L’empire
de Charlemagne, partagé d’abord entre les fils de Louis
le Débonnaire par le traité de Verdun,
s’était lentement
divisé en grands fiefs, bientôt héréditaires,
qui méconnaissaient complètement l’autorité
royale.
Cet édifice, hardiment élevé par la maison
d’Héristal, s’était brisé dans des
démembrements successifs, et les derniers Carolingiens, sans
pouvoir, sans influence, réduits à un vain
titre, rappelaient
dans leur affaiblissement le triste spectacle offert à
l’histoire par les Mérovingiens.
Au centre même de leur domination, à Paris, les Carolingiens n’étaient plus maîtres ; la puissance leur échappait avec la possession réelle du territoire, et, tandis qu’ils s’éteignaient dans leur incapacité, une famille obscure, sans passé, sans souvenirs, s’élevait rapidement et préparait à la France une glorieuse dynastie. Par les services qu’elle rendait au pays, elle se créait un parti et acquérait pour l’avenir des titres solides ; c’était elle qui luttait courageusement contre les Normands auxquels les chefs de l’empire n’osaient résister : Robert le Fort mourait en les combattant ; Eudes, son fils, alors que Charles le Gros abandonnait lâchement Paris aux attaques des hommes du Nord, défendait vaillamment la cité assiégée.
A Louis d’Outremer succédèrent deux princes, Lothaire (954-986) et Louis V (986-987), derniers représentants de Charlemagne ; deux ombres qui n’ont laissé d’autre souvenir dans l’histoire que leur nom. Le moine Gerbert, qui illustra le trône pontifical sous le nom de Sylvestre et qui s’était placé à la tête du clergé de France pour conduire le mouvement auquel les Capétiens allaient devoir la couronne, disait avec mépris du roi Lothaire : « Il est roi seulement de nom ; Hugues n’en porte pas le titre ; mais il est roi et par le fait et par les œuvres. » Et de Louis V : « Il ne fit rien ; à charge à ses amis, il ne donnait pas beaucoup d’inquiétudes à ses ennemis et pendant ce temps la grande affaire de sa ruine se traitait sérieusement en secret. » Hugues Capet avait hérité de tout le pouvoir de Hugues le Grand ; toutefois, plus ambitieux que son père, il voulait avec cette autorité le titre de roi qui lui manquait encore. Il avait souffert le règne de ces princes à qui Hugues le Grand avait accordé son appui, mais il s’apprêtait à s’emparer de leur succession. Cette importante révolution, décidée par tant de causes, s’accomplit enfin ; la dynastie des Carolingiens céda le trône à celle des Capétiens, et le changement se fit presque sans secousse, sans contestation.
« Cette élection, dit Augustin Thierry dans ses Lettres sur l’histoire de France, n’eut point lieu avec des formes régulières ; on ne s’avisa ni de recueillir, ni de compter les voix des seigneurs, ce fut un coup d’entraînement, et Hugues Capet devint roi des Français parce que sa popularité était immense. » L’archevêque de Reims, Adalberon, sacra le nouveau souverain et ratifia au nom de l’Église le choix des seigneurs francs. Hugues Capet n’oublia jamais la protection que lui avait donnée le clergé ; arrivé au trône en s’appuyant sur lui, il ne cessa de rechercher son concours : trop humble pour porter la couronne, il revêtait seulement aux jours solennels la chape de saint Martin et n’usait de la souveraineté dont on venait de l’investir qu’avec une prudente réserve. Les chefs égaux à Hugues par l’étendue de leur domaine ne semblent avoir fait aucune opposition à son élection. Au nord les services de son père et de son aïeul l’avaient rendu populaire ; puis ces seigneurs féodaux s’accommodaient mieux d’un roi d’origine récente : ils préféraient aux Carolingiens, à qui ils avaient ravi leur royaume province par province, à qui ils avaient arraché des concessions révocables après tout, un roi pris parmi eux et dont en fait la véritable force ne s’augmentait pas. L’assemblée de Noyon n’étendit pas la puissance réelle du fils de Hugues le Grand, elle le laissa duc de France ; seulement elle revêtit cette domination d’un titre plus général, dont les Capétiens devaient par une sage politique se faire une supériorité profitable. Enfin Hugues Capet était en quelque sorte protégé par l’orgueil même de ceux qui l’avaient reconnu ; le titre qu’ils lui accordaient leur semblait sans importance, ils prétendaient à une complète égalité de rang et surtout de pouvoir avec le successeur des Carolingiens. Amould II, comte de Flandre, et Herbert III, quatrième comte de Vermandois, se faisaient contraindre par les armes à reconnaître la dignité nouvelle du duc de France, et c’était là tout ce que Hugues pouvait obtenir d’eux.
Richard Ier, duc de Normandie, accordait l’hommage au roi de France, mais il l’exigeait à son tour de lui. Conan-le-Tors, comte ou duc de Bretagne, restait entièrement étranger à la royauté capétienne. Enfin Hugues Capet, afin d’assurer l’avènement de son fils aîné, convoqua les seigneurs francs à Orléans et fit reconnaître à l’avance Robert comme son successeur. Pendant deux siècles les rois imitèrent cet exemple, et cette politique persévérante rendit à la longue la couronne de France héréditaire. Au midi à peine s’inquiéta-t-on de celui qui prenait le titre de roi, tant son influence était vaine sur les grands fiefs situés au sud de la Loire. On ignorait son nom, et les seigneurs des provinces méridionales, après son élection, inscrivaient toujours en tête de leurs actes : « Dieu régnant en attendant un roi. » Hugues Capet voulut essayer son pouvoir, il ne réussit guère à le faire accepter. Ainsi Adalbert Ier, comte de Périgord, s’étant allié avec Foulques Nerra, cinquième comte d’Anjou, assiégea Tours, qui appartenait à Eudes Ier, comte de Blois. Celui-ci eut recours au roi de France, qui ordonna au comte de Périgord de lever le siège. Comme Adalbert n’obéissait pas, Hugues lui envoya dire : « Qui t’a fait comte ? — Qui t’a fait roi ? » répondit fièrement Adalbert.
Augustin Thierry, qui a apprécié avec son habituelle supériorité cette révolution nationale, en exprime ainsi les résultats et le caractère : « L’avènement de la troisième race est dans notre histoire nationale d’une bien autre importance que celui de la seconde ; c’est à proprement parier la fin du règne des Francs et la substitution d’une royauté nationale au gouvernement fondé par la conquête. Dès lors notre histoire devient simple ; c’est toujours le même peuple qu’on suit et qu’on reconnaît, malgré les changements qui surviennent dans les mœurs et dans la civilisation. » Un singulier pressentiment de cette longue succession de rois paraît avoir saisi l’esprit du peuple à l’avènement de la troisième dynastie ; le bruit courut qu’en 981 saint Valery, dont Hugues Capet, alors comte de Paris, venait de faire transférer les reliques, était apparu en songe au roi futur et lui avait dit : « A cause de ce que tu as fait, toi et tes descendants vous serez rois jusqu’à la septième génération ; c’est-à-dire à perpétuité. » Cette parole était prophétique ; pendant neuf cents ans les Capétiens, toujours grandissant au milieu des désastres, des révolutions, des attaques extérieures et intérieures, occupent le trône sans interruption et donnent des rois à la plupart des peuples de l’Europe. |