Carnet 2 de Mme Cappelle Louise née Denis pendant la guerre
                      du Mardi 1 Février au Mardi 29 février 1916                 

Mardi 1er Février Visite du roi du Wurtemberg qui est reçu à diner dans la maison de Mme P. Vandenberghe. Accès des rues interdit pendant la revue des troupes.
Nous réintégrons notre chambre à coucher.
Vendredi 4 Février Quel événement, mon Dieu !
Que de souffrances en perspectives pour Maman et nous tous.
Mon beau père et Albert arrêtés !
Jules le domestique aussi !
Et ce, pour des fusils et un cahier de notes, enterrés dans le jardin de mes beaux parents et découverts par les soldats aujourd'hui même.
Relatons les faits par ordre.
Ce matin Maman était en visite chez nous près de Jean légèrement souffrant lorsque Alphonse arrive la figure bouleversée : " On a trouvé les fusils dit-il et papa est sous le coup d'une arrestation".
Nous sommes atterrés ! la pauvre Maman fait peine à voir.
Mon beau père heureusement averti à temps rentre bientôt chez lui où nous l'entourons et vers midi Haussmann, chef de la police allemande vient l'emmener.
A chaque coup de sonnette, je trésaille tant je crains l'arrestation de Jean. Nous attendons une perquisition qui ne se produit pas.
Ce soir Albert et Jules le domestique sont relâchés.
Samedi Maman et Albert vont voir le juge allemand mais n'obtiennent pas d'approcher Papa. Seule Léonie, la femme de chambre ou à son défaut une autre servante peuvent lui apporter ses repas et ce qui lui est nécessaire. De cette façon nous ne sommes pas sans nouvelles du pauvre Papa et nous communiquons avec lui par l'intermédiaire de ces braves filles.
Le jugement sera prononcé lundi. " Pas de peine de mort a dit le juge mais une sanction sévère ".
Toute la population de Menin est attérée, les visites se succédent chez Maman toute la journée. On prie pour notre prisonnier dans toutes les communautés de religieuses.
Et pas encore de perquisitions !
D'ailleurs nous nous sommes mis en règle mais je crois qu'il est heureux qu'on n'ait pas fouillé de suite chez mes beaux parents et que la Lys coule tout juste au bout du jardin.
Dimanche Albert propose un avocat. L'idée est acceptée et toute la journée et tous ensemble nous préparons la défense de Papa.
Les points principaux de cette défense sont ceux-ci :
Que le fait d'avoir caché un fusil démonté et d'ailleurs démuni de cartouches dans un jardin éloigné de chez lui de dix minutes au moins, fusil auquel le rattachait de vieux souvenirs de chasseur prouve bien qu'il n'y avait là aucune idée d'en faire usage.
Par l'intermédiaire de Léonie nous sommes en rapport avec mon beau frère. On glisse des billets dans les envois de vivres que l'allemand laisse passer. L'avocat allemand se rend près de son client, c'est un officier, avocat d'office.
Lundi C'est aujourd'hui vers 10 heures que Papa comparait en conseil de guerre .
Quelles sont notre anxiété, nos angoisses pendant cette affreuse matinée, est facile à concevoir.
Aussitôt le jugement, Maman et Albert sont autorisés à pénétrer dans la prison. Hélas, c'est pour apprendre que la condamnation infligée est de 18 mois de prison en Allemagne.
Papa toujours si courageux semble cette fois désemparé. A son age, 67 ans, une telle perspective est vraiment effrayante.
Mardi Profitant de l'autorisation qui nous est accordée, nous rendons tous visite à notre prisonnier. Papa très abattu au premier choc se reprend rapidement.
La pauvre Maman reste très affectée.
Aujourd'hui il est procédé à une visite médicale du futur déporté.
"Bon,
très bon", déclare le médecin qui pose à son client un interrogatoire en règle.
"Avez vous des poux ?" s'informe la sollicitude allemande.
Stupeur de Papa qui du même coup retrouve sa gaieté.
Le départ était fixé pour aujourd'hui mais nous avons adressé hier une supplique au Général Graf von Feld en logement chez M Schotten qui l'a ajourné à Jeudi.
Mercredi 9 Février Un avion laisse tomber une bombe à 200 m de la maison de Jules le domestique.
Les allemands parlent de rendre à Papa son "journal de la guerre". Le fameux cahier ou papa très librement contait et commentait les faits de chaque jour ne constituait pas paraît-il un délit n'étant pas destiné à la publicité.
De même on nous laisse et on laisse nos amis pénétrer dans la prison et visiter le condamné vers qui les témoignages de sympathie affluent venant de tous les partis politiques adversaires comme les autres.
Vers le soir, ce sont les adieux cruels pour la pauvre Maman d'autant plus que le juge ne nous a pas caché que le régime en cellule serait dur et sévère.
Jeudi Papa s'apprètait au départ. Son dernier repas apporté par un ordonnance complaisant de chez ma belle mère était expédié rapidement lorsqu'au dernier moment on vient l'avertir qu'il est ajourné à demain d'abord dit-on puis jusqu'au retour du recours en grâce.
Allons tant mieux ! Le coup sera amorti pour notre chère Maman.
Aujourd'hui nous sommes tous consignés chez nous. Les allemands procèdent à un recensement de la ville .
Noms, âges, professions, rein ne manque au questionnaire même pas l'état de fortune de chacun, que tous accomodent à leur fantaisie, bien entendu.
On bombarde Werwicq.
Samedi 12 février Le bombardement de Werwicq continue. On dit qu'il y a des morts et des maisons détruites. Ce soir d'effrayantes détonations se produisent. Geneviève malade et au lit dans ma chambre et Guite qui la veillait poussent des cris de terreur.
Dimanche On nous laisse jusqu'à présent la liberté de visiter Papa. Si bien que des parties de Whist s'organisent autour de la table du prisonnier qui de cette façon voit sans trop d'ennui s'écouler les heures.
Combat entre 7 avions alliés et 2 allemands.
Lundi Pendant notre visite à Papa cet après midi, arrive Haussmann qui nous met à la porte. Nous ne pourrons plus paraît-il voir Papa qu'à de rares intervalles.
Seule Léonie pourra continuer à apporter les repas de la maison. Cette bonne Léonie se met vraiment en quatre pour nous faire plaisir. Des que le repas est préparé dans son papier, elle trotte à toute vitesse vers la prison où ses plats arrivent encore bien chauds. Là elle fait son service très à l'aise dressant la petite table passant les plats tout comme à la maison.
Par elle nous ferons parvenir à Papa livres , revues qui lui tiendront compagnie.
La commandanture visite aujourd'hui l'usine s'étonnant que le travail y continue.
Un Officier vient aussi faire l'inventaire du papier brut à Halluin.
Ce soir, les troupes sont en alarme. Une attaque importante se déclanche au front dont les grondements violents du canon nous apportent l'écho.
Mardi L'attaque continue. C'est un vrai feu roulant d'artillerie que ponctuent quelques détonations plus effrayantes encore. La ville en est toute secouée. Passage de 50 prisonniers anglais et belges, nombreux blessés allemands.
Mercredi 16 Février Notre Julien qui transportait à Halluin quelques kilos de maïs pour les poules est arreté puis relâché, 2 heures après. On lui laisse son maïs.
Plus de peur que de mal.
Jeudi Toutes les maitresses de maison de la ville sont en courses ces jours-ci. Il s'agit de faire des provisions de café, chocolats, sucre, ces denrées étant menacés d'augmentation.
Le sucre se vend 1.30 le kg. On dit que l'autorité allemande interdit de le dénaturer.
Vendredi 18 février Interdiction nous est faite aujourd'hui d'expédier le papier par chemin de fer. Donc inutile de continuer la marche de l'usine puisque tout le travail de ces dernières semaines sera peine perdue.
Samedi. Prix des vivres à Lille :
- un oeuf 2 frs
- 1 kg de beurre 28 frs
-      viande 18 frs
-      pommes de terre 1,20
-      pelure de pommes de terre 0.30
Il est interdit ici de vendre des pommes de terres hors du comité
Nous en trouvons néanmoins 300 kg rentrés en cachette.
Dimanche Maman est autorisée par la commandanture à voir Papa cinq minutes sous la surveillance d'un soldat.
Lundi Les affiches portant la condamnation de mon beau père sont placardées sur les murs
Il est accusé de n'avoir pas livré un fusil à l'autorité allemande.
7 avions alliés survolent la ville.
Mardi Notre ration de pain devient de plus en plus petite, réellement insuffisante.
Le comité vend des pains supplémentaires , véritables pains de chevaux.
La farine blanche quand on en trouve est à 150 frs. Nous en achetons 100 Kg.
Mercredi Vu passer ces jours ci parmi les nombreux chargements de tables, lits en bois blanc pour le front, tout un camion de cercueils neufs. Le fait me dit-on n'est pas rare.
Vendredi La commandanture fait demander combien nous possédons de poules car elle exige une partie de la production d'oeufs.
Réponse : aucune !
Ce qui est faux mais nous les mangerons plutôt que de les déclarer.
Fête du roi de Wurtemberg, retraite aux flanbeaux, rues interdites.
Samedi 25 Un jeune homme de 17 ans, porteur d'un laisser passer est tué par une sentinelle allemande. Une erreur parait-il.
Maman toute désolée des mesures rigoureuses de la commandanture se décide à faire une requête près du juge du XIII corps . celui de l'affaire de Papa.
Ce juge d'une tout autre trempe que le trop fameux Ribbentrop lui accorde de suite l'autorisation d'une visite d'une heure et sans soldat.
Dimanche Jean et ses frères très contrariés de l'interdiction mise par la commandanture à l'expédition des papiers se risquent à faire portir en fraude une certaine quantité malheureusement et forcément minime. C'est par camion que voyagent les marchandises dont le prix a considérablement haussé. Réunion de famille après midi chez Juliette . selon l'habitude chacun apporte sa ration de pain , pain gris quasi noir et fleur de paille.
Lundi Les allemands auraient perdu 24 000 hommes sur le front d'Ypres depuis leur dernière attaque.
Mardi 29 février 1916 Combat ce matin entre avions alliés et allemands au dessus de la ville. Un avion français est obligé d'attérir . Les aviateurs sont indemnes . Des éclats de schrapnell tombent à notre porte .
Difficultés au comité avec les ouvriers qui trouvent le secours insuffisant.