Surnommé Auguste,
Philippe II était le fils de Louis VII, ou le
Jeune.
Il naquit le 21 août 1165, la cinquième année
du mariage de son père avec Adélaïde de Champagne,
sa troisième femme. Comme ce monarque n’avait eu que des
filles de ses deux premiers mariages, et que toute la France faisait
des vœux pour la naissance d’un héritier de la
couronne, Philippe reçut en naissant le surnom de Dieudonné.
L’éducation du Prince du royaume (c’était le nom que portait alors le fils aîné du roi), dut répondre au bonheur de sa naissance ; elle fut confiée à Clément de Metz, l’un des hommes les plus vertueux de la cour, et les plus habiles maîtres furent chargés de l’initier, de le perfectionner dans tous les arts et dans toutes les sciences. Le jeune prince profita si bien de leurs leçons qu’il n’avait pas encore quatorze ans lorsque son père voulut l’associer au trône.
Mais cette résolution fut suspendue par un événement funeste. Entraîné par son ardeur à la chasse, Philippe s’égara dans une nuit obscure au milieu de la forêt de Compiègne, où il rencontra un charbonnier d’une taille gigantesque et d’un aspect effrayant. Frappé de terreur, il eut cependant la force de se nommer et de se faire conduire au château ; mais l’impression avait été si forte, qu’en arrivant il fut atteint d’une fièvre violente. Cet événement jeta toute la cour dans les plus vives alarmes. Le roi, hors de lui, et ne sachant à quels moyens recourir pour sauver des jours si précieux, se rendit en Angleterre, où il implora l’assistance du ciel pour le salut de son fils sur la tombe de saint Thomas de Cantorbéry. Son inquiétude était si grande, qu’il mit à peine six jours pour faire le voyage : le septième, en abordant sur les côtes de Flandre, il apprit que Philippe était sauvé. Cet accident fortifia encore Louis dans la résolution qu’il avait prise de partager le pouvoir avec son fils, et dès la même année (1179) le jeune prince fut sacré à Reims en grande pompe. Aussitôt après, son père, par une politique fort habile, lui donna pour épouse Isabelle de Hainaut, qui descendait en droite ligne de Charlemagne. Depuis deux siècles, l’illustre dynastie des Carolingiens avait cessé de régner ; mais il en restait de profondes racines dans le cœur des Français, et les peuples l’appelaient encore la race des grands rois. Ce fut donc pour eux un véritable sujet de joie que de voir réuni le sang de Charlemagne à celui de Hugues Capet, et ce ne fut pas le seul avantage de cette union : elle valut encore à la couronne de France le comté d’Artois. Philippe fut sacré une seconde fois à Saint-Denis (29 mai 1180) avec la jeune reine, qui fixa tous les regards par ses grâces et sa beauté. Dès lors ce prince fut revêtu en effet de toute l’autorité royale, et, du vivant de son père , il rendit plusieurs édits, entre autres ceux par lesquels les blasphémateurs et les hérétiques furent punis de mort, les histrions et les comédiens expulsés du royaume comme corrupteurs de la morale publique. Ce fut dans le même temps que, plusieurs grands vassaux, entre autres les comtes de Chalon et de Berry, ayant voulu profiter de sa jeunesse pour l’attaquer, Philippe marcha contre eux et les réduisit en peu de jours. Lorsque Louis VII fut mort (18 septembre 1180), de nouvelles insurrections se manifestèrent encore, et le jeune souverain sut les réprimer avec le même courage et la même fermeté. Le comte de Sancerre et le duc de Bourgogne, les plus audacieux et les plus puissants de ses ennemis, furent contraints de venir implorer sa clémence à genoux. Le comte de Flandre restitua le Vermandois, et la reine mère, qui s’était réunie aux mécontents, vaincue par la fermeté de son fils, se vit également obligée de se soumettre. Les résolutions du jeune monarque étaient inébranlables, et rien ne put lui faire révoquer l’ordre qu’il donna vers la même époque pour chasser les juifs du royaume. Toutes leurs propriétés furent impitoyablement confisquées, et leurs nombreux débiteurs se trouvèrent libérés, à la charge de verser dans le trésor royal un cinquième de leurs obligations. Les israélites étaient alors, en France, exclusivement en possession du commerce, et avaient acquis des richesses qui les rendaient très puissants et même redoutables pour le souverain. On peut donc penser que leur expulsion, loin d’être un acte de superstition et d’ignorance ; fut d’une politique prudente et habile, et l’on peut d’autant moins en douter, que plus tard Philippe permit à quelques-uns d’entre eux de revenir, moyennant de fortes sommes d’argent. Ce prince ne montra pas moins de fermeté dans un démêlé qu’il eut, vers la même époque, avec la reine. Quelque sincère que fût son attachement pour cette princesse, il n’avait pu voir sans en être vivement offensé que, dans les dissensions qu’il eut avec le comte de Flandre, elle avait pris ouvertement parti pour son oncle. Il lui ordonna de s’éloigner de la cour qu’elle était accusée de trahir, et déjà il avait assemblé un synode pour faire dissoudre son mariage, lorsque Isabelle parvint à le fléchir par une lettre affectueuse et soumise. Ce fut peu de temps après qu’elle mit au monde un prince dont la naissance combla de joie tous les Français, désormais assurés de voir sur le trône le sang réuni de deux illustres dynasties. Mais cette princesse ne jouit pas longtemps de son bonheur : elle expira l’année suivante, en donnant le jour à deux enfants mâles, qui moururent au berceau. Philippe profita de la paix que sa fermeté et son courage avaient donnée à la France pour embellir sa capitale et assurer la prospérité de son royaume. Il réprima les déprédations et la tyrannie de la noblesse contre le peuple et le clergé, et il purgea ses provinces des bandes qui les dévastaient. Ce fut par ses soins et à ses frais que l’on pava, pour la première fois, les rues de Paris, en 1182 et 1183 ; que l’on ceignit de murs cette grande cité ; que plusieurs bourgs qui en étaient séparés se trouvèrent compris dans son enceinte, et que la place des Innocents, qui n’avait été jusqu’alors qu’un cloaque impur, fut aussi entourée de murailles et consacrée aux sépultures. Une rupture de courte durée avec l’Angleterre vint interrompre ces utiles occupations. Henri II, dédaignant un roi de vingt et un ans, refusait de lui rendre le Vexin, qui devait rentrer à la couronne par la mort de Henri, son fils aîné, époux de Marguerite de France, à qui cette province avait été donnée en dot. Il allait résulter de ce refus une guerre sanglante, lorsque le vieux roi d’Angleterre, étonné de la fermeté et des habiles dispositions de son jeune rival, fit lui-même les premières démarches, et demanda la paix, qui fut signée en 1187. Les deux monarques prirent alors la croix, et résolurent d’aller secourir les chrétiens, qui avaient éprouvé de grandes pertes dans l’Orient ; mais de nouveaux démêlés retardèrent encore ce projet, et ce ne fut qu’après la mort de Henri, lorsque son fils Richard lui eut succédé, qu’il put être exécuté. Les deux jeunes souverains, également grands et généreux, parurent d’abord destinés à vivre dans la meilleure intelligence : ils se rendirent réciproquement les conquêtes faites durant les guerres précédentes, et ce fut dans de telles dispositions qu’ils se préparèrent à partir pour la terre sainte. Ces expéditions étaient alors dans leur plus grande ferveur. Philippe II ne pouvait plus s’y soustraire ; mais il en profita du moins pour imposer au clergé, sous le nom de dîme saladine, une contribution du dixième de tous les biens, à laquelle il eût été impossible de le soumettre sous d’autres prétextes. L’engagement fut signé entre les deux monarques de la manière suivante : « Moi Philippe, roi des Français, envers Richard, mon ami et mon fidèle vassal ; Moi Richard, roi des Anglais, envers Philippe, mon seigneur et mon ami. » Philippe laissa la régence à sa mère et à son oncle Guillaume de Champagne, cardinal et archevêque de Reims, l’un des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de ce temps-là. Il alla prendre l’oriflamme à Saint-Denis, et conduisit son armée à Vézelay, qui avait été indiqué pour rendez-vous général ; là il se sépara de Richard pour s’embarquer à Gênes, tandis que l’armée anglaise s’embarquait à Marseille.
L’un et l’autre abordèrent en Sicile, où les Français arrivèrent les premiers. D’abord fort bien accueillis par Tancrède, qui en était roi, ils y attendaient paisiblement que les vents devinssent favorables, lorsque l’impétueux Richard vint troubler, par des hostilités imprévues, cette heureuse harmonie. Philippe voulut d’abord n’y prendre aucune part ; mais, provoqué, insulté même à son tour par le monarque anglais, il se crut obligé de faire respecter sa puissance, sans s’écarter toutefois de la prudence et de la modération qui furent dans toutes les occasions les bases de son caractère. II vit avec calme son impétueux allié se livrer aux derniers emportements, sut repousser avec adresse les dangereuses suggestions du roi de Sicile, et après s’être réconcilié, au moins en apparence, avec Richard, ils mirent à la voile pour la Palestine, où Philippe arriva encore le premier. Ce fut devant Saint-Jean d’Acre ou Ptolémaïs qu’il débarqua. Déjà cette ville était assiégée depuis deux ans par une armée de chrétiens de toutes les nations, sous les ordres de Guy de Lusignan. Avec un aussi puissant renfort que celui qu’amenait le roi de France, le siège fut poussé très vigoureusement. Bientôt les brèches furent praticables, et la place pouvait être enlevée d’assaut ; mais par un ménagement que l’on a blâmé avec quelque raison, puisque les musulmans en profitèrent pour se fortifier, Philippe voulut attendre Richard, qui s’était arrêté dans l’île de Chypre. Lorsque ce prince fut arrivé, les assiégés ne purent tenir longtemps contre les efforts réunis de tout ce que l’Occident avait de plus braves guerriers, combattant sous les yeux de leurs souverains. Ptolémaïs tomba donc en leur pouvoir le 13 juillet 1191, et dès lors on dut croire que rien ne résisterait à cette puissante armée. Cependant tous les succès des croisés se bornèrent pour lors à cette conquête. La division s’introduisit encore une fois parmi eux, et leur armée, partagée entre Conrad de Montferrat et Lusignan, qui se disputaient le vain titre de roi de Jérusalem, ne songea pas même à s’emparer de la cité sainte. Philippe prit parti pour Conrad, Richard pour Lusignan, et plus d’une fois le camp des chrétiens fut près d’être ensanglanté par leurs propres mains. C’est vers le même temps que Philippe fut atteint d’une maladie si violente, qu’il perdit les cheveux, la barbe, les ongles, les sourcils, et que sa peau se renouvela tout entière. Cet événement ne pouvait manquer de donner lieu à des soupçons d’empoisonnement, et la mésintelligence dans laquelle vivaient les deux souverains ne rendait ces soupçons que trop vraisemblables. Cependant le caractère grand et généreux de Richard ne permet point de les admettre, et il ne paraît pas même que Philippe en ait eu la pensée. Ses médecins le pressèrent d’aller respirer l’air natal, et voyant d’ailleurs qu’il ne pourrait pas toujours supporter les violences et l’impétuosité du roi d’Angleterre, ou plutôt sentant, par une politique plus habile, qu’il lui serait facile de profiter en Europe de l’absence de ce rival redoutable, il prit le parti d’y retourner, et, pour tranquilliser le roi d’Angleterre, il lui laissa un corps auxiliaire de dix mille hommes, et promit par serment de ne pas attaquer ses États pendant son absence. Cette promesse fut loin d’être sincère, et le monarque français, ayant passé par Rome, demanda pour toute grâce au pape de l’en relever ; mais le pontife s’y refusa, et Philippe rentra paisiblement dans ses États, qui avaient été parfaitement bien gouvernés pendant son absence. Ce fut dans ce temps-là qu’il créa, sous le nom de sergents d’armes, la première garde permanente qu’aient eue nos rois. Cette compagnie, composée de gentilshommes armés de massues d’airain, d’arcs et de carquois, ne quittait pas le prince et n’en laissait approcher aucun inconnu. Philippe l’institua pour se défendre des assassins que le Vieux de la Montagne (Hassan-Ben-Sabbah) avait, disait-on, envoyés pour l’immoler. On lui dit même que Richard avait conçu un pareil projet ; mais il est probable que ces bruits ne furent répandus que pour avoir un prétexte d’établir une garde, qui du reste était nécessaire, et que l’on a toujours conservée depuis. Richard ne quitta la Palestine qu’un an après Philippe, et il fut arrêté dans son chemin par les Allemands, qui le retinrent prisonnier. Dès que le roi de France en reçut la nouvelle, il eut une entrevue avec Jean Sans terre, et ces deux princes convinrent de se partager les dépouilles du roi prisonnier : le frère de Richard dut s’emparer du trône d’Angleterre, Philippe de la Normandie et de quelques autres provinces. Il envoya même des ambassadeurs à l’empereur Henri VI, pour que le monarque mît en son pouvoir la personne de Richard.
N’ayant pu l’obtenir, il entra en campagne, s’empara de plusieurs places dans la Normandie, essuya un échec devant Rouen et consentit à une trêve de six mois. Mais ne pouvant pas renoncer à ses projets d’ambition, et voulant acquérir un titre vieilli de domination sur l’Angleterre, il fit demander en mariage Ingelburge, princesse de Danemark, qui lui fut accordée ; mais Canut, son frère, refusa de faire la guerre à l’Angleterre, et c’est probablement au dépit que Philippe conçut de ce refus qu’on doit attribuer l’aversion qu’il ne cessa de témoigner à Ingelberge, dont la beauté et les vertus méritaient un meilleur sort. Forcé de renoncer au secours qu’il attendait du Danemark, il employa toute son activité à faire soulever les Anglais pour Jean Sans terre, prince fourbe et cruel, qui trahit à son tour Philippe, lorsqu’il voulut se rapprocher de Richard, sorti enfin de sa prison. On croit que ce fut d’accord avec ce dernier que Jean fit égorger traîtreusement trois cents Français de la garnison d’Evreux, dans un festin auquel il les avait invités. Outré de cette horrible trahison, Philippe se rendit à Evreux, où il fit massacrer tous les Anglais dont on put se saisir. Sa vengeance se porta jusque sur les églises, qu’il fit brûler, et cette guerre continua avec un caractère de fureur et de cruauté inouïes. On incendiait, on démolissait toutes les maisons et tous les édifices dans les villes, dans les bourgs, dans les villages, et l’on en égorgeait impitoyablement les habitants ; aucun prisonnier n’était épargné. On alla jusqu’à leur brûler les yeux pour les faire souffrir plus longtemps. Philippe manqua d’être pris dans une embuscade entre Blois et Fréteval, où il perdit son bagage, son trésor et les archives de la couronne, que, suivant l’usage de ces temps-là, les rois faisaient porter à leur suite. Ce fut une perte difficile à réparer. Richard ne voulut pas en rendre la moindre partie, et il y découvrit des secrets d’État d’une grande importance.
Les troupes françaises eurent l’avantage dans d’autres occasions, et le roi y donna de grandes preuves de valeur, surtout à Gisors, où, marchant à la tête d’un faible corps de cavalerie, il tomba sur l’armée anglaise tout entière. La prudence lui prescrivait de se retirer ; mais, entraîné par son ardeur, il s’élança en s’écriant : « Non, Je ne fuirai pas devant mon vassal. » Enfonçant tout ce qui se trouvait devant lui, il allait entrer dans la place, lorsque le pont de l’Epte se rompit sous ses pas, et le précipita dans le fleuve, où il aurait infailliblement péri s’il n’eût eu assez de vigueur et de présence d’esprit pour rester ferme sur son cheval. La guerre continua ainsi avec une alternative de revers et de succès, et surtout avec une atrocité digne des nations sauvages. Le pape intervint souvent pour amener les deux rivaux à la paix mais ses légats ne purent obtenir que des trêves qui se prolongeaient rarement jusqu’à l’époque convenue. Enfin, le bonheur de Philippe voulut que Richard fût blessé à mort au siège d’un petit château près de Limoges (1199). N’ayant plus affaire qu’à Jean, prince cruel, mais inhabile, et sur lequel les seigneurs anglais se vengeaient de la soumission où les avaient tenus Richard, le roi de France se vit en état d’accomplir ses projets. Cependant il se mit de lui-même dans un grand embarras en répudiant la reine Ingelburge, pour épouser Agnès de Méranie. Le roi de Danemark s’adressa au pape, qui déclara nul ce nouveau mariage. Philippe se révolta contre cette sentence : le royaume fut mis en interdit. En vain le roi s’emporta contre ceux qui obéissaient au pape ; en vain il fit saisir le temporel du clergé : plus il usait de rigueur, plus le peuple, privé de sacrements, murmurait contre lui. Enfin, prévoyant qu’il ne pourrait pas éviter d’être condamné par le concile auquel cette affaire avait été renvoyée, il reprit de lui-même la reine Ingelburge, déclara qu’il la reconnaissait pour sa femme légitime, et se sépara d’Agnès de Méranie, qui mourut de chagrin dans la même année.
Libre alors de toute inquiétude dans ses propres États, le roi de France ne s’occupa plus que des moyens d’enlever aux Anglais les provinces qu’ils possédaient sur le continent. Après quelques alternatives de paix et de guerre avec le roi Jean, ce prince fut cité, en 1203, à la cour des pairs de France, pour y rendre compte de la mort d’Arthus de Bretagne, son neveu. N’ayant pas comparu, il fut condamné à perdre la vie, et ses domaines sur le continent furent confisqués au profit de la couronne. Philippe parcourut aussitôt la Normandie en vainqueur, et il réunit cette province à son royaume, trois siècles après qu’elle en avait été séparée. Il soumit également, dans l’espace de deux ans, le Maine, la Touraine, l’Anjou et le Poitou. La Guyenne seule se défendit opiniâtrement, et resta sous la domination anglaise. Ce fut ainsi que le roi Jean, chassé de ses possessions en France, abandonné par les Anglais, excommunié par le pape, reprit le nom de Jean Sans terre, qu’on lui avait donné dans sa jeunesse, parce qu’il n’avait rien eu dans l’héritage de son père. Son royaume d’Angleterre fut offert au roi de France par le pape Innocent III, et Philippe, qui avait résisté avec beaucoup de fermeté à l’excommunication lancée contre lui par le souverain pontife, se garda bien, en ce moment, de contester le droit que ce dernier s’attribuait d’ôter et de donner des royaumes. Il fit d’immenses préparatifs pour mettre à profit cette faveur du pontife, et l’on porte à dix-sept cents le nombre des bâtiments qui furent construits pour transporter son armée en Angleterre. Mais Jean Sans terre, réduit au désespoir, prit une résolution qui prouve qu’il ne manquait pas toujours d’habileté et de prévoyance. Tout excommunié qu’il était, il mit son royaume sous la protection de Saint-Pierre, et se déclara vassal et tributaire de Rome. Le légat du pape qui était venu à Londres pour recevoir son serment repassa aussitôt en France pour ordonner à Philippe de cesser ses préparatifs, et de renoncer à ses projets d’invasion. Ce prince, outré de colère, s’y refusa avec beaucoup de force, disant qu’il n’avait commencé cette guerre qu’à la sollicitation du pontife, et qu’il ne pouvait y renoncer sans être indemnisé de ses dépenses (ces dépenses étaient évaluées à soixante mille livres sterling, somme très considérable pour ce temps-là). N’osant cependant plus tenter une invasion en Angleterre, Philippe voulut que ses préparatifs ne fussent pas entièrement perdus, et il s’en servit contre Ferrand, comte de Flandre, avec lequel il avait d’anciens sujets de plainte ; il lui prit diverses places, et brûla quelques bâtiments dans les ports des Pays-Bas. Ce seigneur se défendit avec beaucoup de courage et d’activité, et il prit sa revanche dans plusieurs occasions, notamment à Boulogne où, de concert avec les Anglais, il parvint à incendier une grande partie de la flotte française, et réduisit Philippe à brûler le reste, de peur qu’elle ne tombât dans les mains de ses ennemis. Ferrand, encouragé par cet avantage, ne s’occupa plus que de chercher des alliés contre le roi de France, et s’étant adressé à Othon IV, qu’il savait être son ennemi personnel, il parvint à l’entraîner dans une des plus formidables coalitions qu’on eût encore vues en Occident. On y remarquait les comtes de Boulogne, de Bar, de Namur, le duc de Brabant, tous parents, alliés ou sujets de Philippe, dont ils se partagèrent d’avance les dépouilles dans un congrès qu’ils tinrent à Valenciennes. Ce prince réunit à la hâte toutes les troupes dont il put disposer, et il marcha à leur rencontre avec une armée de cinquante mille hommes. C’était à peine le tiers des forces de l’ennemi, et encore ne pouvait-il pas compter également sur tous les siens. Ce fut sans doute pour prévenir une défection qu’il avait lieu de craindre que, dans une cérémonie des plus solennelles, il déposa sa couronne en présence de toute l’armée, et s’écria : « S’il en est un parmi vous qui soit plus capable que moi de porter ce diadème, qu’il se présente : je jure de lui obéir ; si au contraire vous pensez que j’en sois le plus digne, jurez, à la face du ciel, de le défendre, de combattre pour votre roi, pour votre patrie ; jurez de vaincre les excommuniés ou de mourir. »
Cette courte harangue électrisa tous les esprits ; les troupes prêtèrent serment à genoux : elles reçurent dans cette attitude la bénédiction royale et ce fut dans d’aussi bonnes dispositions que Philippe les conduisit à la mémorable bataille de Bouvines qui fut livrée le 27 juillet 1214, entre Lille et Tournai, sur les bords de la Marcke. Le monarque français commandait lui-même le centre ; il avait donné la droite au duc de Bourgogne et le gauche au comte de Dreux et de Ponthieu. Othon, qui avait juré de le prendre mort ou vif, dirigea contre lui tous les efforts de son armée. Après avoir résisté à trois attaques des plus furieuses, Philippe, environné, pressé de toutes parts, avait été renversé et foulé aux pieds des chevaux. Il allait périr, lorsque Montigny, qui portail l’étendard royal, se mit à le hausser et à le baisser, pour avertir du danger où se trouvait le roi, et, se plaçant au-devant de sa personne, il le couvrit de son corps, écartant à coups d’épée tous ceux qui osaient l’approcher. Une foule de chevaliers accoururent bientôt à la défense de Philippe, qui parvint à remonter sur son cheval et, se précipitant contre l’ennemi, entraîna après lui cette foule de braves chevaliers, et culbuta le centre de l’armée impériale. Othon, à son tour, fut près de tomber dans les mains des Français ; il n’échappa que par une fuite précipitée. La déroute de son armée fut complète, et trente mille de ses soldats restèrent sur le champ de bataille. Cette grande victoire, l’une des plus importantes qui aient été remportées par les armées françaises, fut principalement due au courage du roi et aux bonnes dispositions faites par Guérin, ancien chevalier du Temple, qui s’était distingué dans les guerres d’Orient, et qui venait d’être créé évêque de Senlis, où Philippe fonda, en mémoire de cet événement, l’abbaye de la Victoire. L’évêque de Beauvais s’y distingua aussi par une bravoure extraordinaire. On cessa à cette bataille de battre tumultueusement, comme on l’avait fait dans les guerres précédentes, et ce fut la première fois qu’on vit les troupes se mouvoir avec une espèce d’ordre et de discipline. Le comte de Boulogne, resté prisonnier de guerre, fut enfermé à la citadelle de Péronne ; le comte de Flandre, qui eut le même sort, fut conduit à Paris les fers aux pieds et aux mains, et suivit en cet état le char du vainqueur, comme lors des triomphes des Romains. Dans le même temps (quelques auteurs disent que ce fut le même jour), le fils de Philippe Auguste remporta aussi une victoire signalée près de Chinon, contre Jean Sans terre, qui avait cherché à faire, vers la Loire, une diversion en faveur d’Othon, son oncle. La nouvelle de succès si importants, si inespérés, combla de joie toute la France, et le retour de Philippe offrit véritablement le spectacle d’une marche triomphale. Partout les habitants des campagnes accoururent sur son passage et le saluèrent comme leur libérateur. Des arcs de triomphe furent élevés dans toutes les villes : les chemins étaient jonchés de fleurs, et partout l’air retentissait des plus flatteuses acclamations. A Paris, toute la population se précipita au-devant du monarque, et pendant sept jours entiers l’allégresse publique ne cessa de se manifester par des illuminations, des danses et des fêtes de tous les genres. Dès lors, aussi redouté de ses ennemis que chéri de ses sujets, Philippe-Auguste n’eut plus à s’occuper que du bonheur des Français. Déjà il avait refusé de faire partie de la quatrième croisade, et l’on sait que, lors de la précédente, entraîné dans une lutte difficile avec des vassaux trop puissants, ou tout entier à ses projets contre l’Angleterre, il avait tiré grand parti de l’absence de ses ennemis. Ce fut vraisemblablement par les mêmes motifs qu’il refusa longtemps de prendre part à la malheureuse guerre des Albigeois : il se contenta d’y envoyer son fils dans les derniers moments, et lorsqu’il ne s’agit plus que de profiter des événements. Dès le commencement de son règne, une croisade s’était formée contre ces novateurs menaçant de troubler toute la chrétienté, et leur patrie était devenue le théâtre de cruautés inouïes : plus de trois cent mille de ces malheureux périrent dans les supplices ou par le fer des croisés, dans des expéditions dont le pape Innocent III fut le principal instigateur, Simon de Montfort le chef, et Raimond VI, comte de Toulouse, la plus illustre victime. Le monarque français tira encore avantage de ces tristes événements pour affermir dans ses provinces l’autorité royale, qui depuis Charlemagne y était presque entièrement méconnue ; mais il refusa avec autant de grandeur que de générosité les États du comte Raimond, son parent, injustement dépouillé, qui lui furent offerts par les croisés. Ce ne fut que sous le règne suivant que la France prit part à cette guerre. Après la mort d’Amauri, roi de Jérusalem, les seigneurs et barons de la Palestine envoyèrent à Philippe des députés pour le prier de leur donner un roi. Philippe leur désigna Jean de Brienne, qui devint roi de Jérusalem, puis empereur de Constantinople. Philippe-Auguste donna souvent des secours aux colonies chrétiennes d’Orient, et, par son testament, il laissa une somme considérable qui devait être employée à l’entretien des défenseurs de la terre sainte. Ce prince, craignant les foudres du Vatican, et ne voulant pas troubler la paix de son royaume, refusa d’aider son fils, du moins ostensiblement, dans son expédition en Angleterre, et tandis que le jeune Louis était excommunié à Rome et couronné à Londres, tandis qu’il soutenait un siège dans cette capitale, la France fut calme et heureuse. Philippe s’en servit habilement pour assurer de plus en plus sa prospérité. Peu de princes ont été plus appliqués aux soins du gouvernement. Sa prévoyance et son activité s’étendirent à tout ce qui pouvait embellir son royaume, comme à tout ce qui devait assurer sa puissance. Pour diminuer l’autorité des seigneurs, il établit des baillis, juges des cas royaux, dans toutes les principales villes. Aucun de ses prédécesseurs n’avait su aussi bien que lui tirer des sommes considérables de ses vassaux, des juifs et de tous ceux auxquels il accordait des grâces et des faveurs, et les impôts n’avaient pas encore été soumis avant lui à l’ordre et à la fixité qu’il leur donna. Ce fut par là qu’il parvint à fortifier un grand nombre de places, à créer et solder une armée permanente. C’est par ce moyen qu’il imprima à l’autorité royale un caractère de force et de grandeur inconnu des Français depuis la chute des Carolingiens, et qui n’a fait que s’accroître sous ses successeurs. Il créa les maréchaux de France. De nouvelles communications furent ouvertes, et la plupart des villes furent entourées de murs. C’est sous son règne qu’on vit s’élever les églises d’Amiens, de Saint-Remi de Reims, et surtout de Notre-Dame de Paris, commencée sous son prédécesseur, et terminée sous Philippe le Hardi. Protecteur des lettres, Philippe II fit beaucoup pour l’université, et ce corps acquit un crédit et une influence considérables ; enfin, la conquête du Maine, de la Normandie, celle de l’Anjou, de la Touraine et du Poitou, l’acquisition des comtés d’Auvergne, de l’Artois, de la Picardie et d’un grand nombre de places et de seigneuries, tels sont les faits qui méritèrent à Philippe II les titres de Conquérant, de Magnanime et d’Auguste. Il mourut à Mantes le 14 juillet 1223, à l’âge de 59 ans. Ce prince n’eut de sa première femme qu’un fils, qui lui succéda sous le nom de Louis VIII. Ingelburge ne lui donna pas d’enfants : il eut un fils et une fille d’Agnès de Méranie, et il obtint du pape qu’ils fussent légitimés. Comme la postérité de Louis VIII fut très nombreuse, les difficultés qui auraient pu résulter de cette légitimation ne se présentèrent pas. La taille de Philippe Auguste était moyenne, et sa constitution affaiblie par un empoisonnement soupçonné, ou par le climat de la Syrie. L’un de ses yeux était obscurci par une tache blanche. Il aimait les sciences, les arts, et pouvait être considéré comme l’un des hommes les plus instruits de son temps. Les écrivains originaux de l’histoire de ce règne sont Rigord et Guillaume le Breton.
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