coupé sa moustache, mis une perruque noire
et un bonnet sur la tête, noirci ses sourcils et le visage,
enfilé une blouse.
Il porte une planche sur l’épaule
et franchit tranquillement l’entrée du château
grâce à la complicité de son serviteur Charles
Thélin.
Les deux fugitifs montent dans une
calèche attelée d’un cheval maigre pour aller en
Belgique.
Un juge de Saint-Quentin les croise
aux environs de Roupy. Le prince n’a plus son déguisement,
il est alors vêtu d’un simple paletot.
Arrivés à Saint-Quentin,
ils s’arrêtent à cette poste aux chevaux dans le
bas de la rue de Paris pour changer de monture, et repartent
rapidement.
Le Préfet de l’Aisne et
le Sous-Préfet les voient passer rue Royale (rue Jean
Jaurès). A cinq heures et demie, Louis-Napoléon
Bonaparte serait monté dans le premier train à
Valenciennes en direction de la Belgique.
Le prince écrira une lettre de
Bruxelles pour dire qu’il a passé la frontière à
3h de l’après-midi, sans précision de jour.
La Poste aux chevaux est le bâtiment
qui se trouve à droite.
Source Société
académique
Auteur
: Alain
GALOIN
Contexte historique
Le
9 juin 1850, la Ville de Saint-Quentin recevait le prince Louis
Napoléon Bonaparte, unique président de la IIe
République.
Le 10 décembre 1848, il avait été
élu à la tête de l’Etat pour quatre ans,
au suffrage universel, avec 5 434 000 voix. La droite conservatrice
et monarchiste avait favorisé son élection car elle
pensait, comme Adolphe Thiers, que le prince serait facile à
manœuvrer. Celui-ci avait également bénéficié
du soutien des socialistes : son saint-simonisme était pour
eux une garantie ; en 1844, il avait publié une brochure
socialisante, L’Extinction
du paupérisme,
que ses agents électoraux avaient largement répandue
dans les milieux ouvriers en 1848. Le candidat Bonaparte avait
d’ailleurs mis en œuvre une habile propagande
personnelle. C’était un homme ambitieux, intelligent,
qui croyait à son destin – qu’il confondait avec
la restauration de l’Empire.
Or, les pouvoirs du
prince-président devaient expirer en mai 1852 et il n’était
pas immédiatement rééligible. Après
l’échec du projet de révision de la
Constitution, il n’y avait pas d’autre issue pour lui
que le coup d’Etat.
En 1850 et 1851, Louis Napoléon
effectua donc de nombreuses visites officielles en province pour
préparer les masses et l’opinion publique à
l’éventualité d’un coup d’Etat,
prélude au rétablissement de l’Empire. La visite
du prince-président à Saint-Quentin s’inscrit
dans ce contexte de propagande à peine déguisée,
pour un régime impérial qui doit rassurer : « Le
nom de Napoléon est à lui seul tout un programme…
Ordre, autorité, religion, bien du peuple. »
Analyse des images
Le 9 juin 1850, le
prince-président se rend en visite officielle à
Saint-Quentin, dans l’Aisne, pour l’inauguration du
chemin de fer. Pour l’occasion, la Société
académique de Saint-Quentin a organisé une exposition
horticole et industrielle dans les bâtiments de l’ancienne
abbaye de Fervaques. Louis Napoléon visite l’exposition
et assiste à la remise des prix. C’est cet épisode
qu’a représenté Charles Giraud.
Le
tableau est divisé en deux plans. Au premier, le public des
notables invités à la cérémonie. Ils
sont assis et certains applaudissent. Au second plan, sur une
estrade derrière laquelle sont tendues des draperies, le
prince-président, debout, revêtu de l’uniforme de
général de la garde nationale et assisté du
préfet de l’Aisne, décore de la Légion
d’honneur un humble charretier, digne vieillard en bourgeron.
Derrière eux se tiennent les personnalités appartenant
à la suite du président de la République et les
membres du bureau de la Société académique de
Saint-Quentin, organisatrice de la manifestation. De chaque côté
de l’estrade, des greffiers siègent derrière un
bureau.
Ce tableau de Charles Giraud est peut-être
davantage un projet qu’une esquisse au sens précis du
terme. Il n’y a pas de trace d’une commande passée
au peintre pour l’exécution du sujet en grand format.
Il n’est pas impossible d’ailleurs que cet acte du
président de la République Louis Napoléon
Bonaparte ait paru beaucoup moins intéressant à
l’empereur Louis Napoléon, parce que trop «
démocratique ».
Interprétation
Charles Giraud a
représenté de façon relativement fidèle
ce moment particulier de la visite du prince-président à
Saint-Quentin. avec cette nuance toutefois qu’il lui a paru
plus spectaculaire – ou plus « convenable » –
de saisir Jean-Baptiste Pruvost debout, au moment où il est
décoré.
Le prince-président est
probablement fort heureux de récompenser lui-même ce
vénérable ouvrier agricole, blanchi sous le harnais
et, de surcroît, ancien soldat de la grande armée de
l’Empereur. Il montre qu’il sait garder le contact avec
les classes laborieuses de la société et satisfait
ainsi la gauche républicaine et socialiste.
Néanmoins,
cette visite de Louis Napoléon Bonaparte à
Saint-Quentin est lourde de sens politique. Dans le discours qu’il
prononce au cours du banquet qui a lieu au théâtre de
Saint-Quentin, le prince-président rompt – sans le
renier – avec son passé de conspirateur, en rappelant
qu’il a été emprisonné pendant six ans
derrière les murs de la forteresse de Ham – ville
proche de Saint-Quentin –, après la folle équipée
de Boulogne en août 1840. Il rappelle également que
quarante-huit ans auparavant, Napoléon Bonaparte, alors
Premier consul, vint en ces lieux pour inaugurer le canal de
Saint-Quentin. Il place donc son action dans l’exacte
continuité de celle de son illustre prédécesseur.
Ainsi,
à deux ans et demi de la proclamation de l’Empire,
Louis Napoléon Bonaparte est reçu à
Saint-Quentin davantage en héritier et successeur de son
oncle l’empereur Napoléon Ier qu’en président
de la République. Personne ne s’y trompe : on crie sur
son passage « Vive Napoléon ! », « Vive le
Président ! » et même « Vive l’Empereur
! » Les cris de « Vive la République ! »
sont timides et rapidement étouffés
tableau de Charles
Giraud (1819-1892)