DIX JOURS DE BATAILLE SUR LA SOMME (DU 1 er AU 10 JUILLET) Comment se prépare une offensive dans la
guerre d'aujourd'hui, comment s'engage une bataille parfaitement préparée
quand ce sont des soldats comme les nôtres qui exécutent les plans du haut
commandement, on ne l'avait pas encore exposé avec autant de précision et
de clarté que dans ce récit autorisé des dix premières journées de
l'offensive de la Somme: Le ler juillet, en liaison avec les troupes
britanniques, l'armée française a engagé la bataille, au Nord et au Sud de
la Somme, sur un front de 16 kilomètres environ, et elle a atteint en
quelques heures les objectifs fixés par le commandement. Depuis, elle n'a
pas cessé de poursuivre des progrès méthodiques, car c'est la
caractéristique de ces opérations que la méthode et la minutie avec
lesquelles elles ont été conduites. Les Allemands imaginaient que la
puissance de leur offensive contre Verdun nous avait interdit de monter
contre eux une action redoutable ; ils s'étaient flattés d'avoir affaibli
le " principal adversaire " assez pour briser les plans de la coalition;
ils prétendaient, ne rien redouter des entreprises des Alliés. Mais
pendant qu'ils frappaient aux portes de Verdun, où ils ne pouvaient plus
trouver qu'une illusion de victoire, des coups désespérés, le
'Commandement français, sans détourner son attention de la Meuse, leur
préparait sur la Somme une autre bataille. L LA PRÉPARATION Ce qu'a été cette préparation, il serait
impossible de le représenter dans le détail tant la guerre est aujourd'hui
une chose formidable et minutieuse. La plus puissante entreprise
industrielle n'approche pas en complexité une opération militaire de
grande envergure. Concevoir un plan offensif, choisir le terrain sur
lequel on le réalisera, décider des effectifs nécessaires et de leur
conduite n'est qu'une partie de la tâche. Il faut encore, sur le terrain
choisi, une mise en oeuvre qui exige des semaines de travaux; il faut
connaître les systèmes de défense de l'adversaire, les étudier, mettre en
place les engins de destruction, préparer les voies à l'infanterie,
assurer les ravitaillements et les liaisons, nuire à ceux de l'ennemi,
prévoir et décider, réduire enfin à l'extrême limite le rôle du hasard.
Jamais, sans doute, ce travail d'organisation n'avait été poussé aussi
loin que dans la Somme. L'arrière, durant quatre mois, a été un chantier
où s'accomplissait une immense besogne. Des routes anciennes ont été
élargies, d'autres nouvelles ont été tracées et le débit de ces routes
était encore augmenté dans des proportions considérables par la
construction des chemins de fer à voie normale et à voie étroite. Pour
entretenir routes et voies, on a ouvert des carrières, on les a
exploitées. On a organisé tout un système de charrois. On a installé des
dépôts de munitions et de matériel en creusant dans le flanc des collines;
on a multiplié les abris, on a placé auprès de toutes les voies les postes
de secours et les ambulances; on a bâti des ponts et des passerelles. En
certains endroits, le travail de l'homme a changé la physionomie du pays.
Et ce n'est pas tout que le terrassement dans la préparation d'une
offensive. Il convient d'interdire à l'ennemi la vue de son travail tandis
qu'on connaît le sien. C'est l'affaire de l'aviation et des observateurs.
Défense aux appareils allemands de franchir nos lignes, défense aux
drachens d'observer, tel était le programme. Il a été réalisé d'une
manière remarquable. Tandis que les pilotes français remplissaient
librement leur mission, les aviateurs allemands ne parvenaient pas à
s'acquitter de leur tâche. En cinq jours, dans l'armée anglaise et dans la
nôtre, une quinzaine de drachens étaient abattus, et les remplaçants n'ont
plus tenté depuis que quelques ascensions timides bientôt interrompues par
l'arrivée d'un appareil aux couleurs françaises et anglaises.
L'observation directe et la photographie nous ont ainsi permis d'être
fixés sur les défenses allemandes et d'apprécier les résultats des tirs de
l'artillerie. Chaque soir, dans l'armée, une carte était dressée
représentant l'état des tranchées ennemies et les progrès de la
destruction. Au jour le jour, la préparation d'artillerie était suivie de
la plus exacte manière. On savait où elle était complète et là où il
convenait de la reprendre;le commandement s'assurait du travail; il avait
donné l'ordre formel de ne lancer l'infanterie que sur un terrain
favorable à ses progrès; De même, le rôle des artilleries de tous calibres
avait été longuement étudié. Batteries de campagne, batteries lourdes,
artillerie lourde a grande puissance, artillerie lourde à voie ferrée,
chacune connaissait sa mission particulière. Celle-là détruisait les fils
de fer, celle-là les tranchées, cette autre ruinait les villages et leurs
caves organisées et cette autre encore battait les points de passage et de
rassemblement. Toutes les leçons, toutes les expériences, les nôtres comme
celles des Allemands, avaient servi à l'élaboration d'une méthode toujours
en perfectionnement. Les systèmes de liaison et de signalisation avaient
été mûrement étudiés. Panneaux, fanions, télégraphe optique, signaux
spéciaux, fusées, flammes de Bengale, tout avait été mis en oeuvre et
fonctionna à souhait. Rien n'égala l'avion d'infanterie qui, survolant
souvent entre 200 et 100 mètres la ligne de bataille, renseigna
constamment d'une manière impeccable sur les positions tenues. Et il faut
passer sur la télégraphie sans fil et le téléphone, ces autres auxiliaires
du commandement. Dans l'ensemble, jamais on n'était parvenu à une liaison
aussi heureuse, à une entente aussi complète entre l'artillerie et
l'infanterie. Une phrase d'un message adressé le 1er juillet, après la
conquête de la première position allemande, par un officier observateur
d'artillerie, la résume: " L'infanterie a été très satisfaite du concours
de l'artillerie." Mieux, les fantassins ont été enthousiasmés par " le
travail des artilleurs. L'attaque pouvait être lancée avec les meilleures
chances de succès.
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LES COMBATS AU NORD DE LA
SOMME NOTES D'UN TEMOIN OCULAIRE.- DE L'ARMEE FRANCAISE Le Bulletin des Armées publie ce récit
autorisé des combats victorieux de Curlu et de Hem, livrés le ler et le 5
juillet : Quand, de la région du hameau de Vaux ruiné par l'artillerie
allemande, on regarde vers le Nord-Est, une partie du champ de bataille
apparaît devant les yeux. Une longue crête, dont le sol crayeux défoncé
par les projectiles est pareil en certains points à une mer moutonneuse,
s'étend jusqu'à la ligne d'horizon. Sur ce fond de tableau d'un blanc
jaunâtre, des boqueteaux sont piqués en taches sombres, et les carrières
font de grandes coupures aux formes géométriques. Dans la vallée, la
rivière sinue en méandres sous les peupliers, parmi l'étendue marécageuse
des joncs aux teintes vert clair. Tout le paysage est d'une douceur
charmante et il est le champ des combats. Sur la gauche, ces pans de murs
effondrés, ces vergers aux pommiers squelettes, c'était le moulin de
Fargny, où passait la première ligne française; plus loin, aux flancs d'un
ravin naguère boisé, maintenant nu et misérable dans ses dessous de craie,
c'était une tranchée allemande: le « chapeau de gendarme »; plus loin
encore un village joli était couché dans le creux de la vallée avec ses
jardins fleuris et ce village se nommait Curlu. Des Bavarois l'occupaient.
Ses maisons, qu'ils avaient transformées en repaires, ne sont plus, mais
Curlu est redevenu français. Et, plus à l'Est encore, ces murs presque
invisibles parmi les arbres, c'est Hem, arraché aux ennemis et sur quoi
s'abattent maintenant leurs obus fusants. Et là bas à l'horizon l'église
de Péronne, le clocher de Cléry... LA PRISE DE CURLU Le 1er juillet, à 7 heures du matin,
après une préparation d'artillerie dont les Alle mands capturés
affirmèrent qu'ils n'avaient jamais rien vu de pareil, les fantassins d'un
de nos corps d'armée les plus fameux, celui dont une division a mérité de
s'ap peler « la division de fer », s'élançaient hors de leurs tranchées.
Les organisations qu'ils avaient mission d'enlever étaient fortes de deux,
trois et quatre éléments reliés par des boyaux profonds, défendus par de
nombreuses mitrailleuses. Mais l'en train était superbe, la confiance dans
le travail d'artillerie complète. En quelques minutes, nos soldats
atteignaient, sans éprouver de pertes, le " cha peau de gendarme " et les
tranchées au Nord-Ouest du village de Curlu. D'un seul bond, un régiment
arrivait sur le dernier élément de l'objectif qui lui avait été fixé.
L'enthousiasme des troupes était prodigieux ; des jeunes gens de la classe
1916, allant au feu pour la première fois, agitaient leur mouchoir,
escaladant les pentes au cri de : « Vive la France! » Ainsi dans un
emballement admirable, on parvint aux premières maisons de Curlu. La place
était occupée par trois compagnies au moins de Bavarois très décidés à une
énergique résistance. Des mitrailleuses installées aux abords de l'église,
dans le cimetière, dans des caves que n'avaient pas touchées les
explosifs, se mirent à tirer. Des Allemands pouvaient être embusqués dans
le marais et prendre la progression à revers. La prudence commandait de
stopper et les ordres les plus énergiques avaient été donnés de ne
s'engager qu'avec méthode. On fit halte afin de permettre une nou velle
préparation d'artillerie. |
L'église de
Curlu |
Le "chapeau de gendarme" vu du moulin de Fargny |
carte à sa fiancée où l'homme écrivait le
28 juin: " Nous les attendons. Qu'ils viennent donc ces bandits et ils
verront comment on les recevra! " Et les Français sont là, prêts à
ensevelir l'ennemi. Dans le poste de commandement d'un chef de bataillon,
installé sous la sacristie, il y a maintenant dans le vase dérobé, devant
la glace volée, un bouquet de fleurs sauvages cueillis aux jardins de
Curlu par des soldats français. Et ce sont des soldats français qui
s'amusent de la sonnette électrique fixée auprès du lit du commandant
allemand afin de presser le service des ordonnances qui avaient, eux
aussi, installé dans une pièce voisine leurs ballots de pillards avec des
couverts d'argent. Sur le village tombent les obus allemands. Plus loin, à
500 mètres, la bataille continue. NOUS ENTRONS DANS HEM Le 5 juillet, après un temps d'arrêt qui leur a permis d'organiser et d'élargir leurs positions, les Français ont repris le combat au Nord de la Somme. Ils devaient s'em parer du plateau au nord de Curlu, de positions fortifiées, telle la carrière dite " Spahn ", au Sud-Est du village, et enlever enfin le bourg de Hem. Avant le jour, les troupes d'assaut étaient en place. A 7 heures, elles s'élançaient une partie marchant dans la direction Nord-Nord-Est, l'autre dans la direction Sud- Sud-Est. A 8 h. 30, la deuxième position allemande, à l'exception du village sur le quel on reprenait, avec la méthode convenue, une préparation d'artillerie, était enle vée et on voyait, à 10 h. 30, une compagnie française s'installer et faire un paisible "casse-croûte" dans la carrière " Spahn ", pareille à une forteresse. A 11 heures, enfin, les Français pénétraient dans Hem, dont la totalité, hors deux maisons à la lisière Est, était occupée à la nuit. Le programme de la journée était rempli. La prudence méthodique du commandant, la sagesse des chefs et la valeur des soldats avaient fait ce prodige que les pertes de la journée atteignaient juste 12 tués et une tren taine de blessés. Plus de 300 prisonniers ennemis faits durant la seule matinée défi laient par les routes. EN LIAISON AVEC L'INFANTERIE BRITANNIQUE Le 8 juillet, une opération combinée des troupes françaises et des troupes britanniques aboutissait à un nouveau succès à Hardecourt et au bois des Trônes. Le même témoin oculaire nous en donne ce récit inédit : Deux jours durant, les Allemands firent d'inutiles efforts appuyés par un feu d'ar tillerie prolongé pour nous arracher le village de Hem et enrayer notre progression dans les boqueteaux du mouvement de terrain au Nord de Curlu. Mais l'infanterie française n'en marquait pas moins, le 8 juillet, sur la rive gauche de la Somme, de nouveaux succès, obtenus - et ce fut un témoignage décisif de la fraternité qui unit les armées alliées - en liaison avec les troupes britanniques. Les Anglais, en effet, se trouvaient depuis le premier jour de l'offensive aux prises avec des difficultés surmontées quotidiennement avec une patiente ténacité. Malgré la pluie diluvienne, en dépit d'une organisation défensive formidable et d'une résis tance acharnée, ils avaient maintenu la plus grande partie de leurs gains et ne ces saient de les etendre. Le 7, le commandement anglais prévenait l'état-major fran çais qu'il avait décidé pour le lendemain une action sur le bois des Trônes, immé diatement à la gauche de nos positions au Nord de la rivière. Les conditions atmosphériques paraissaient détestables; la situation de nos troupes dans ce secteur per mettait largement d'attendre le résultat de l'opération annoncée; mais les Français n'entendirent pas que leurs alliés fussent seuls dans la bataille. Le général comman dant la division en liaison immédiate avec l'armée anglaise pensa que c'était un acte de "camaraderie militaire" de marcher. Et il marcha. |
Le 8 juillet, à 7 heures du matin, en
même temps que l'infanterie britannique, l'infanterie française s'élançait
à l'assaut. A midi, elle était installée partout où on lui avait commandé
de prendre pied: le village d'Hardecourt-aux-Bois avait été em porté et
dépassé et nos fantassins étaient établis devant les organisations
allemandes de Maurepas. Le bois Favière, où résistait depuis le 1er
juillet, grâce à la configuration du terrain, un parti allemand, était
complètement en notre pouvoir; 400 prisonniers hébétés par le
bombardement, lamentables et cependant joyeux de vivre encore,
encombraient les boyaux d'évacuation. A gauche, les valeureuses troupes
britanniques, débouchant de Bernafay sur le bois des Trônes, avaient été
prises sous des feux de barrage et de mitrailleuses. Elles s'étaient
arrêtées, non pas qu'elles renonçassent à l'opération mais parce que, abso
lument décidées à vaincre, elles voulaient les conditions de la victoire:
une nou velle préparation d'artillerie. A la fin de la matinée, le général
commandant le sec teur était venu voir son voisin français et l'avait
assuré à plusieurs reprises qu'il ferait tout pour entrer dans le bois des
Trônes; de son côté, le général N... avait pro mis l'appui de toute son
artillerie disponible. L'affaire avait été fixée pour 13 heures.
L'infanterie britannique se porta en avant avec un entrain magnifique; à
la fin de l'après-midi, elle était en possession de la plus grande partie
du bois des Trônes. Les pertes de l'ennemi, qui avait fait une résis tance
enragée, étaient énormes. Ainsi la journée du 8 juillet avait été pour les
armées alliées comme pour l'ennemi le témoignage nouveau et splendide
d'une fraternité et d'une mutuelle confiance consacrée par tant de
combats. Le soir, sur le terrain conquis par leurs communs efforts,
fantassins anglais et français circulaient en groupes mêlés et joyeux,
s'instal laient dans la tranchée allemande et préparaient le sol pour de
prochains succès. |
Les ruines de Curlu |
Le roi George V, sir Douglas Haig et le prince de Galles sortant du G.Q.G. britannique |
.........Joffre......................Poincaré.....................George V......................Foch...................Haig |
Dans les ruines de Biaches : au centre, derrière le poteau de télégraphe, une petite chappelle dont les Allemands avaient fait un réduit puissamment fortifié |
Le château de la
Maisonnette |
Le parc de la Maisonnette |
Etat actuel du
château |
LE MATIN DE L'ASSAUT Le 9 juillet au matin, le régiment était
placé face à ses objectifs. Il devait s'emparer de la cote 97 dont le
point culminant, observatoire remarquable donnant des vues sur Péronne et
la vallée de la Somme, est légèrement à l'Ouest du centre de résistance
puissant constitué par le château, les dépendances, le village de la
Maisonnette et les vergers à l'Est qui font un véritable bois prolongé sur
les pentes descendant vers la rivière. La position était précédée de
quatre lignes de tranchées; les caves des maisons avaient été blindées et
devaient mettre à l'abri des plus puissants calibres d'artillerie postes
de commandement et réserves; enfin les lisières des vergers et celles du
bois Blaise, au Nord du village, étaient des nids à flanquements farcis de
mitrailleuses. Par les organisations du bois Blaise, la Maisonnette se
reliait au Nord au village de Biaches; par une tranchée fortement tenue,
dite « tranchée des Marsouins », placée à contre pente dans le ravin qui
limite au Sud-Ouest le plateau coté 97, elle communiquait avec les
défenses de Barleux. Tout le système, si puissant que les officiers
ennemis qui y furent capturés affirmèrent qu'ils ne croyaient pas que nous
le pussions prendre, fut enlevé cependant d'un élan rapide et il le fut
par une attaque brusquée. ... Donc, le 9 juillet au matin, nos fantassins
voyaient le jour poindre sur le terrain de leur assaut. En face d'eux, ils
apercevaient le clocher de Biaches et une cheminée d'usine, les massifs
boisés de la vallée de la Somme, des vergers aux teintes sombres dans la
brume du matin, des prairies aux pentes molles, des maisons etalées, les
grands arbres du parc et le château de la Maisonnette dont le soleil
levant frappait les pierres roses. Devant eux des blés jaunissants, des
avoines et, dans ces herbes, l'Allemand... Pour réussir sa manoeuvre:
tourner ta Maisonnette et le bois Blaise par le Sud et l'Est après avoir
enlevé les premières lignes ennemies, le chef de corps ayant constitué
deux groupements dans son régiment. Le groupement Nord avait pour mission
de s'emparer directement de la Maisonnette en enlevant tout d'abord un
système défensif établi en profondeur, opération exigeant beaucoup d'ordre
et de méthode. Il comprenait seulement des troupes européennes. Le
groupement Sud ne devait enlever qu'une seule tranchée, celle des
Marsouins, mais il avait une grande distance à parcourir sous le feu. Il
fut composé de contingents sénégalais, très aptes à une action à fond sur
un obJectif simple et net. La zone d'attaque avait été bien étudiée; tous
les observatoires avaient été occupés et utilisés et, malgré que l'état
des cultures ne permît d'apprécier la préparation que sur de faibles
portions du front, on avait reconnu de bonnes brèches dans les réseaux
allemands et éventé, par une patrouille, un organe de flanquement
insoupçonné qui aurait pu gêner la progression. Entre midi et 14 heures,
l'artillerie lourde et de campagne avait exécuté des concentrations
violentes; enfin des batteries de 58, révélées au dernier moment, firent
un tir rapide et nourri dont, l'effet sur des tranchées ennemies, démunies
d'abris profonds, dut être démoralisant à souhait.
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LES SÉNÉGALAIS Â LA « TRANCHÉE DES MARSOUINS
» Comme celles du groupement Nord, les
vagues du groupement Sud sont parties à l'assaut à 14 heures précédées de
leurs patrouilles. La première arrive sans perte au fond du thalweg; mais,
à partir de ce moment, elle est prise d'enfilade par des mitrailleuses
dissimulées au fond du ravin et elle éprouve de fortes pertes en
gravissant le glacis qui mène à la tranchée des Marsouins. Réduite à une
quarantaine d'hommes, elle s'abrite contre un talus escarpé à 60 mètres
environ de la position allemande et, tout en cherchant à creuser des
abris, cette poignée de braves s'installe de manière à tenir sous son feu
les défenseurs de la tranchée des Marsouins. La deuxième vague vient
renforcer la première et ses pertes sont aussi cruelles; elle a vu les
camarades tomber devant elle, mais rien ne pourrait la détourner de son
chemin. Quand un homme tombe, automatiquement on serre les rangs et les
survivants continuent d'avancer. Tandis que cette faible ligne s'accroche
aux Allemands, une préparation intense d'artillerie est reprise et un
peloton se dirige au Nord de la tranchée des Marsouins où un noyau de
résistance existe encore. Le combat à la grenade s'engage entre 18 et 19
heures et il se termine par la prise de deux mitrailleuses et d'une
trentaine d'ennemis. Il est 20 heures; la lutte à la grenade paraît se
rapprocher de la tranchée des Marsouins; il semble que l'ennemi faiblisse.
Le moment est venu de venger les camarades pour les braves qui, depuis des
heures sous un bombardement infernal et le feu croisé de mitrailleuses
flanquantes, sont demeurés fixés et tendus vers le but. Au signal des
chefs, le lieutenant Meyer et le sergent Mamadou-Diarra, ils bondissent et
sautent dans la tranchée. Les Allemands se rendent; seul un groupe, excité
par un officier, se défend à outrance; il est exterminé. La nuit est
venue; les prisonniers arrivent toujours, apeurés, et filent vers
l'arrière. Des sentinelles sont placées en avant de la position si
vaillamment conquise; le tirailleur Moussa Tissako a été désigné par la
confiance de son sergent pour veiller aux mouvements de l'ennemi. Il est
au poste depuis quelque temps, quand le sergent appelle à voix basse: «
Moussa! Moussa! » -« Voilà moi! » - Vôilà Moussa, en effet. Il tient deux
Allemands à demi renversés sur le talus; ses grosses mains noueuses sont
crispées à leur col et les têtes s'inclinent vers le sol. Moussa desserre
son étreinte; les Allemands s'effondrent et il explique: « Eux venir. Eux
parler. Alors moi dire: « Makou » (silence.) Eux pas connaître, alors moi
y a serré un peu, un peu. Peut-être bien y a gagné mort. » Le sergent
Mamadou approuve: « Y a bon » et il s'éloigne. Il peut laisser Moussa
veiller en avant de la tranchée. En même temps que les survivants des deux
vagues d'assaut sénégalaises bondissaient dans la position ennemie, des
éléments européens s'étaient avancés pour les soutenir. Il avait suffi au
chef de demander: « Etes-vous prêts? » pour que tous comprissent le devoir
et tous avaient marché. Sans souci des vides creusés autour d'eux, ils
étaient entrés dans les tranchées allemandes. Ils avaient ainsi contribué
au succès; ils allaient avoir leur part dans la défense. La nuit a passé
dans un répit relatif; c'est au jour que les Allemands font un nouvel
effort pour arracher notre conquête. A 6 heures du matin, le 10 juillet,
une demi-section établie en avant de la Maisonnette est victime d'ennemis
qui ont répété la sinistre comédie du « kamarade ». Dans le même temps,
une violente contre-attaque est lancée sur la tranchée des Marsouins et se
renouvelle trois heures durant. Sans cesse les Allemands surgissent dans
les blés à 40 mètres devant les nôtres. Mais les marsouins sont électrisés
par leur victoire. Des hommes se dressent debout sur le parapet et crient:
« On les aura! » C'est en chantant que d'autres exterminent l'adversaire
au fusil ou à la grenade. Les fusils mitrailleurs font merveille; des
tirailleurs qui ont brûlé toutes leurs cartouches combattent avec des
armes et des munitions allemandes. L'ennemi s'acharne en vain. Il doit
renoncer à la lutte. Le 9 juillet, le régiment avait emporté tout ce qu'il
devait prendre; le soir du 10, il avait maintenu intactes ses conquêtes.
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DES HEROS BLANCS ET
NOIRS Ce que furent les combattants de la
Maisonnette, on l'imagine assez par le récit de leurs attaques. La mort
d'officiers comme le capitaine Quod, le lieutenant Carlotti, le
sous-lieutenant Boxberger, un père missionnaire qui fut tué la pelle à la
main tandis qu'en compagnie de deux Sénégalais, fixés comme lui sur le
terrain conquis par leur élan, il essayait de s'abriter contre un
bombardement furieux, vaut qu'on la connaisse. Ces morts sont des
exemples. Et parmi ceux qui n'ont pas donné leur vie, combien de traits
magnifiques aussi ! L'adjudant-chef Charmes, brave parmi les braves,
réputé dans tout le régiment, attache soigneusement sa médaille militaire
avant de partir à l'assaut; on lui conseille d'enlever l'insigne de
courage qui le désignera aux coups de l'ennemi. Il répond: « C'est ainsi
qu'un marsouin doit partir à l'assaut. Ne vous en faites pas.. Suivez-moi
et nous les aurons. » Il entraîne son monde; il ne tarde pas à être
grièvement blessé. Alors là main presque arrachée, l'os brisé, inondé de
sang, l'adjudant Charmes, désolé, quitte le champ de bataille. Mais, avant
de partir, il veut revoir ses chefs. Il se présente au commandant de
compagnie, au colonel et jusqu'au général de brigade. Il n'a même pas le
souci de faire mettre un pansement à la plaie; tranquille, il fait ses
visites comme s'il remplissait un devoir de subordonné respectueux. Mieux,
sur son chemin, il encourage les hommes, fâit abriter les réserves contre
le bombardement et ne va au poste de secours qu'ayant accompli le tour des
postes de commandement. Déjà, nous avons vu le sergent indigène
Mamadou-Diarra entraînant les survivants de l'assaut de la tranchée des
Marsouins dans la position allemande après être demeuré une demi-journée à
guetter l'instant favorable. Il a reçu une balle dans la poitrine au cours
du nettoyage de la tranchée. Que lui importe: il a tant de camarades à
venger; son vieux frère d'armes, l'adjudant Semba, a été tué à ses côtés
et lui a passé le commandement. Et puis Mamadou porte la médaille
militaire: un médaillé ne lâche pas pour un trou dans la poitrine. Mamadou
reste à son poste. Et, sans se plaindre, sans avertir personne, il combat
toute la nuit dans la tranchée conquise. Au jour, il contribue à repousser
les contre-attaques; il est partout excitant sa poignée de Sénégalais
épuisés par la lutte, la fatigue et l'insomnie. Enfin, le bataillon est
relevé; depuis plus de trente-six heures, Mamadou est blessé; il pourrait
être évacué. Mais, à ses yeux, sa tâche n'est pas finie. Seul gradé
survivant de sa compagnie, il tient à ramener au prochain cantonnement les
débris de sa troupe. Il accomplit pour cela une marche de nuit longue,
pénible, et se présente au docteur seulement le lendemain matin, à l'heure
de la visite. Le médecin scrute la blessure, la sonde disparaît en entier;
le poumon est perforé et la balle, sans doute, y est demeurée. Mamadou est
aussitôt évacué; on craint qu'il ne survive pas. Cependant son colonel a
eu récemment de ses nouvelles. Mamadou est dans un hôpital de Bretagne; il
guérira. Voici le texte de sa proposition pour la croix de chevalier de la
Légion d'honneur: « Sous-officier d'une bravoure incomparable et d'une
énergie farouche. Le 9 juillet 1916, a magnifiquement entraîné ses
tirailleurs à l'assaut sous un feu meurtrier de mitrailleuses et
d'artillerie; s'est cramponné avec une poignée d'hommes à quelques mètres
de la tranchée ennemie dans laquelle il s'est élancé en saisissant le
moment favorable. Bien qu'atteint d'une plaie pénétrante à la poitrine par
balle, a continué la lutte pied à pied dans la tranchée et l'a défendue le
lendemain contre une violente contre-attaque. Ne s'est laissé évacuer que
deux jours après et, pour ainsi dire, de vive force. » Ces tirailleurs
sénégalais qui ont bondi hors des tranchées de départ en chantant: Auprès
de ma blonde, leur chanson de marche française, aux applaudissements des
camarades européens, ont eu des mots magnifiques dans leur naïveté. Dans
la nuit du 9 juillet, un grand noir arrive au poste de secours appuyé sur
un bâton. Le major reconnaît un habitué de la visite, car ces rudes
enfants s'efforcent souvent au cantonnement de « couper aux exercices ». "
Voilà moi, fait le tirailleur en regardant le médecin de ses yeux
brillants, pas consultation motivée, mon major! » Le malheureux avait le
pied flottant, les muscles du mollet décollés et son tibia fracturé
au-dessous de l'articulation lui servait de pilon. Sitôt pansé il voulait
repartir pour « guérir vite, vite, et tuer ces crapoules de Boches ». Car,
pour les Sénégalais, les Allemands sont les crapoules et les sauvages; Ces
jugements primitifs sont souvent les bons. Un jeune tirailleur qui a été
pour la première fois au feu s'effarouche de sa main ensanglantée, bien
que la blessure ne soit pas grave, et il veut passer devant un vieux,
sévèrement touché et dont la physionomie marque les souffrances. Le major
intervient, mais le vieux déclare: « Major, lui maintenant, d'abord le
poulet! » Et, paisible, il attend que le jeune compagnon ait été pansé.
Quand on examine sa blessure, on découvre une plaie affreuse: le flanc est
ouvert, le rein hernié. Mais à peine pansé, le vieux brave veut repartir à
pied. On l'installe de force en poussette. Un autre arrive blessé, tel un
lézard traînant son train de derrière avec les deux pattes de devant. « -
Quoi as-toi'! interroge le major. - Y a pas bon, mon major, moi pas avoir
le sauvage. Un canon a tombé sur moi et le sauvage partir. Y a magni. » Un
éclat d'obus a fracturé un os du bassin de ce guerrier et, loin de se
plaindre de la blessure, il ne se console pas que son prisonnier lui ait
échappé. A côté des braves noirs contre lesquels ils invectivent sans
cesse, comment se comportent les Allemands prisonniers heureux de gagner
la sécurité de l'arrière! Certes nos ennemis sont des soldats; et souvent
officiers et troupiers nous ont donné la mesure de leur valeur militaire,
mais dans ces combats de la Maisonnette il y a chez les Allemands capturés
comme un avant-goût de désespoir et de défaite. Le major Krag, prompt à
évacuer sa cave de la Maisonnette pour implorer et attendrir les Français,
fait assez triste figure. il s'en va de poste en poste, suivi de son
état-major, et répète lamentablement: « Quelle artillerie! C'est
inhumain... Mais quel calibre est-ce donc? » A un chef de bataillon, il se
hâte d'affirmer qu'il a fait tout son devoir et que la résistance était
impossible. Au colonel il exprime son « admiration tactique » et il entame
une scène de larmes répétant: « Mon honneur de soldat... Mais il n'y avait
rien à faire. » Et comme le chef français lui dit: « Oui, en fait
d'honneur, vos hommes lèvent les bras, crient qu'ils vont se rendre et
nous fusillent ensuite. » Le major Krag proteste, affirme qu'il n'a rien
vu, ni rien su, et qu'au surplus; depuis cinq jours, il n'a pas quitté sa
cave. Les soldats allemands ne sont pas plus brillants. Beaucoup
manifestent leur joie avec excès. Il n'est pas de chose qu'ils ne soient
disposés à faire pour apaiser leurs vainqueurs. Eussent-ils possédé des
fortunes sur eux qu'ils les auraient offertes. Ils ne parviennent qu'à
inspirer plus de haine pour leur race arrogante pour le faible et servile
devant la force. |
Maintenant le régiment va goûter la
récompense après la victoire. Dans un camp tout proche de la bataille, il
attend le départ pour le cantonnement. Son colonel est installé dans une
petite baraque de planches et il se souvient de ses combats. Il est, le
colonel du régiment de la Maisonnette, le chef des Sénégalais farouches,
tout jeune, mince et blond. Il aime les lettres, la musique, les arts,
toutes les élégances. Sorti de l'Ecole de guerre, il connaît la théorie,
et, guerrier depuis des années aux colonies, ou dans la guerre présente,
il sait la pratique. Assis nonchalamment sur son lit de camp, un lit
allemand rapporté de la terre conquise, devant une gravure, représentant
Mme Récamier, sauvée dans une maison détruite, le colonel parle des
combats. Il dit: « Je suis heureux de ce qu'à accompli mon régiment, de
l'intelligence et du savoir des officiers et des cadres, qui ont eu à
résoudre des problèmes délicats et les ont résolus rapidement comme cela
doit être. Nous avons montré que, pour l'infanterie, la manoeuvre n'est
pas morte dans cette guerre. Oui, le rôle de l'artillerie est
indispensable, énorme. Mais ce serait une erreur dangereuse de croire que
l'artillerie doit et peut tout détruire, mètre par mètre, devant le
fantassin, et que le fantassin n'a plus qu'à occuper le terrain. Un bois
ne peut pas être entièrement fauché arbre par arbre, un réseau de fil de
fer arraché partout, toutes les mitrailleuses démolies, tous les points
d'appui écrasés. Le fantassin qui demanderait cela pour sortir voudrait
l'impossible. Quand le travail est suffisant, et il appartient au seul
commandement de le connaître et d'en décider, l'infanterie s'élance et
elle emporte par la manoeuvre tout ce qui résiste encore. Nous avons fait
ainsi, je crois, à la Maisonnette... » Il dit encore: « Il faut prendre
soin de nos hommes, Les grands ennemis du fantassin, disait le général de
Maud'huy dans son cours de l'Ecole de guerre, ce sont la fatigue et la
peur. Nous devons l'en préserver. Il faut être très bon pour ceux qui se
font tuer. Dehors, un phonographe volé par les Allemands dans une demeure
française et repris par nos soldats à la Maisonnette joue ses chansons.
Les hommes écoutent; les Sénégalais s'effarent et rient. Ils passent
appuyés sur des bâtons avec une allure de félins, et, sur tout le régiment
chaud encore de la bataille, plane l'atmosphère irréelle de la guerre,
rêve mêlé de cauchemars, de torpeur et de volupté.
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