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Villard de Honnecourt, natif du Vermandois, est un phare de l'humanité car il inaugure une race d'hommes nouvelle : les consignateurs des arts et des métiers.
Il sera quasiment le seul à noter les aspects d'un art naissant : le gothique, né sur les bords de l'Oise.
pages tirées du Site de la BNF




Qui est Villard de Honnecourt ?

détail du folio 18

détail du folio 35

détail du folio 14

La figure de Villard de Honnecourt demeure mystérieuse. Seul son manuscrit livre quelques indices qui permettent de le situer. Son nom indique son lieu d'origine, ou peut-être le monastère dont il faisait partie : Honnecourt, petite ville de Picardie, au bord de l'Escaut près de Cambrai, non loin de Saint-Quentin et Amiens, et formée autour d'une abbaye bénédictine.
Villard est né picard. Au XIIIe siècle, la Picardie est dans une situation privilégiée, au cœur de l'Europe, à un carrefour d'échanges économiques importants, et se trouve au centre des foyers intellectuels. On pense que Villard a pu résider et étudier à Honnecourt, mais il a probablement aussi travaillé à l'abbaye cistercienne de Vaucelles.
Ses représentations des cathédrales de Laon et de Reims, ses plans des églises de Cambrai, de Vaucelles et de Meaux permettent de situer l'activité de Villard pendant le premier tiers du XIIIe siècle, au moment de l'apogée du gothique.
"Je suis allé dans de nombreux pays […] en aucun lieu je ne vis une tour telle que Laon."
Sans pouvoir établir de chronologie claire et juste, nous pouvons imaginer les pérégrinations avérées, probables ou éventuelles de Villard de Honnecourt, sans qu'il soit non plus possible de préciser s'il s'agissait de participations à des chantiers ou de déplacements pour étudier des édifices réputés, voire ce qu'on appellerait du tourisme culturel. Il est probable qu'il soit allé à Meaux mais rien ne prouve qu'il ait été à Chartres. Sur son chemin vers la Hongrie, comme il le précise, il passe par Reims, ce qui l'aurait conduit à faire étape dans quelques monastères cisterciens et à visiter quelques églises telles que Clairvaux, Cîteaux ou Morimond, et expliquerait son intérêt pour le plan type d'église cistercienne conforme à la simplicité d'origine. François Bucher, médiéviste américain, a tenté de retrouver les traces de Villard en Bavière ou en Hongrie.
 


folio 9
Un homme aux multiples facettes
Villard est-il dessinateur, concepteur de plans, ingénieur, constructeur, architecte, maître d'œuvre, géomètre, inventeur, voyageur, observateur de chantiers et d'édifices, chef de chantier, clerc, intellectuel ou savant ?
La réponse est complexe. Mais il ne fait aucun doute qu'il est un artiste habile. Roland Bechmann, historien et architecte, éclaire tous les aspects d'un savoir-faire multiforme.

Villard écrit en picard
Dans le manuscrit de Villard, l'écrit accompagne le croquis et le présente, même si de nombreux dessins n'ont pas de commentaire.
À cette époque, la plupart des documents officiels, des actes publics, des écrits "scientifiques" ou littéraires étaient encore écrits en latin. Une évolution s'amorce toutefois, notamment en Champagne et en Picardie, où, de plus en plus, la langue vulgaire est employée dans ces documents.
Ainsi Villard, dans son manuscrit, emploie-t-il la langue vulgaire de sa région, le picard, une variante du français d' Île-de-France.


détail du folio 9
   
  
Le siècle de Villard de Honnecourt

Ce que nous savons du XIIIe siècle nous aide à interpréter le carnet de Villard de Honnecourt et celui-ci illustre, à son tour, certains aspects de l'époque où il a été composé et l'état des connaissances techniques.
Au XIIIe siècle, la société européenne occidentale est en profonde mutation. L'essor démographique qu'elle connaît depuis le XIIe siècle s'accompagne notamment de deux changements fondamentaux : le développement des cités et l'extension des surfaces cultivées. Cette période est souvent perçue comme une ère de progrès et de relative prospérité. Elle s'exprime dans l'art gothique qui se répand, dans la floraison des cathédrales qui modèlent un nouveau paysage urbain, dans l'émulation intellectuelle des grandes cités. Elle se manifeste par un développement des échanges économiques, la réduction du nombre des disettes, les progrès techniques.
 

 
Roue de Fortune
  Cependant, comme l'écrivait Georges Duby, "L'époque, en fait, fut dure, tendue, et fort sauvage". Les conflits entre les différentes classes de la société sont fréquents. L'insécurité et la crainte résignée du lendemain sont symbolisées par la roue de Fortune, que l'on trouve souvent représentée dans les églises et dans les manuscrits et notamment parmi les dessins de Villard.

L'histoire des constructeurs et le développement des cathédrales gothiques sont liés à l'essor des villes dans le monde chrétien ainsi qu'à l'expansion des ordres monastiques que connaît l'Europe dès la fin du premier millénaire.
  
 
L'Organon d'Aristote avec commentaires

disputatio
 

Un contexte intellectuel foisonnant
Le manuscrit de Villard de Honnecourt est un témoignage révélateur de l'intense période de progrès, de la curiosité intellectuelle immense, de l'intérêt pour la Nature et l'expérimentation qui se manifestent à l'époque.
L'élan intellectuel qui se manifeste au XIIIe siècle est alimenté par la diffusion des écrits d'Aristote, transmis par les Arabes, par le développement de la logique qui supplante alors la rhétorique, et par l'usage croissant de la langue vulgaire dans la littérature, les actes publics ou les écrits scientifiques.
En langue vulgaire, plus précisément en picard, paraît, vers 1275, la Pratike de geometrie. Depuis l'époque de Gerbert d'Aurillac, pape de l'an mil, à qui on attribue la Geometria incerti auctoris, les connaissances en géométrie ont considérablement progressé. Plusieurs traductions des Éléments d'Euclide se sont succédé et des traités de géométrie appliquée ont vu le jour, dont celui de Hugues de Saint-Victor, Practica Geometriae. En 1193, est paru un ouvrage resté anonyme, Artis cujus libet consummatio, puis en 1220, la Geometria de Leonardo Pisano, rédigée en latin comme les précédents, qui propose des recettes pratiques ainsi que des démonstrations.
Divers traités techniques paraissent aussi à cette époque, notamment sur l'agriculture celui de Walter de Henley dont 32 copies sont parvenues jusqu'à nous, et en 1240 celui de Robert Grosseteste.
En 1269, Pierre de Maricourt, originaire comme Villard de Picardie, rédige la Lettre sur le magnétisme.
Un mot résume bien le climat intellectuel du XIIIe siècle: c'est le mot disputatio, sorte de joute théorique.
 


Arbres du paradis - chapiteau de l'abbatiale de Cluny

L'expansion des ordres monastiques
Par deux fois, l'ordre bénédictin, fondé au VIe siècle selon la règle de vie édictée par saint Benoît, est contesté et suscite de nouvelles fondations.
Les relâchements à l'égard de la règle de saint Benoît engendrent une première réaction : celle de Bernon qui fonde en 910 l'abbaye de Cluny. L'ordre de Cluny rayonne rapidement dans toute l'Europe, où il crée plus de 1400 maisons. Le pape Grégoire VII s'appuiera sur lui pour entreprendre son mouvement de réforme de l'Église, dite réforme grégorienne.
À la fin du XIe siècle, les clunisiens sont critiqués à leur tour pour leurs manquements à la stricte observance de la règle. Robert de Molesmes et ses compagnons, moines clunisiens, fondent en 1098 une nouvelle abbaye, en pleine forêt marécageuse, à Cîteaux. Ils prônent le dénuement matériel, l'austérité spirituelle et aussi celle du décor. En moins de cent ans, le nouvel ordre cistercien va créer 530 monastères. Parmi ceux-ci, l'abbaye de Clairvaux, fondée par saint Bernard, et l'abbaye de Vaucelles, non loin de Honnecourt, que nous montre une reproduction tirée des Albums de Croy.
Ainsi Villard de Honnecourt est-il contemporain d'une période qui voit s'affronter deux conceptions du monachisme: celle des clunisiens, dont l'abbé Suger, l'ami du roi de France, en charge de l'abbaye de Saint-Denis, fut le plus éminent représentant, et celle des cisterciens.

 

  1180-1223 : Philippe Auguste "rassembleur de terres"
Le siècle de Villard de Honnecourt est marqué par le renforcement du pouvoir royal et la centralisation des institutions sous l'autorité des rois capétiens. Philippe II (1180-1223), surnommé Auguste, est le premier souverain à porter officiellement le titre de roi de France et non plus celui de roi des Francs. Il consolide durablement le pouvoir royal et inaugure un mouvement de centralisation des institutions. Le souverain étend le domaine royal : par mariage ou héritage, il annexe l'Artois, l'Amiénois, une partie du Vermandois et une partie de l'Auvergne; il s'empare par les armes de l'Anjou, de la Normandie, du Maine et du Poitou. L'ambition du roi conquérant se heurte aux Plantagenêts qui possèdent tout l'ouest de la France.
 
Sacre de Philippe Auguste (1179)
Philippe Auguste recevant des messagers Reddition de Tours ou du Mans à Philippe Auguste Bataille de Bouvines entre Philippe Auguste et l'empereur Otton IV (1214) Ferdinand de Portugal prisonnier

Dans ce conflit qui se poursuit pendant une grande partie de son règne, Philippe Auguste, soutenu par les milices communales, triomphe à Bouvines le 27 juillet 1214 où il défait la coalition générale qui s'est fomentée contre lui. Elle réunit le roi d'Angleterre Jean sans Terre, les comtes de Flandre et de Boulogne, l'empereur de Germanie Otton IV. La victoire de Bouvines restera dans l'histoire "la bataille qui a fait la France" ; la défaite de la haute féodalité ouvre une ère nouvelle : la "conscience nationale" apparaît. Sur le chemin le menant à Paris, Philippe Auguste est acclamé, une foule nombreuse l'accueille triomphalement dans la ville qui est en train de devenir la capitale du royaume. Le roi s'appuie sur l'Église et le mouvement communal naissant pour développer sa suzeraineté sur les féodaux et affaiblir leurs pouvoirs. Le roi devient "le plus grand ouvrier de l'unité française au Moyen Âge". Dans le même temps, l'influence royale s'impose dans le Midi avec la croisade contre les Albigeois (1209-1218) qui permet le rattachement d'une partie du Languedoc et de la Provence.
L'extension du domaine conduit le roi à consolider le pouvoir royal et à le centraliser en créant des baillis et des sénéchaux.
Entre 1185 et 1215, le roi confirme de nombreuses communes. Les villes et la bourgeoisie se développent. Les communes bénéficient de la reprise commerciale et économique. Le roi protège les villes, aux dépens des seigneurs.
Sous le règne de Philippe Auguste, Paris devient la capitale du royaume. En 1186, il fait paver la ville. De 1190 à 1220, il fait bâtir une nouvelle enceinte. En 1215, le premier statut de l'Université de Paris est rédigé.
En 1223, le royaume a quadruplé en superficie, le pouvoir royal est fort, le royaume est uni.
Louis VIII (1223-1226) consolide l'entreprise de son père.
 

Le Psautier de saint Louis, calcul du calendrier au Moyen Âge
1226-1270 : Louis IX ou Saint Louis, le pacificateur
À la mort de Louis VIII, sa femme, Blanche de Castille, assure la régence. Elle doit défendre le pouvoir de son fils, Louis IX, contre la révolte des grands vassaux. Devenu majeur, Louis IX entend perpétuer l'"héritage capétien" de son grand-père et de son père. Il poursuit l'entreprise de consolidation du pouvoir royal, perfectionne et centralise les institutions. Il veut faire régner l'ordre et la justice. Des enquêteurs royaux surveillent les baillis et répriment les abus des officiers royaux. Un tribunal royal permanent est établi, les finances sont contrôlées. Une monnaie stable, l'écu, est créée.
Le roi prend des décisions par ordonnances. Il est assisté par des conseillers. La Cour est partagée en conseils : le conseil politique, la Chambre des comptes pour les finances, le Parlement pour les affaires de justice. Les baillis et sénéchaux remplissent des fonctions judiciaires et financières au nom du roi dans les provinces.
 
naissance de Saint Louis
Saint Louis apprenant à lire Sacre de saint Louis (1226) Saint Louis enterrant les ossements des massacrés de Damiette

En 1259, le traité de Paris met fin pour un temps au conflit franco-anglais et le roi d'Angleterre se reconnaît le vassal du roi de France. Durant son règne, Louis IX participe à deux croisades, la croisade d'Égypte, de 1249 à 1254, et celle de Tunis où il trouve la mort en 1270. Il lutte contre les hérésies dans son propre royaume (croisade contre les Albigeois, 1226-1229). Il réunit ainsi les pays de langue d'oïl et de langue d'oc.
Louis IX apparaît alors comme le prince chrétien par excellence : pieux, époux modèle, preux chevalier, équitable, arbitre, pacificateur, habile et déterminé. Il est canonisé en 1297.
Sous son règne, le pays connaît une période d'essor économique. Le commerce et l'artisanat sont prospères. Le temps des cathédrales matérialise l'alliance entre le roi et l'Église, et la diffusion d'une foi "renouvelée". Paris est alors le centre intellectuel de la chrétienté.
À
la mort de Saint Louis, son fils Philippe III le Hardi (1270-1285) perpétue son œuvre. Philippe IV le Bel lui succède (1285-1314) : homme politique habile, il met en avant la toute-puissance de l'État, pour mieux renforcer le pouvoir royal. Cet État agrandi est solide et plus puissant que jamais. Sous son règne apparaît une première affirmation du concept de monarchie "absolue". Cette période (1180-1314) marque l'apogée de la monarchie médiévale en France.
 

  
La ville au XIIIe siècle

L'essor des villes
La ville se différencie de la campagne par ses murailles, élargies à plusieurs reprises en fonction du développement urbain. La renaissance démographique, agricole et commerciale des XIe et XIIe siècles transforme la ville. Les villes sont souvent situées dans des endroits stratégiques comme un estuaire, un cours d'eau navigable, un dernier pont avant l'embouchure d'un fleuve, un carrefour, des routes de commerce ou de pèlerinage. Dès le Xe siècle, des bourgs se développent à côté des cités, autour d'une riche abbaye ou près des remparts d'un château. Certaines villes s'agrandissent en cercles concentriques autour d'un édifice religieux, comme la ville de Reims, dont l'extension s'effectue à partir des deux centres de la basilique de Saint-Remi et de la cathédrale Notre-Dame.
L'accroissement de la population et de la superficie de la ville reflète son dynamisme, même si les villes du Moyen Âge restent peu peuplées. La majorité d'entre elles comptent entre 5 000 et 10 000 habitants. Paris avec environ 200 000 habitants au XIIIe siècle est la plus grande ville médiévale en Occident.


 

 
 

Derrière les remparts
La ville est entourée de remparts. Ses murailles peuvent enfermer des vergers, des jardins potagers et des champs. Les rues sont étroites, sinueuses, rarement pavées, et sombres. On ne trouve ni trottoirs, ni égouts souterrains, ni éclairage. Les maisons, souvent construites en bois ou en torchis, s'entassent autour de la cathédrale et près des grands édifices.
Les constructions en bois, l'insuffisance d'eau, l'exiguïté et l'enchevêtrement des rues favorisent la propagation des incendies. Ces incendies constituent, avec les épidémies, le plus grand danger à l'intérieur de la ville. En 1188, six grandes villes sont ravagées par le feu (Arras, Beauvais, Reims…). Entre 1200 et 1225, Rouen brûle à six reprises. Les cathédrales en pierre ne sont pas épargnées. On lutte contre l'incendie en instaurant, à la nuit tombée, le couvre-feu, pendant lequel seul le veilleur de nuit est autorisé à parcourir les rues.
 

 

Ses activités
La ville est divisée en quartiers qui coïncident en général avec des métiers. On peut trouver tous les bouchers dans une même rue, les menuisiers dans une autre. L'artisanat et le commerce sont les principales activités.
Les artisans se rassemblent en associations professionnelles appelées confrérie, "métier", "art", ou corporation. Chaque métier dispose d'un statut organisant la profession, indiquant les conditions et horaires de travail, garantissant la qualité des produits, les prix, édictant les règles de concurrence. Ce statut distingue trois catégories de membres : les maîtres, les compagnons et les apprentis.
Les marchands et les villes s'organisent en hanses ou guildes.
Qu'il s'agisse du travail, de la vie religieuse, des fêtes, des cérémonies ou des distractions, la vie des urbains est encadrée et organisée de manière plutôt stricte et dans le cadre d'un groupe, d'une communauté.



 


L'émancipation des villes
Les habitants des bourgs, appelés bourgeois, dépendent d'un seigneur. Les seigneurs sont les maîtres du territoire des villes. À partir du XIe siècle, les bourgeois souhaitent se libérer du "carcan" seigneurial, ils veulent s'émanciper en obtenant des libertés, par exemple avoir le droit de tenir un marché ou être exemptés des droits seigneuriaux. Ils forment alors des communes et acquièrent une charte qui précise leurs droits et accorde des privilèges et des franchises. Ces droits octroient souvent aux cités leur propre gouvernement, elles peuvent dès lors s'administrer elles-mêmes.
La charte confirme les libertés accordées à la ville par le seigneur. Si la ville devient indépendante, elle est dirigée par un conseil, des assemblées municipales et des magistrats comme les maires, les capitouls, les échevins, les jurés, les consuls ; elle lève des impôts ; elle a son sceau, sa cloche, son tribunal, une milice, un hôtel de ville, un beffroi. Les magistrats, souvent élus, disposent de pouvoirs multiples : militaires, policiers, judiciaires, financiers et économiques.
L'émancipation des villes se fait au profit des marchands les plus fortunés, des notables. La ville devient symbole du pouvoir. En s'affranchissant de l'autorité des seigneurs, elle apparaît comme un espace de libertés.
Deux pouvoirs s'y affrontent : la cathédrale ou l'église d'un côté, le beffroi ou le palais communal de l'autre, chacun cherchant à développer son autorité. Si les conseils se réunissent au début dans les églises ou dans la nef d'une cathédrale, les magistrats vont rapidement chercher un lieu visible et identifiable pour s'assembler et signifier leur indépendance.
 

L'université
Par son essor, la ville suscite une nouvelle forme d'enseignement et devient, à partir du XIIe siècle, le foyer rayonnant du savoir. L'enseignement des écoles-cathédrales prend le pas sur l'enseignement monastique. Les deux grandes écoles prestigieuses sont l'école de Chartres et l'école de Paris. Des maîtres renommés comme Abélard, Pierre Lombard ou Guillaume de Champeaux y enseignent. Au début du XIIIe siècle, certaines communautés scolaires cherchent à s'affranchir de la tutelle de l'évêque et donnent naissance aux premières universités. Celle de Paris obtient ses premiers statuts en 1215. Les plus grands intellectuels y professent comme saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure ou Albert le Grand.
La quête de savoir emmène les étudiants de ville en ville. Au XIIIe siècle, on en trouve jusqu'à 10 000 dans le quartier Latin à Paris. Des collèges sont fondés pour les accueillir comme celui de Robert de Sorbon en 1257.
 

  
L'architecture gothique

Art français, art ogival, art gothique… Ces différentes appellations témoignent des difficultés rencontrées pour définir l'art nouveau qui s'épanouit en Europe entre les XIIeet XVIe siècles. Ce sont les Italiens qui, au XVIIe siècle, baptisent l'art français de manière péjorative "art gothique", pour signifier barbare. Ce mot marque le mépris porté alors à l'art médiéval.
Au XIXe siècle, les termes ogival et gothique deviennent synonymes. Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand intitule un chapitre : .
 

    D'un style à l'autre
     

Aux alentours de l'an mil, "un blanc manteau d'églises" couvre l'Occident. Essentiellement religieux, l'art roman se caractérise par l'utilisation de la voûte en berceau. Ces voûtes de pierre éprouvent la résistance des murs qui, pour supporter un tel poids, doivent être épais et renforcés. Pour ne pas les fragiliser, on évite de percer des fenêtres. Les églises romanes sont donc des bâtiments trapus et sombres. Leur plan dessine généralement une croix latine et la décoration est concentrée sur les chapiteaux, le porche et le tympan<.
 

 
Arc
  L'art gothique se substitue peu à peu à l'art roman pendant la seconde moitié du XIIe siècle dans les villes de l' Île-de-France. Il se définit par l'utilisation systématique de la >voûte sur croisée d'ogives, d'arcs-boutants et de fenêtres en arc brisé. Empruntant des procédés du style roman, l'architecture gothique recourt aussi à de nouvelles techniques : la croisée d'ogives dirige les poussées de la voûte sur des piliers, et non plus sur des murs ; les arcs-boutants servent de soutien extérieur aux piliers, ils s'appuient sur des contreforts ; entre les piliers, les murs qui ne soutiennent plus la voûte sont percés de hautes et larges fenêtres en forme d'arc brisé.

Le gothique s'exprime en premier lieu dans les édifices religieux. Il se trouve également dans la construction d'édifices civils ou militaires, comme des palais (palais de Saint Louis à Paris, palais de justice de Rouen), des châteaux forts (Falaise, Angers, Pierrefonds, château des ducs de Bourgogne à Dijon), des hôpitaux, des halles, des hôtels de ville, des beffrois, des maisons (maison Jacques-Cœur à Bourges, résidence des abbés de Cluny), ou des enceintes fortifiées (Carcassonne, Saint-Malo, Aigues-Mortes).
 
    Un art de la lumière

"Une œuvre magnifique qu'inonde une lumière nouvelle"
Abbé Suger, inscription gravée dans la basilique de Saint-Denis.

Sainte Chapelle de Paris vitrail de la Cathédrale de Bourges (détail)

L'art gothique est d'abord un art de la lumière. La conquête de la lumière passe par l'agrandissement progressif des fenêtres et par l'emploi de plus en plus fréquent de verre plat, blanc ou coloré, même sur les constructions civiles. Précurseur du "mur de verre" moderne, l'art gothique utilise le verre à grande échelle dans l'architecture civile et religieuse. D'immenses verrières inondent de lumière l'intérieur des édifices.
Du XIIe au XIVe siècle, des verreries voient le jour au voisinage des forêts pour alimenter les constructions urbaines. Le développement de cette industrie nouvelle, lié aux progrès de la métallurgie, est possible grâce à l'amélioration des systèmes de soufflerie et d'utilisation des combustibles. Le verre est ainsi amené plus facilement à l'état de fusion.
Au même moment apparaît l'éclairage sans fumée, chandelle ou cierge, qui remplace la torche résineuse ou la lampe à huile. Lecture, étude, dessin s'en trouvent considérablement facilités autant que par une autre invention, celle des lunettes.
 


vitrail de la Cathédrale de Chartres (détail)
Les vitraux
La conquête de la lumière, c'est aussi, dans les églises, le développement des vitraux.
Dans son traité, De diversis artibus, le moine Théophile, au XIe siècle, évoque cet art et l'assemblage auquel on procède. Découpés au fer rouge, les morceaux de verre de couleurs différentes sont sertis dans un maillage de plomb, formant une mosaïque lumineuse. Ce déploiement, vif, brillant et coloré, participe de la riche décoration des églises. Il s'oppose à l'austérité cistercienne.
L'art du vitrail aboutit, écrit Georges Duby, "…aux grandes roses qui rayonnent au milieu du XIIIe siècle sur les nouveaux transepts. Elles portent à la fois signification des cycles du cosmos, du temps se résumant dans l'éternel, et du mystère de Dieu, Dieu lumière, Christ soleil"
Suger, pour réaliser les vitraux de Saint-Denis, "avait recherché avec beaucoup de soin les faiseurs de vitraux et les compositeurs de verres de matières très exquises, à savoir de saphirs en très grande abondance qu'ils ont pulvérisés et fondus parmi le verre pour lui donner la couleur d'azur, ce qui le ravissait véritablement en admiration".
 

Folio 30 - Pavage vu en Hongrie - Pilier composé - Rose rappelant celle de Chartres

Rose de la Cathédrale de Chartres
Bien que Villard de Honnecourt ne présente pas de vitraux dans le Carnet, il parle de verrières et dessine plusieurs roses, dont celle de Chartres, ainsi que des fenestrages de pierre sur lesquels il prévoit les feuillures pour les verres.
L'art du vitrail prend le pas sur la peinture murale. L'attention se recentre autour des maîtres verriers qui rehaussent les à-plats de verre pour y souligner les drapés.
Un des plus beaux ensembles de vitraux se trouve à Chartres : 160 baies vitrées, 2 600 m2 de verrières comprenant quelque 5 000 personnages. Une rosace d'un diamètre d'environ 10 mètres surmonte chacun des trois portails. Les vitraux sont d'une grande richesse de couleurs où prévalent les bleus (le "bleu de Chartres") et les rouges au XIIe siècle, puis les verts et les ors au XIIIe siècle. Ils diffusent une lumière douce et colorée. Au milieu du XIIIe siècle, les grisailles, simple verre blanc rehaussé de dessins géométriques, sont de plus en plus employées pour laisser passer plus encore de lumière. Les parois de verre expliquent les Écritures et la vie des saints. Elles illustrent des épisodes de la Bible (vitrail de la Passion du Christ, 1155, au revers de la façade occidentale). Des scènes profanes sont également représentées (Le Marchand de vin, détail de la vie de saint Lubin, v.1200-1210, 2e fenêtre du bas-côté nord de la nef). Un style plus naturaliste se répand. Sur ce vitrail, une gerbe multicolore "explose" sur un fond rouge. À Chartres, la rose nord est offerte par la régente Blanche de Castille, mère de Louis IX. Elle représente une Vierge à l'enfant. Ces donations sont habituellement faites par les rois, l'Église, les plus fortunés, les chevaliers, les corps de métiers ou la ville.
 
  La profusion du décor

Portail de la cathédrale d'Amiens

La sculpture : "une Bible d'images"
La sculpture romane se développe principalement sur les chapiteaux des piliers et au tympan des portails. Les sculptures représentent généralement le Jugement dernier : le sort des malheureux voués à l'enfer y est décrit en détail pour impressionner les fidèles.
Le gothique se veut plus proche de l'homme. Il est une délivrance des peurs ancestrales, du monde foisonnant de monstres qui caractérisent le roman.
"La pensée nouvelle, écrit Georges Duby, faisait reculer la fable, le fantastique des bestiaires, toutes les merveilles inventées alors que croisés, marchands et missionnaires partaient à la découverte de contrées inconnues, elle dissipait les brumes et les fantasmes, elle venait substituer des bêtes vivantes aux monstres que les héros des romans courtois rencontraient naguère sur le chemin de leur errance, et les feuilles que chacun peut voir dans la forêt à la flore symbolique des enluminures…"
Ainsi, les chapiteaux intérieurs sont-ils souvent décorés de plantes et de fleurs. La sculpture gothique tend à exprimer l'idée d'un Dieu plus humain, d'un Dieu de miséricorde. De même, tout dans le vitrail est fait pour rappeler que "Dieu est lumière". Le gothique transmet l'image d'une religion plus apaisée, voire optimiste. L'art chrétien dessine alors une religion de l'espérance et de l'indulgence.
 


Sculpture du portail latéral de la cathédrale d'Amiens (détail)

Portail latéral de la cathédrale d'Amiens
Aux portes des édifices, des bas-reliefs relatent des scènes de la vie quotidienne de l'époque comme le Calendrier des mois du portail de Saint-Firmin de la cathédrale d'Amiens. Animaux fantastiques et autres monstres ont disparu.
Le décor se définit par son naturalisme. Ce souci de vérité s'étend à la représentation humaine.
Les portails sont ornés de statues-colonnes. À Chartres, celles du portail royal représentent les rois et reines de l'Ancien Testament (v. 1150). Les compositions sont centrées sur le Christ aux traits d'un homme beau et bon tel le Beau Dieu d'Amiens (v. 1230). Les tympans représentent désormais un Christ sauveur et accueillant, à l'image du Christ du Jugement dernier au portail de la cathédrale Saint-Étienne à Bourges. Le décor des portails change avec la présence de Marie à qui la plupart des cathédrales sont dédiées sous le vocable de "Notre-Dame" : à Notre-Dame de Paris, un portail est consacré à la Vierge vers 1210.
La sculpture ne fait plus corps avec le mur. De plus en plus dégagées de l'architecture, les statues perdent l'aspect immobile et fantastique des figures romanes. Les personnages s'humanisent et témoignent d'un souci de raffinement. Les mouvements et les attitudes deviennent gracieux, les poses plus naturelles comme en témoigne à Reims le sourire de l'Ange de l'Annonciation (v. 1250).

Le vitrail et la sculpture sont considérés comme les arts les plus importants du gothique. Pourtant, les "arts mineurs" suscitent aussi des chefs-d'œuvre. Miniaturistes, ivoiriers ou orfèvres excellent dans leur art.
 
  Les différentes périodes
Le gothique s'étend du premier tiers du XIIe siècle jusqu'au XVIe siècle, de la fin du monde roman à la Renaissance. On le divise généralement en trois grandes périodes :
Le gothique primitif (premier tiers du XIIe siècle - premier tiers du XIIIe siècle).
Les premiers édifices gothiques sont encore assez trapus. L'arc en plein cintre ne disparaît pas immédiatement. On le trouve encore dans les grandes roses de façade.
Les voûtes sont généralement conçues sur un plan carré, six branches d'ogives reposant sur des piles alternativement fortes ou faibles, ce qui permet de canaliser la poussée vers des points de retombée entre lesquels les murs ne seront plus porteurs.
Arc boutant  

À l'extérieur, apparaissent des arcs-boutants dont la fonction est de contre-buter la poussée des voûtes qui, avant leur invention, s'exerçait uniquement sur les murs. Ces techniques rendent possible la construction de nefs de plus en plus hautes. Les fenêtres restent pourtant d'une taille relativement modeste. L'élévation comporte généralement quatre niveaux : les arcades, les tribunes, les arcatures aveugles et les fenêtres hautes. Les chapiteaux, points de jonction de la voûte et de la pile, sont ornés de motifs végétaux dont l'extrémité est recourbée en forme de crochets.

Ce style s'affirme avec la construction de l'abbatiale de Saint-Denis. Suger (v. 1081-1151) est nommé abbé de Saint-Denis en 1122 et décide vers 1137 de reconstruire l'abbaye bénédictine de Saint-Denis. Pour ce faire, il utilise pour la première fois de manière systématique tous les procédés architecturaux du gothique. Grâce à lui, le nouveau style s'exprime totalement. La basilique devient le modèle dont se sont inspirés les bâtisseurs des cathédrales de Chartres, de Senlis et de Meaux. La rapidité de la construction s'explique par la ferveur des fidèles qui y participent et l'habileté de Suger. Le chœur est consacré en 1144 en présence de Louis VII. On découvre alors une création architecturale originale.
 


Cathédrale de Laon
Principaux édifices : la basilique de Saint-Denis (1137-1144), les cathédrales de Bourges (1172-1235), Chartres (1194-1220), Laon (1150-1233), Noyon (1150-1220), Paris (1153-1250), et Sens (1130-1168).

L'apogée (vers le milieu du XIIIe siècle)
Le style atteint sa pleine mesure grâce à l'emploi de l'arc brisé, plus résistant que l'arc en plein cintre. Son usage se généralise, ce qui permet d'accroître considérablement la hauteur des murs et d'alléger l'allure de l'ensemble. Les verticales jaillissent du sol et montent vers le ciel, toujours plus haut, plus près de Dieu. Malgré ce goût pour la démesure, la recherche de l'harmonie est constante : la succession régulière des piliers et des arcs produit une impression d'équilibre et de régularité.

Les voûtes deviennent rectangulaires ou barlongues, le plus souvent à quatre quartiers. Ceci permet de répartir le poids de manière homogène sur des piliers cantonnés (piliers à fût central cerné de quatre colonnettes engagées).
Les murs s'évident considérablement pour laisser place à de grandes fenêtres. Les ouvertures l'emportent sur les pleins et la lumière inonde ces vastes édifices ornés de sculptures, de miniatures et de rosaces. Les tribunes, dont l'inconvénient principal était de diminuer la lumière, sont remplacées par des arc-boutants. L'élévation à trois niveaux tend à se généraliser. Les chapiteaux sont ornés de bouquets de feuillage sculptés.

Il est difficile aujourd'hui d'imaginer les conditions dans lesquelles travaillaient les hommes qui lançaient à près de cent cinquante mètres de hauteur les flèches de leur cathédrale. Ils n'avaient aucun moyen de calcul préalable et se basaient sur des méthodes empiriques dictées par l'expérience acquise sur des édifices bien moins ambitieux. Ils se montrèrent parfois trop audacieux. Aussi les accidents n'étaient-ils pas rares sur les chantiers des cathédrales : ainsi, en 1267 la tour de la cathédrale de Sens s'écroule, en 1272 la flèche de Sainte-Bénigne de Dijon, en 1284 la voûte du chœur de la cathédrale de Beauvais et en 1573 la flèche récemment édifiée. En Angleterre, au XIVe siècle, la cathédrale d'Hereford s'effondre. En Allemagne, en 1492, quatre ans après sa construction, la tour de la cathédrale d'Ulm penche dangereusement.
 

Cathédrale d'Amiens>
Principaux édifices : les cathédrales d'Amiens (1220-1270), Bourges (1172-1235), Beauvais (1225-1270), Reims (1211-1287), et la Sainte-Chapelle (1245-1248).

Le gothique flamboyant (XVe et XVIe siècles)
À la fin du XIIIe siècle, les efforts se concentrent sur le renouvellement du décor. Le dernier aspect de l'architecture gothique est donc moins marqué par une évolution de structure que par l'ajout, voire la surcharge, d'ornements. Certains plans sont même simplifiés. Les décors et les frises à base de motifs de flammes ou de torsades deviennent exubérants.

Principaux édifices : Saint-Vulfran à Abbeville, Saint-Jacques à Dieppe, Saint-Germain-l'Auxerrois à Paris, Saint-Maclou à Rouen.
 
Diffusion du gothique en Europe

Aujourd'hui, des édifices gothiques se dressent aux quatre coins de l'Europe, d'Alcobaça au Portugal, à York ou Salisbury au Royaume-Uni, en passant par Uppsala en Suède, Prague en République tchèque ou Assise en Italie. Au Moyen Âge, le gothique se répand rapidement hors de sa région d'origine, en s'adaptant de manière plus ou moins prononcée à l'architecture locale.
L'art gothique prend d'abord naissance en Île-de-France, on parle quelquefois d'"art français". Il rayonne ensuite hors du royaume capétien, exporté par des ordres religieux. Il est très vite adopté au nord des pays français. Les provinces méridionales semblent, par contre, plus récalcitrantes : le gothique est un art venu des provinces du Nord, importé par les moines et les chevaliers venus en conquérants à l'occasion de la croisade menée contre les cathares. Finalement, ces provinces sont à leur tour conquises et le style nouveau se répand, même s'il assimile quelques traditions régionales. À Toulouse ou à Albi, par exemple, il se caractérise par l'emploi de la brique, la disparition des arcs-boutants, l'emploi de fresques, et de fenêtres moins larges. Puis l'ensemble de l'Occident chrétien se couvre d'édifices gothiques.
 


Cathédrale de Cologne - Portail du Midi
Les "commis voyageurs" du gothique, du XIIe au XVe siècle, sont nombreux. On relève les noms de Mathieu Paris (cathédrale de Trondheim en Norvège), Petrus qui, au milieu du XIIe siècle, construit la cathédrale de Tolède, &Eactute;tienne de Bonneuil (cathédrale d'Uppsala en Suède), Jean le Maçon (cathédrale de Gyulaféhérvar, Transylvanie), Mathieu d'Arras (cathédrale de Prague).
Le gothique trouve en Europe des expressions différentes.
L'Espagne est influencée par les écoles françaises. La cathédrale de Tolède au XIIIe siècle ressemble à la cathédrale de Bourges. Mais les influences arabes demeurent également, en Espagne et au Portugal, dans la forme des arcs. L'Angleterre généralise la croisée d'ogives dès la fin du XIe siècle, l'architecture s'y développe de manière originale. À Londres, les maisons du Parlement (XIIIe siècle) ont une allure colossale. Leurs lignes perpendiculaires définissent le gothique anglais. La cathédrale de Cologne (1240-1322) présente un modèle français de l'autre côté du Rhin. Le chœur reproduit celui d'Amiens et de Beauvais. Dans l'opulente cité de Venise, le Grand Canal est bordé de maisons et de palais bâtis par de riches marchands ou des nobles. La façade du palais Ca'd'Oro (1421-1440) est de style oriental. Les balcons sont ornés de rosaces ajourées, marque d'un style gothique librement interprété.
Bien qu'elle ait lieu à des époques et dans des régions différentes, la diffusion du gothique touche tout l'Occident chrétien.
  
  
Chantiers et bâtisseurs
      Maître d'ouvrage et maître d'œuvre
      Le lien entre la personne qui commande la construction d'un ouvrage et en garantit le financement - le maître d'ouvrage - et celle à qui il donne la charge de concevoir, d'expliquer et de contrôler la réalisation de cet ouvrage - le maître d'œuvre - est à l'origine fondé sur la confiance. Puis les contrats entre maître d'ouvrage et maître d'œuvre se répandent dans le courant du XIIIe siècle.
Le rôle du commanditaire est déterminant. La mort de Suger en 1151 stoppe la reconstruction de l'abbatiale de Saint-Denis et il faut attendre quatre-vingts ans pour voir de nouveau le chantier s'activer. Le rapport entre les deux protagonistes évolue au cours de la période du gothique.
À partir du XIIe siècle, les édifices religieux devenant de plus en plus importants demandent de grandes compétences. Des gens de métier, laïcs, de plus en plus rarement des religieux sortis du rang, remarqués pour leur expérience, leur culture et leur capacité à organiser des chantiers, sont chargés de concevoir ces édifices et d'en diriger la construction. À une époque où les différents corps d'état sont encore peu nombreux et moins spécialisés, un homme expérimenté pouvait, plus facilement que maintenant, concevoir un édifice complexe et en coordonner le chantier. Villard est peut-être un de ces bâtisseurs. Des compétences qui s'apparentent à celles des architectes contemporains sont de plus en plus courantes. Mais les prouesses des maîtres d'œuvre et leur renommée soudaine attisent les jalousies, en particulier celle du maître d'ouvrage. Quelles traces ont laissé les maîtres d'œuvre de l'abbé Suger ? Les "architectes" de la période du gothique primitif ne sont pas passés à la postérité même si leur talent est reconnu.
 

Le maître d'œuvre se fait un nom
Au moment de l'apogée du gothique, les maîtres d'œuvre accèdent à un statut social important. Leur enrichissement personnel, leur renommée, leur titre "universitaire" - l'épitaphe de Pierre de Montreuil indique qu'il fut "en son vivant docteur ès pierre" - en exaspèrent plus d'un. Le prédicateur Nicolas de Biard les critique dans un sermon prononcé en 1261 : "Dans ces grands édifices, il a accoutumé d'avoir un maître principal qui les ordonne seulement par la parole et n'y met que rarement la main, et cependant reçoit des salaires plus considérables que les autres." Le maître d'œuvre s'éloigne de toute activité manuelle. Il conçoit les plans et fixe les devis.
Les grands maîtres d'œuvre du gothique sont Jean de Chelles, Pierre de Montreuil, l'un des bâtisseurs de Notre-Dame de Paris, Robert de Coucy, Peter Palet, Hugues Libergié, Alexandre et Colin de Berneval. Ce sont des artistes, des savants et des spécialistes des questions techniques. Ils sont capables de défier les forces et les poussées, de les contrôler pour élever toujours plus haut des édifices à la gloire de Dieu. Ils offrent le spectacle de constructions extraordinaires éblouissant leurs contemporains.

Des inscriptions dans la pierre
À l'intérieur même de la cathédrale, le labyrinthe est parfois le moyen de connaître le nom des maîtres d'œuvre. Une gravure qui représente le labyrinthe de la cathédrale de Reims aujourd'hui disparu en figure quatre : Jean d'Orbais, qui édifie le chœur en 1211, est représenté en haut à droite ; Jean le Loup, qui l'achève et entreprend la façade, est représenté en haut à gauche, tenant une équerre ; Gaucher de Reims et Bernard de Soissons, qui édifie la grande rose de la façade ouest, sont représentés en bas. Non loin de là, dans l'église Saint-Nicaise, à présent détruite, un autre grand bâtisseur reposait dans l'édifice qu'il avait construit. Sur sa sépulture, on avait gravé : "Ci-gît Hue Libergié qui commença cette église en l'an 1229 et trespassa l'an 1267." Dans le soubassement du transept sud de Notre-Dame de Paris est gravé de manière notable le nom de Jean de Chelles : "Maître Jean de Chelles a commencé ce travail le 2 des ides du mois de février 1258."

Le maître d'ouvrage est de plus en plus suspicieux vis-à-vis du maître d'œuvre. La question de la paternité artistique commence à se poser. Des désaccords apparaissent.
 

 
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  Un art de "professionnels"
Le bilan des bâtisseurs du gothique est impressionnant, des dizaines de cathédrales, des centaines d'églises s'érigent alors. La construction d'une cathédrale rappelle la grande ferveur des bâtisseurs, leur enthousiasme et l'affirmation du pouvoir de l'Église au cœur de la ville. Des chantiers s'ouvrent en tous lieux et peuvent durer de nombreuses années. Ces chantiers voient la naissance d'une collaboration entre l'évêque, les chanoines et le maître d'œuvre. La construction est réservée à des techniciens compétents. Une hiérarchie stricte existe entre les métiers. Des sculpteurs, des tailleurs de pierre, des dessinateurs, des charpentiers, des menuisiers, des couvreurs, des maçons, des forgerons des verriers, des carriers... se retrouvent sur les chantiers. Le proviseur, choisi par le chapitre des chanoines pour diriger les travaux, acheter les matériaux et tenir les comptes, engage sur le chantier des ouvriers hautement qualifiés.
        
      L'économie des matériaux
      Les constructeurs gothiques étaient confrontés quotidiennement aux difficultés d'approvisionnement et de transport des matériaux nécessaires au chantier, que ce fût le bois, la pierre, la chaux, le fer ou le parchemin. Économiser les matériaux utilisés était par conséquent au centre des préoccupations des constructeurs et conditionnait, directement ou indirectement, leurs choix techniques.
 
 
  Le bois
Au XIIIe siècle, la surexploitation des forêts, leur amenuisement rapide au profit de zones agricoles et la modification de leur composition, conséquences de la poussée démographique des XI-XIIe siècles, engendrent une pénurie du bois de construction. Les fréquents incendies qui, dans les villes comme dans les campagnes, affectent les bâtiments, ainsi que les réquisitions pour des besoins militaires, engins, fortifications, charrois, etc. augmentent encore la demande en bois d'œuvre. Les arbres d'un grand âge, qui pouvaient fournir des pièces de grosse section, étant devenus rares, les constructeurs sont conduits, dans toute la zone où naît le style gothique, à modifier le système de charpente utilisé jusqu'alors. Les fermes massives des combles de charpentes classiques, espacées de trois à cinq mètres, sont remplacées par des chevrons fermes. Les éléments de ces fermes légères, rapprochées de 60 à 90 centimètres, ont en outre l'avantage d'être plus aisément hissés depuis le sol et assemblés.
Face à la pénurie, les maisons de bois sont remplacées peu à peu dans les villes par des maisons en pierre, et on s'efforce tant pour les ouvrages permanents (charpentes, planchers...) que pour les ouvrages provisoires (échafaudages, cintres...) de construire aussi léger que possible. Villard donne dans son Carnet plusieurs procédés qui répondent à ce souci d'économie du bois d'œuvre.
Au sortir du XIIIe siècle, les forêts sur le territoire de la France actuelle ne couvrent plus que treize millions d'hectares, soit un million de moins que de nos jours.
 
 
 

La pierre
Le XIIIe siècle est une période où l'on rationalise l'utilisation des matériaux, et notamment de la pierre. Les carrières de pierre, tout particulièrement en Île-de-France et en Normandie, ne manquent pas. Mais on peut craindre une insuffisance de main-d'œuvre pour extraire et tailler les quantités considérables exigées par l'immense effort de construction d'églises.
Alors que les précédentes techniques romanes de construction ne visaient pas particulièrement à économiser la pierre, plusieurs techniques dans le système de construction gothique réduisent le volume de pierre nécessaire. C'est le cas de l'amincissement des voûtes et de l'agrandissement des baies extérieures grâce aux parois vitrées, qui se substituent à des masses de maçonnerie percées de rares ouvertures.
Par ailleurs, pour éviter de transporter des poids inutiles, se développe la taille à la carrière. Les carrières étant souvent éloignées des chantiers, on y envoie les tailleurs de pierre de l'œuvre, ou bien l'on passe commande aux tailleurs de pierre qui travaillent à proximité du lieu d'extraction s'ils sont suffisamment qualifiés. Ceci suppose l'emploi de modèles et de gabarits, reproductions grandeur nature, généralement en bois, des faces à tailler dans les blocs et des sections des éléments linéaires (nervures, colonnes, bandeaux, etc.). Pour éviter de multiplier les modèles, coûteux à établir, on s'efforce de standardiser les pierres chaque fois que possible.
On voit de ces gabarits et de ces modèles sur des miniatures et des vitraux de l'époque (vitrail de l'histoire de saint Chéron, cathédrale de Chartres).
Toute une organisation se met en place afin de réduire le coût global de la filière pierre de taille.
 

    Le fer
Malgré le développement de la métallurgie depuis le XIe siècle sous l'impulsion des besoins militaires, le fer reste un métal rare dont on doit prendre grand soin. Tout un chapitre de la règle de saint Benoît est consacré à l'entretien des instruments en fer. Au XIIIe siècle, le fer est utilisé essentiellement dans les outils, fort peu dans les constructions où on évitait autant que possible les chaînages métalliques ainsi que les pièces de raccordement ou de renforcement en fer dans les charpentes. Le carnet de Villard montre uniquement des engins et des ouvrages en bois. Même les scies, hormis leurs lames, ne comportent aucune pièce métallique.



Le parchemin
C'est sur parchemin que sont dessinés les modèles en réduction, qu'il faut reproduire à l'échelle sur les aires à tracer ou sur les murs. Aussi les exécutants ont toujours ce modèle à disposition.
Le parchemin au XIIIe siècle est coûteux et précieux et on doit l'économiser. Il est fait d'une peau d'animal - mouton, chèvre, veau - tannée et poncée, dont les dimensions sont forcément limitées; on utilise donc les deux faces et on récupère des feuilles déjà utilisées dont on gratte les inscriptions devenues inutiles. On s'efforce aussi de réduire la taille des dessins et d'en mettre plusieurs sur la même feuille si cela ne présente pas d'inconvénients. Lorsque le parchemin est trop usé, on le traite pour en tirer de la colle.
  
    Les tracés
Les tracés sont faits sur des aires en mortier de chaux ou en plâtre, coulées sur une surface plane, ou sont dessinés ou gravés sur des murs. Mais les surfaces dont on peut disposer pour cela, dans un édifice en construction, sont limitées et il faut éviter les tracés inutiles, en ne dessinant qu'une moitié d'arc ou de fenestrage si l'autre partie est symétrique, en standardisant les éléments, en ne faisant les tracés qu'au fur et à mesure des besoins, enfin en les superposant.
"Lorsqu'il s'agissait d'élever une cathédrale (…) il eût fallu pour tracer, à grandeur d'exécution, toutes les épures nécessaires, écrit Viollet-le-Duc, un emplacement plus vaste que n'était la surface occupée par le monument lui-même. Force était alors de chercher des moyens de tracé occupant peu de place et présentant cependant une exactitude rigoureuse."
Dans de telles conditions, il n'est pas surprenant que peu de dessins de l'époque aient subsisté. Ce sont en général ceux qui étaient destinés aux commanditaires et ont été conservés dans leurs archives.
Mais on peut encore trouver sur les murs de certains édifices - comme ce fut le cas pour Roland Bechmann à Saint-Quentin - des tracés gravés, parfois superposés et enchevêtrés, qui ont servi à la construction et sont restés sur place. Ils révèlent parfois les méthodes de travail ou les intentions des constructeurs.
Le carnet de Villard témoigne combien les gothiques étaient soucieux d'économiser le parchemin.
Avec l'élévation rétrécie d'une travée de la cathédrale de Reims, c'est l'adaptation du dessin à la surface disponible du parchemin qui est illustrée. La série des figures de l'art de géométrie des pages 36 à 38 et celle des dessins de la maçonnerie des pages 39 40 et 41 du Carnet montrent comment Villard a cherché à mettre le maximum de dessins sur quelques pages, en indiquant les seuls détails qui lui paraissaient indispensables.
Une autre méthode économisant la surface du parchemin consiste, dans le cas d'un élément symétrique, à n'en dessiner que la moitié, et dans le cas de deux éléments identiques, à n'en dessiner qu'un. La tour de Laon en fournit un exemple: les deux tours de la cathédrale étant symétriques, Villard n'a pas jugé utile de les dessiner toutes deux.
 
  
Outils et techniques du chantier
      Représentant à la fois le bureau d'études d'ingénierie, le coordinateur tous corps d'état et le conducteur de chantier, le constructeur du XIIIe siècle devait, en particulier, mettre au point les engins nécessaires à l'équipement du chantier.
On retrouve souvent sur des dessins, des peintures, des miniatures ou des bas-reliefs du Moyen Âge, les engins de levage ainsi que les instruments utilisés sur les chantiers du temps de Villard : le compas, l'équerre, la règle, le cordeau, le niveau, ou les "moles".
 
Engins de levage
Les constructeurs gothiques utilisaient des machines pour soulever bois et pierres. Les plus puissantes étaient composées d'une grande roue en "cage d'écureuil" mue par des hommes se déplaçant à l'intérieur de celle-ci. Parmi tous les dispositifs mécaniques qu'il a imaginés, Villard nous a légué les dessins d'une machine élévatoire.

       
    Le compas
Les compas utilisés du temps de Villard sont de plusieurs types.
Villard a figuré dans son Carnet un compas à secteur dans lequel le quart de cercle, fixé sur l'une des branches, coulisse à travers l'autre branche ce qui permet à la fois le blocage du compas sur certaines positions d'ouverture et l'utilisation de graduations gravées sur le secteur courbe pour retrouver angles et proportions.
Les compas à branches articulées se faisaient de diverses dimensions, avec ou sans "secteur" et en général sur le chantier, à pointes sèches, facteur de précision. Sur le chantier, l'architecte en compagnie de son aide, l'appareilleur, utilisait un très grand compas pour reporter, grandeur nature, les tracés des projets sur les pierres.

       
 
  L'équerre
Pour l'ouvrier de l'époque de Villard, l'équerre est le gabarit d'un angle droit. L'équerre de Villard présente, comme certaines équerres qu'on trouve sur des bas-reliefs, la particularité que les angles droits qui sont de part et d'autre des branches ont leurs côtés non parallèles. Cette légère convergence a donné lieu à diverses hypothèses. Les deux branches d'une équerre pouvaient comporter des repères gravés permettant de tracer des angles particuliers ou des rapports utiles (côté du carré et sa diagonale, proportion dorée, angles correspondant à différentes figures).
Sur un vitrail de la cathédrale de Chartres, qui représente les outils des maçons et des tailleurs de pierre, on voit une curieuse équerre dont l'une des branches est courbe, la tangente à la courbe au raccordement avec la branche droite étant perpendiculaire à cette branche. C'est en somme un gabarit adapté à une courbe donnée, et qui permet, à partir d'un rayon, c'est-à-dire d'un joint entre deux claveaux>, de tracer la courbe de l'intrados de l'arc.
 
 
  La règle
La virga, ou latte à mesurer, était un instrument de mesure simplificateur par définition.
Étalon de longueur sur le chantier, il répondait à la fois à une économie de matière, à une commodité de manipulation, à un moindre encombrement à l'atelier et sur le chantier ainsi qu'à une facilité d'accession qui ne nécessitait pas obligatoirement de savoir lire. Il pouvait notamment permettre de réaliser une opération d'implantation au sol.
La virga est parfois représentée, sur certaines miniatures, entre les mains de l'architecte comme une baguette de chef d'orchestre.
À une époque où les mesures variaient d'une province à l'autre et même d'une ville à l'autre, et où chaque ouvrier n'avait pas, comme aujourd'hui, son mètre pliant ou roulant dans la poche de sa cotte, la virga était la mesure propre à chaque maître d'œuvre et l'insigne de son commandement.

       
 
  Le cordeau
Le cordeau est l'outil simple et pratique sur tout chantier. Lesté, il sert de fil à plomb et définit la verticale, s'il n'y a pas de vent...
Il sert aussi à tracer des rayons convergeant sur un centre et permettait de tracer les joints d'un arc à partir du centre, ce que Villard montre page 40.
Le cordeau peut aussi permettre de tracer, sur le terrain ou l'aire de traçage, des cercles de n'importe quelle dimension. Il peut matérialiser des droites et reste d'usage courant sur les chantiers pour marquer les axes principaux ou les parements des murs. On pouvait aussi en principe, mais de façon plus approximative en pratique, trouver le centre d'un arc en prolongeant avec un cordeau les joints d'un claveau, ou d'un voussoir, comme le suggère la légende d'un croquis de la page 41.
Villard montre comment en enroulant un cordeau autour d'un cylindre, sur lequel des points ont été régulièrement disposés le long de génératrices, on peut tracer une hélice, pour tailler une vis.
 
      Le niveau
Le niveau, parfois combiné avec l'équerre, servait à vérifier les aplombs.
Au XIIIe siècle, les constructeurs n'ont à leur disposition que différentes formes de niveau à plomb.
L'archipendule servait de niveau et d'équerre et pouvait aussi être utilisée pour mesurer des pentes grâce à des repères sur la traverse.
Villard montre en plusieurs endroits une sorte de niveau-règle.
Lorsqu'il parle de "plomb", il peut désigner le plomb du niveau qui permet de mettre cet instrument horizontal ou vertical en modifiant le point d'attache du fil. En général, d'ailleurs, les deux termes "sans plomb et sans niveau" sont couplés.

   
    Les "moles"
Exécutés en métal ou en bois, les "moles" étaient des modèles (des "patrons" au sens où l'entendent les tailleurs d'habits) des différentes faces des pierres. Ce mot désignait aussi les gabarits qui indiquent la section et les profils des moulures, des nervures, des bandeaux, des saillants, des colonnes et piliers de toute espèce. Plaques découpées de faible épaisseur, sur le modèle duquel on taillait le profil et qu'on faisait courir sur toute la longueur de l'élément profilé pour en vérifier la conformité, ces gabarits pouvaient êtres utilisés pour des éléments courbes.
Ces modèles, grandeur nature, étaient encombrants et onéreux mais permettaient l'exécution à distance, sur le lieu où l'on taillait les pierres. Pour réduire la dépense et faciliter le travail, tant de ceux qui les dessinaient et les découpaient que de ceux qui les utilisaient pour tailler la pierre, il fallait réduire autant que possible le nombre de modèles différents. Ainsi les constructeurs étaient-ils amenés à rechercher la standardisation des pierres.
À plusieurs reprises reviennent dans le carnet de Villard de Honnecourt des expressions telles que sans mole (sans modèle), sans niveau, sans plomb, comme si l'un des soucis des architectes du XIIIe siècle avait été, chaque fois que possible, de se passer de ces moyens qui intervenaient dans l'exécution. Les erreurs possibles d'un nivellement exécuté de proche en proche, avec un niveau de dimensions réduites, ou la difficulté d'utiliser un fil à plomb le long d'une paroi parsemée de saillies expliquent sans doute le souhait de pouvoir se passer parfois de ces instruments. Quant à l'intérêt de se passer de "moles", il réside dans l'économie réalisée, les modèles, reproductions grandeur nature généralement en bois des faces des pierres à tailler, étant onéreux.
 
  
Mnémotechnique

Quatre pages du Carnet concernent ce que Villard nomme "l'art de iométrie".

Les précédents commentateurs du manuscrit avaient pensé que cet ensemble de représentations pouvait constituer un système grossier pour faciliter le dessin des figures. Or, il fallait inverser l'idée, en s'appuyant sur l'existence d'une tradition mnémonique qui apparaît non seulement en astronomie mais également dans des traités de géométrie de l'époque.

Les constructeurs devaient se rappeler les opérations nécessaires pour construire ou vérifier un angle droit, dessiner un triangle équilatéral, un carré, un "rectangle d'or", un pentagone, un décagone, un heptagone, retrouver le développé d'un arc de cercle, comparer des surfaces et des volumes dans des figures semblables.

Ces croquis de Villard sont là pour aider l'homme de chantier à se remémorer les constructions géométriques, lorsqu'il en a besoin, de la même façon que les figures d'animaux, d'objets, de personnages reproduits sur la carte du ciel permettaient de se souvenir de la disposition des étoiles dans les constellations et de les reconnaître. C'est ce que Villard souligne en écrivant qu'elles sont utiles pour "œuvrer".

Les quatre personnages nus : une grille de construction basée sur le carré
Les flamants : tracer un angle droit avec un compas
La main ouverte : le message de la main
Le mouton : le rectangle d'or

   
  
Stéréotomie

Pour permettre de tailler d'avance et avec précision les pierres d'un arc, d'une voûte ou d'un mur, les constructeurs gothiques ont développé "l'art du trait", d'où est issue la stéréotomie, science de la coupe des pierres qui s'applique également à la coupe des bois destinés aux ouvrages de charpente.

Certains dessins du Carnet dévoilent l'étendue des connaissances de Villard de Honnecourt dans cet art de la coupe des pierres. Soucieux de ne pas divulguer ses méthodes à des profanes, il n'y indique que l'essentiel. Pendant cent cinquante ans, ces petits croquis ont paru sans intérêt aux commentateurs du manuscrit qui n'en comprenaient pas la signification. Et pourtant, ces dessins énigmatiques proposent des recettes pratiques pour faciliter et optimiser la taille des pierres ou indiquent comment disposer les joints d'une colonne, comment tailler les pierres d'un arrachement, ou encore celles d'une voûte biaise.

Tailler une voussure pendante : un tour de force technique
Tracer un arrachement
Faire un pilier carré